13.E. Les échelles de gouvernance
William Twitchett a montré, en confirmation à beaucoup d’autres recherches, le passage des échelles territoriales du voisinage, du canton et du département à la commune, l’arrondissement /agglomération et région conviviale. Pierre Calame montre comment l’échelon des États n’est plus pertinent pour faire face aux défis de la planète : une subsidiarité active est nécessaire du local au global. Deux échelles nouvelles apparaissent : les régions à l’échelle des sous-continents (8,2 Mkm2) et les régions locales, que Pierre Calame appelle « Villes et territoires » [1], et que l’association Terre&Cité nomme « région conviviale ». Pierre Calame en appelle ainsi à la construction d’un réseau d’échanges entre « villes et territoires » [2] comme acteurs majeurs de la gouvernance, en remplacement des entreprises pour le XXIème siècle. Beaucoup d’ouvrages géographiques font le même constat. Citons la conclusion d’Henri Nonn, professeur à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, dans une publication de la Revue Géographique de l’Est : « Ainsi, nombre de travaux récents aidant, par leurs convergences ou par leur complémentarités, à éclairer problématiques et réflexions sur le thème des « territoires », leurs articulations et leur examen (embrassant passé, présent et prospective), permettent d’insister sur l’importance des territoires et sur leurs positionnements « dans des chaînages ». Les territoires sont tout à la fois les maillons essentiels et fragiles dans une démarche d’ancrage amélioré de la géographie à l’aménagement-développement, qui en France est passé de l’aménagement du territoire à l’aménagement des territoires »[3]. Il cite Pierre Calame et André Talmant (qui a été directeur régional de l’Équipement du Nord). Les chaînages qu’il évoque sont la subsidiarité active, c’est-à-dire le fait de traiter un problème à l’échelon le plus proche du terrain, et de ne pas traiter à une échelle supérieure ce qui peut être traité à une échelle plus locale.
Le tableau qui suit montre la recomposition en cours. C’est entre ces différentes échelles que s’applique le principe de subsidiarité active. Notons ici tout de suite qu’une grande confusion règne au niveau des échelles et des territoires. En effet, les quelque 195 États de la planète sont à toutes les échelles, depuis la plus petite (44 ha pour le Vatican) jusqu’à la plus grande (17 millions de km2 pour la Russie). La liste des états dressée au chapitre 15.A (extrait de l’annexe 11) montre que quarante et un états sont de la taille indicative de 32 000 km2 d’une région conviviale. Quarante États sont plus petits. Ainsi, près de la moitié des États ne dépassent pas la région « ville et territoire » (P. Calame). À l’autre bout de l’échelle, six États sont de la taille d’un sous-continent, avec une superficie supérieure à 3 millions de km2 (Russie, Canada, états-unis, Chine, Brésil, Australie). À l’échelle intermédiaire des 512 000 km2 (de 230 000 à 712 000 km2) se trouvent 41 États. Cette grande diversité oblige à inventer une démarche de gouvernance à partir des territoires pertinents, en lien avec les États, mais avec une participation directe à la construction d’une gouvernance mondiale. Les États sont plutôt appelés à favoriser le dialogue entre le public et le privé, et à veiller à une justice redistributive en face d’une mondialisation économique sans frein.
Notons que les échelles présentées ici sont compatibles avec l’exigence, rappelée régulièrement par Pierre Calame, de ne pas dépasser plus de 20 entités d’un échelon à l’autre, pour permettre une gestion efficace. Le chapitre 15.D. présentera une proposition de 21 régions macro-écologiques pour la planète. La France est présentée au chapitre 15.B. en 13 régions urbaines métropolitaines. L’Europe, conçue comme fédération de régions (chapitre 15.C.) pourrait comprendre environ 108 régions urbaines (ou conviviales).
