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13.A.1-2. R.Debray & P.Calame

13.A.1. Convergences avec l’approche de Régis Debray

Il est étonnant de constater la convergence de pensée d’A.N. Whitehead avec Régis Debray dans Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion » [1]. Cette convergence a déjà été signalée p.335 à propos des sociétés personnelles. Il explique que pour passer du « je » au « nous », que ce soit d’un point de vue social, politique, ou religieux, on retrouve toujours les quatre mêmes gestes ou opérations fondatrices et fondamentales suivantes :

« 1/ D’abord tracer une frontière, délimiter une enceinte, inventer une membrane -physique ou morale- afin de distinguer un dedans et un dehors (ceux qui « en » sont de ceux qui n’en sont pas),

2/ Ensuite, vous donner une origine, soit un père de convention (un Abraham ou un Jacob), un événement (la fondation de Rome ou le baptême de Clovis), un idéal (liberté, égalité, fraternité), un totem (Lénine ou mao), un principe suprême (la constitution américaine), soit une ascendance qui permet aux membres d’un tel groupe naissant de se reconnaître et par laquelle ils feront alliance, en se démarquant des autres loyautés concurrentes.

3/ Puis, il vous faudra doter votre groupe d’une filiation, d’un récit, d’une généalogie, peu ou prou imaginaires, susceptible de raccorder les hasards de l’existence à ce signe premier de ralliement.

4/ Et enfin, établir une hiérarchie interne, une liste plus ou moins officielle ou réglée de préséances, avec un dignitaire ou un chef de file, des adjoints, ou des acolytes et des membres ou fidèles