Les constats de William Twitchett et de Pierre Calame se rejoignent: « L’État reste, et restera sans doute très longtemps, du moins pour des pays comme la France et la Chine où il est le produit d’une longue histoire, un outil majeur de gestion du bien commun, d’exercice de la justice et de la redistribution, de la délivrance d’importants services d’intérêt général, de la cohésion. Mais il est à comprendre et à situer dans une pluralité d’échelles de gouvernance : le local, le national, le régional, le mondial. Ces quatre échelles de gouvernance ne peuvent fonctionner l’une sans l’autre. (…) C’est aujourd’hui, au contraire, la coopération et l’articulation de ces échelles, selon le principe de la subsidiarité active, qui doit devenir la règle » [4].
Figure 13‑9 : Tableau des entités dans l’espace et le constat des tendances
(Source : intervention de William Twitchett au congrès du Caire, AIU, 2003).
13.E.1. L’émergence des régions (sous-continents et régions conviviales) comme échelles décisives de la gouvernance
La notion de région est bien souvent floue, peu précise, et il est parfois difficile dans les écrits géographiques de savoir si l’échelle de la région concernée est celle du sous-continent ou de la région locale autour d’une ville ou d’un « centre de référence ». L’analyse attentive permet de distinguer clairement deux définitions de régions :
13.E.2. L’échelle de la région macro-écologique à l’échelle des sous-continents (8,2 Mkm2)
Un consensus se fait jour autour de cette échelle. Plusieurs actions de la FPH lui sont consacrées. Citons par exemple :
« Envisager une rencontre internationale au niveau des grands bassins versants » [5].
Un peu partout dans le monde on cherche donc, notamment par des approches intégrées à l’échelle des bassins versants, à sortir du cloisonnement administratif et politique qui reste la marque dominante de la gouvernance, pour inventer de nouvelles modalités de gestion des eaux et des bassins versants.
L’eau, « don du ciel » et première condition de la vie ne peut être traitée comme un bien ordinaire, ce qui renvoie aussi à la question de l’effectivité des droits économiques et sociaux.
La question de la gestion intégrée de l’eau se pose à toutes les échelles mais les grands fleuves sont l’une des raisons les plus fortes de sortir d’une gestion purement nationale des ressources naturelles pour se mettre à l’échelle, transnationale, de leur bassin versant. La plupart d’entre eux, le Rhin, le Danube, le Niger, le Mékong, pour n’en citer que quelques-uns disposent déjà, au moins sur le papier, d’institutions de gestion transnationale.
C’est ainsi que la FPH défend l’idée que « la construction d’une gouvernance mondiale efficace suppose la constitution d’une vingtaine de grandes régions du monde, chacune dépassant 100 millions de personnes » [6]. Cette idée, également défendue par Terre&Cité, est explorée au chapitre 15.D. Ces régions macro-écologiques sont les cadres de référence pertinents et cohérents pour les territoires à une échelle locale (les régions conviviales). La FPH appelle cela « L’intégration régionale ». Elle explique : « Les tentatives de regroupement régional sont nombreuses. Il s’agit néanmoins dans la plupart des cas d’accords commerciaux régionaux visant à réduire les barrières douanières. Elles sont vécues par les populations comme de simples accessoires de la globalisation de l’économie. Apparaît en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie un désir de construire d’autres régulations, écologiques ou sociales à l’échelle régionale. Il n’en reste pas moins qu’à l’heure actuelle seule l’Union européenne, malgré la crise qu’elle traverse actuellement, constitue une tentative historique de dépasser pacifiquement les limites des États pour construire un ensemble humain fondé sur des valeurs communes et partageant un destin commun ». La notion d’ « intégration régionale » en Europe reste malgré tout orientée vers la disparition de toute barrière à la mondialisation, et la recherche d’intégration sociale vient en second, subordonnée aux impératifs économiques. L’Europe reste le témoin de la construction régionale à cette double échelle sous-continentale et locale (échelle conviviale de la « ville et son territoire »).
13.E.3. L’échelle de la région conviviale : « la ville et son territoire »
En octobre 2005, le forum organisé par FPH à Nansha, près de Canton, en Chine, sur les relations entre la Chine et l’Europe, a consisté essentiellement à présenter au public chinois l’histoire et les défis de la construction européenne[7]. Il inaugure, par l’écho qu’il a rencontré, un nouveau mode d’action : susciter directement le dialogue entre régions du monde et réfléchir aux leçons qu’il est possible de tirer, pour chaque région, de la construction européenne. FPH insiste aussi sur l’importance des réseaux internationaux d’échange entre les villes, la ville étant entendue inséparable de son territoire [8]. Une lecture attentive montre bien qu’il s’agit de deux niveaux de rencontres : la région « sous-continent » et le territoire pertinent autour d’une ville.
La notion de « convivialité » permet de s’écarter résolument d’une dégradation des territoires en « espaces » caractérisés par une distance, une métrique séparée des relations entre les sociétés (entendues au sens large : minérales, végétales, animales et humaines, c’est-à-dire l’ensemble du champ géographique, sans cloisonnements disciplinaires). Convivialité ou « vivre ensemble » fait appel à une notion transversale et relationnelle des sociétés. Là encore, cette évolution est soulignée par Michel Serres, qui insiste sur le rôle de la philosophie (notre partie II …) dans cette évolution : « La philosophie a donc pour tâche de réexaminer tous ses anciens concepts comme : le sujet, les objets, la connaissance et l’action … tous construits au long des millénaires sous condition de découpages locaux préalables ; en ceux-ci, se définissait une distance sujet-objet, le long de laquelle jouaient connaissance et action. La mesure de cette distance les conditionnait[9]. Découpage local, distance, mesure, toute cette mise en scène des théories et des pratiques se défait aujourd’hui, où nous passons sur un plus grand théâtre » [10]. La notion de région n’échappe pas à cette remarque. Le « plus grand théâtre » est celui de l’importance de la société civile pour l’organisation et la gouvernance des territoires, l’importance des valeurs partagées, du sentiment d’appartenance à une même communauté de destin et à un même territoire de responsabilité écologique.
L’AIU (Association Internationale des Urbanistes) propose déjà un tel réseau d’échange entre régions du monde dans ce sens-là, et l’association Métropolis a déjà mené depuis 2005 une enquête sur les quelques 400 métropoles identifiées par l’ONU en distinguant quatre échelles de territoires : ces échelles se recoupent de façon étonnante avec les éléments de référence du tableau qui suit. Ces éléments sont présentés ci-après chapitre 13.F. p.415. Ce type de comparaisons rendu possible entre « villes et territoires » est également une réponse aux vœux formulés par Geneviève et Philippe Pinchemel [11].
Ce choix de s’ouvrir aux comparaisons et à la généralisation explique le mode d’approche spécifique de la région potentielle « Entre Vosges et Ardennes », comme exemple pour d’autres régions d’Europe, voire d’autres régions du monde : on y privilégie l’étude selon les critères de la région en se posant les questions que tout territoire se posera. Seules les réponses sont spécifiques. C’est autour des questions et des défis que le dialogue, l’échange d’expérience et la généralisation seront possibles : c’est ainsi que s’articuleront le local et le global, le particulier et l’universel. Ce sera l’apprentissage d’une diversité dans l’unité.
13.E.4. Les cercles de référence de base :
Le point de départ de la réflexion sur les échelles se trouve dans la thèse de W. Twitchett, suivant le tableau synthétique suivant :
Figure 13‑10 : Les cercles de référence dans la thèse de William Twitchett (1995)
Les trois cercles de comparaison utiles pour le dialogue entre des territoires éloignés correspondent aux 3 échelles privilégiées de la vie régionale. Celles-ci sont les suivantes :
Figure 13‑11 : Les cercles de comparaison et d’évaluation et de prospective (W. Twitchett)
Le tableau qui suit est un prolongement du travail de William Twitchett dans sa recherche d’un cadre d’évaluation des potentialités, d’analyse et de comparaison des différentes régions du monde. La même démarche qui l’a conduit à partir de chiffres de pays et de régions qui soient un chiffre rond (125 km2, 2 000 km2 et 32 000 km2) peut être prolongé dans les plus grandes tailles et les plus petites. Une multiplication du rayon par 4 multiplie la surface par 16. Cet outil est appelé de ses vœux par beaucoup de géographes, dont Geneviève et Philippe Pinchemel (2003) . Les chiffres exacts, « mathématiques », sont donnés ci-dessous. Les chiffres arrondis utilisés pour un usage courant qui se retiennent bien sont indiqués en gras.
Figure 13‑12 : Cercles d’accessibilité privilégiée, ou échelles des espaces de vie de l’homme
Ces distances et ces surfaces ne sont pas des normes : elles sont des échelles de références pour l’analyse, la comparaison des régions sur l’ensemble de la planète, et l’évaluation des potentialités de ces régions. Elles sont des échelles où l’on observe le côté fractal des dynamiques (ou « cycles de gouvernance » pour utiliser les termes de Pierre Calame). Ce n’est pas un « système », c’est un ordre de grandeur pédagogique, qui a une valeur méthodologique. C’est entre ces échelles que s’applique le principe de subsidiarité active, c’est-à-dire le double mouvement d’ « en-bas » (la communauté et ses représentants locaux) et « d’en haut », c’est-à-dire la Nation, incarnée par l’Etat. « A travers la gouvernance, des communautés plurielles s’instituent, depuis l’échelle du voisinage jusqu’à celle de la planète » [12]. Cette formulation est une autre façon d’exprimer le caractère des sociétés structurées aux différentes échelles de la pensée organique.
Figure 13‑13 : Les « coquilles de l’homme » : détail des échelles de processus territoriaux
Ces distances et ces surfaces ont donc un caractère pratique pour le dialogue entre régions : elles sont basées sur le corps de l’homme et les conséquence de sa prise en compte dans l’espace. Elles doivent être mises en contraste avec les situations locales considérées.
Nous pouvons citer à l’appui de ces échelles de référence le cadre de réflexion nationale sur les politiques urbaines futures de Royaume-Uni, présenté dans le livre blanc Urban Task Force Report.
Figure 13‑14 : Urban Task Force Report : un exemple des cercles du
« vivre ensemble » des hommes (Source : Ariella Masboungi, Un urbanisme des modes de vie)
Au Royaume-Uni, le livre blanc Urban Task Force distingue les distances suivantes :
- 0-250 m : la proximité immédiate (école, médecin, commerce, …)
- 450 à 650 m : le quartier (centre de quartier, bureau de poste, …)
- 600 m à 6 km : la ville (sport, bibliothèque, clinique, centre d’arrondissement, …)
- 4 à 20 km : l’agglomération (stade, cathédrale, hôtel de ville, théâtre, …)
La référence est le corps de l’homme et ses activités. Citons également la description de la mésoterritorialité (2 000 km2) et la métroterritorialité (125 km2) évoquées par Guy Di Méo et Pascal Buléon dans L’Espace social . Pierre-Yves Le Rhun propose également des échelles équivalentes [13].
Cette démarche est beaucoup plus simple que celle de Le Corbusier dans son ouvrage Le Modulor 1 & 2. Elle a une visée pratique et pédagogique alors que Le Corbusier a une visée scientifique : il trouvait dans la nature les mesures de son « Modulor ». Il a déposé un brevet. Il a toute sa vie conservé dans sa poche le mètre ruban du Modulor pour accroître tous les jours ses observations. Il serait intéressant dans des approfondissements futurs de faire le lien avec sa recherche.
Le schéma (fig. 13-14) qui suit présente l’intérêt des trois groupements pédagogiques d’échelle :
- Le premier groupement est celui des cinq « échelles de l’intimité », de « l’empreinte » (125 mm2) jusqu’à la pièce (7,5 m2)
- Le second groupement d’échelle est celui des cinq « échelles de proximité », du foyer (125 m2) au quartier ou petite ville (7,8 Mm2 ou 780 ha)
- Le troisième groupement d’échelle est des cinq « échelles des territoires », qui vont de la ville (125 km2) au sous-continent (8,2 Mkm2)
L’intérêt est d’assimiler dans sa compréhension quotidienne des événements que le rapport d’échelle de l’empreinte à la pièce est le même que le rapport du logement au quartier, que le rapport de la ville au sous-continent, et le rapport de la Terre à un peu plus loin que la Lune. La référence à la Terre introduit à une pensée en volume, et non plus seulement en surface. Ce rapport est de 256 (162) pour les distances, et de 65 536 pour les surfaces. Les cartes et les maquettes aident à ce passage d’échelle et au raisonnement multiscalaire.
Figure 13‑15 : Les trois principaux groupement d’échelle : l’intimité, la proximité et les territoires.
13.E.5. Intérêt des cercles de référence pour les comparaisons
Les cercles de référence sont l’outil de la relation, de la communication entre des réalités disparates ayant une expression graphique disparate. Les cartes sont à des échelles différentes, les frontières aussi. Le site, comparé à d’autres sites à la même échelle, est en définitive la meilleure référence. L’homme, à travers son histoire, vient s’inscrire dans un site. Au sein des activités humaines, les activités économiques prennent progressivement plus d’ampleur. Elles s’emboîtent dans cet ordre, et les cercles de référence font émerger la réalité humaine de la réalité des sites, et dans les ensembles urbains font émerger les établissements humains, et parmi les établissements humains, les établissement économiques. Le sujet émerge du monde. L’activité économique est le fruit de la créativité du sujet en harmonie avec la nature. Tel est l’ordre de la pensée organique. C’est l’ordre inverse de l’hypermodernité décrite par François Ascher, même si, bien sûr, au croisement des deux démarches, des vérités communes apparaissent. C’est l’orientation qui distingue alors les démarches et le sens… l’orientation de la démarche est signification.
Cette inversion est la même que celle de l’attention portée dans une phrase soit sur le sujet et les attributs (hypermodernité), soit sur le verbe (pensée organique). « L’urbaniste imagine une zone industrielle » : la relation qui lie l’urbaniste (et son client) aux espaces industriels créés est l’imagination. Le verbe porte le sens. Le verbe réalise la valeur, alors que le sujet et l’espace industriel matérialisent la valeur. L’attention dans les deux cas ne se porte pas dans la même direction. On retrouve la distinction d’Ivan Illich citée plus haut [14]. André Gounelle exprime cela très clairement dans son ouvrage sur le dynamisme créateur en prenant l’exemple de « Pierre sent une rose » [15].
Ainsi, de la région conviviale (entendue comme le site urbain en tant que région, territoire régional) émerge la société conviviale (le site urbain en tant que région de vie quotidienne et hebdomadaire). Et de la société conviviale naissent les outils qui rendent efficace la créativité de l’homme en société. L’évolution de la bonne gestion de la maison de l’homme à l’économie industrielle est celui du mot même d’économie (Rey, Dictionnaire à la rubrique Economie ). Ici encore, l’étymologie et l’histoire du mot économie indiquent le sens de l’émergence de la réalité économique de l’homme (l’origine est oikos, la maison, l’espace domestique) à l’outil d’appui de son existence, et non de l’homme au service de l’économie. L’économie n’est pas au cœur de la vie, comme pourrait le faire croire une fausse interprétation du schéma des trois cercles des dimensions : elle émerge de la vie, elle en est une petite partie, elle y est insérée, emboîtée, reliée de manière incontournable. L’oubli de cet emboîtement et du sens de cet emboîtement conduis aux désordres de la planète.
La région conviviale est l’échelle de conjugaison de l’attention portée à la société (mondialisme -émergence d’une communauté politique internationale-) et à l’économie (mondialisation -émergence d’un marché économique planétaire). Elle permet d’incarner une philosophie nouvelle. Une attention portée à cette échelle suppose « une nouvelle conception et une nouvelle place des États nationaux », et de « reconsidérer leurs relations avec les territoires qui les composent » [16]. Par bien des côtés (échelle pertinente pour les écosystèmes, ressources en eau, les sociétés et les hommes dans leur vie quotidienne), la région conviviale apparaît comme une brique de base de la gouvernance de la communauté politique mondiale en émergence. Elle peut équilibrer les forces de créativité destructrices de la mondialisation avec les forces de créativité structurantes des sociétés, la notion de société allant du minéral, végétal, animal à l’homme (absence de séparation de la nature et de la culture, absence de dualisme).
13.E.6. Échelle de proximité de 125 km2
L’échelle de proximité correspond à une surface de 125 km2 (rayon de 6,3 km env.) qui est celle des relations sociales ordinaires, quotidiennes. C’est l’échelle de déplacement à pieds, en deux roues, ou transport urbain dense en site propre. C’est la commune, ou la ville. La ville ne disparaît pas, contrairement à ce qu’annoncent de nombreux ouvrages : elle a sa pertinence à cette échelle spécifique. Elle propose un centre, un espace de rencontre, de face à face, de lieu d’exercice de la démocratie qu’aucune technologie ne pourra remplacer, si la référence reste bien le corps de l’homme.
13.E.7. Échelles d’agglomération de 2 000 km2
Cette échelle correspond à une surface de 2 000 km2 (rayon de 25 km env.). C’est l’échelle maximum d’un réseau de transport en commun dense, type RER, métro ou service de bus dense. C’est le territoire d’une agglomération, ou d’un pays / arrondissement. En secteur rural, c’est l’échelle de rayonnement d’une petite ville (Neufchâteau, Remiremont) et en secteur urbain, c’est la reconnaissance des agglomérations morphologiques (Moriconi-Ebrard, 1994 & 2000).
13.E.8. Échelle des 32 000 km2 ; sentiment d’appartenance et responsabilité. Émergence de l’échelle « C » indicative de 32 000 km2
L’échelle de la région conviviale, 32 000 km2 (rayon de 100 km env.) permet d’optimiser l’analyse, d’apprécier l’évaluation des potentialités et de dresser des comparaisons. À cette échelle territoriale, en 2006, la région Midi-Pyrénées a 2,76 millions d’habitants, Paris en compte 11,46 millions, et les Pays-Bas 16,23 millions. Les travaux de William Twitchett font alors apparaître les critères pour une région conviviale, qui sont dans sa percutante, et décisive intervention du Congrès du Caire en 2003. Une typologie des régions conviviales peut alors être proposée pour la planète, dans le prolongement des premières propositions de William Twitchett au Congrès de Genève en 2004. L’analyse concerne la vie quotidienne, hebdomadaire, l’accès aux sites de loisirs. La méthode balaye l’environnement, le bâti, les infrastructures (relations avec le monde extérieur, recouvrements, interférences de responsabilité).
La dynamique territoriale mesurée à l’échelle de la région conviviale passe par le corps de l’homme, dans toutes ses dimensions, ou milieux : corps personnel, corps social, corps spatial. L’importance du corps de l’homme ne sera jamais trop soulignée pour sortir des dualismes, des oppositions, et du concret mal placé. L’homme, à travers son corps travaille, vit en société, se ressource dans la nature (A. Frémont, Guy Di Méo) Les réalités de la dynamique sont les composantes de la gouvernance territoriale de Pierre Calame. Le procès est l’explicitation des relations au sein du « système de relations ouvertes » [17] qu’est le territoire. La pensée organique montre que cette dynamique est celle même des entités ultimes de la nature, les entités actuelles. Dès lors, la réalité en géographie ne se pense plus en termes de conflit, de limites, d’oppositions, de contradictions (J-P. Paulet, p.123) mais d’appartenance, d’inscriptions entrelacées, de solidarités, de relations, de confrontations – au sens originel de « déterminer par un face à face » ou de « comparer » (A. Rey, DHLF, p.848). Ce passage de l’un à l’autre est pour nous le passage de l’hypermodernité à la transmodernité (voir le chapitre 12).
La région conviviale est l’espace maximum où l’homme peut conserver un sentiment d’appartenance à une même entité humaine et naturelle à travers ses activités quotidiennes (travail), hebdomadaires (équipements, services), mensuelles (détente, loisir, accès à la nature). Elle est « l’espace domestique où s’organisent des relations, si possible contractuelles, entre différentes catégories d’acteurs » [18]. Elle est l’échelle de construction d’une nouvelle gouvernance mondiale, dans sa double dimension sociétale (mondialisme) et économique (mondialisation) [19].
C’est l’échelle où la notion d’obligation écologique et de prise de responsabilité dans cette zone d’accessibilité est optimum : gestion des ressources en eau, équilibre avec la nature, gestion des ressources minérales et végétales, etc. La région dans ce sens est une « mini-planète », un lieu d’articulation du local et du global.
L’expérience montre que la taille « maximum » d’une telle région est de l’ordre de 32 000 km2, ce qui correspond à un territoire qu’il est possible de parcourir en une journée (rayon d’environ 100 km). Cela permet de conserver un sentiment d’appartenance. Cette remarque est à ajuster en fonction des moyens de transports possibles, de nouvelles technologies et de la densité des mouvements pour le grand nombre. Il est à tenir compte aussi des régions exceptionnelles, notamment désertiques, ou hors oekoumène (voir Ch. 15.C.). Etienne Julliard insistait sur cette dimension « maximale ». Il explique que si nous mettons à part quelques villes « mondiales » qui dépassent largement la fonction d’une capitale régionale [20], « il semble qu’un rayon de 100 km soit un maximum au-delà duquel les temps de déplacement deviennent excessifs et s’estompent à l’excès le sentiment d’appartenance à une région donnée. (…) Ils supposent qu’au-delà de 50 km, la capitale régionale soit relayée par une couronne de centres satellites, qui rayonneraient chacun sur 25 km environ au maximum » [21]. Etienne Julliard apporte ainsi beaucoup d’éléments justificatifs à travers toute la publication des échelles de l’ordre de grandeur des 2 000 km2 et des 32 000 km2. Il ne s’agit pas de normes, mais d’un outil de comparaison entre des territoires différents, pour faciliter le dialogue et la compréhension entre régions. Les régions conviviales peuvent devenir « un acteur social majeur du XXIème siècle » [22].
Curieusement, les travaux plus récents de François Moriconi-Ebrard (1994, 2000) reconnaissent les trois échelles approximatives de 125 km2, 2 000 km2 [23] et 32 000 km2, mais la caractérisation de la région semble moins assurée : il parle de « tiers espace » (et cite Giraud & M. Vanier, 2000) et d’un « nouveau paradigme » qui « réside dans le fait que l’aire métropolisée intègre dans son territoire un nouveau type de citoyen » [24]. Pourtant, les statistiques qu’il présente ainsi que les travaux de l’association Métropolis, présentées ci-après, permettent de proposer la notion de région morphologique.
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Notes :
[1] Pierre Calame, Le développement durable des villes et des territoires, Conférence au Congrès de l’Association des Maires de Chine (23-24 juin 2001), nomenclature ETA31, ETAT66, 7p. Après avoir listé l’accroissement des pauvretés et de la violence dans les villes, Pierre Calame emploie prés de 10 fois l’expression agrégée « les villes et les territoires », rejoignant par là l’intuition de la région urbaine ou région conviviale (pour ne plus distinguer urbain ou non urbain et ne pas faire de ségrégations). Ce texte est repris dans La démocratie en miettes. Pour une révolution de la gouvernance, ECLM 2003, (voir p.282c).
[2] Cette expression représente selon nous l’intuition que la ville ne peut pas être séparée de son territoire, ce qui est la définition d’un site urbain, ou région urbaine. La notion de région conviviale cherche à éviter la dichotomie entre urbain et rural d’un coté et les approches géographiques trop éloignées de la recherche d’un « vivre ensemble » avec sa part d’irrationnel et de symbolique.
[3] Henri Nonn, Revue géographique de l’Est, tome XL, 4/2000, p.175-180, « Déclinaison sur la recomposition des territoires dans le cadre français », p.179-180. Il cite notamment dans sa note 14 de la page 179 Pierre Calame et André Talmant : « un impératif catégorique de la gouvernance : concilier l’unité et la diversité », in Coll (1997) L’État au cœur. Le Meccano de la gouvernance, Ed. Desclée de Brouwer.
[4] Pierre Calame, « La contribution de l’Union Européenne au débat international sur la gouvernance », Synthèse FPH, 20 Mars 2006, 14 pages, bip 2898, placé en annexe 02b.
[5] http://www.fph.ch/fr/actions.html?tx_fphfiches_pi1%5BactionId%5D=44cHash=67b05d423d
[6] Cette idée est développée dans l’action stratégique thématique « Intégration régionale » à l’adresse suivante : http://www.fph.ch/fr/strategie/thematique/integration-regionale/theme-integration.html.
[7] Ibid
[8] Voir le texte de 7p. rédigé le 5 juin 2001, codifié ETA31/ETA66, écrit par Pierre Calame pour la Conférence du Congrès des Maires de Chine des 23 et 24 Juin 2001.
[9] Voir les exemples frappants de Michel Lussault pour le XVIIIème siècle dans L’Homme spatial, 2007.
[10] Michel Serres, Retour au Contrat naturel, BNF, 2003, p.15.
[11] Geneviève et Philippe Pinchemel, Géographes : une intelligence de la Terre, Éditions Arguments, 2005, p.176. . Il exprime à propos des études de type monographique : « La géographie générale n’y trouve pas son compte, parce que l’étude monographique ne débouche pas souvent sur des recherches comparatives, parce que trop de thèmes y sont abordés (…). La géographie régionale se limite, de son côté à une collection de tableaux régionaux. Il invite à généraliser et amorcer des comparaisons ».
[12] Les principes de la gouvernance pour le XXIème siècle, Cahier de propositions coordonné par Pierre Calame, disponible sur www.alliance21.org (rubrique propositions puis gouvernance).
[13] Institut de Recherche du Val de Saône-Maçonnais, Colloque Territoires institutionnels, territoires fonctionnels, Maçon, 25 et 26 septembre 2003, Communication de Pierre-Yves Le Rhun « Le respect des territoires, principe de base d’une organisation régionale démocratique » (à partir de l’exemple de la France de l’Ouest).
[14] Illich, La convivialité, p.28.
[15] André Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu : essai sur la Théologie du Process, Éd. Van Dieren, Paris, Juin 2000, page 36.
[16] Pierre Calame, Repenser la gestion de nos sociétés, 10 principes pour la gouvernance du local au global, Ed. CLM, p.18a.
[17] P.Calame, ibid, p.20a.
[18] P. Calame, idid, p.20a.
[19] Voir la distinction en partie II, chapitre 11.B.4.
[20] Etienne Juillard, La « région ». Contributions à une géographie générale des espaces régionaux, Éditions Orphys, Paris, 1974, 230 p. Il classe Paris dans ces villes mondiales et propose pour Paris un rayon de 200 km. Mais une ville internationale justifie-t-elle vraiment une telle centralisation ? Londres, ville internationale est insérée dans une région de 20 millions d’habitants… dans une région de 39 000 km2, de rayon peu supérieur à 100 km. Que penser de Tokyo, 40 Mhab sur un territoire exigu ? Ce point est analysé au chapitre 14.B.1.1. page 441.
[21] Ibid. Voir notamment « Divisions administratives et régionalisation économique (pays non socialistes) » p. 175-186 ; « La géographie et l’aménagement régional » ; « Dimensions spatiales et démographiques de régions de développement en Europe occidentale » p. 201-205. La citation est de la page 202.
[22] P.Calame, ibid, p.21b.
[23] François Moriconi-Ebrard (2000), p.40c. Il propose comme critère d’agglomération morphologique à cette échelle le seuil de 2 millions d’habitants.
[24] François Moriconi-Ebrard (2000), p.98b.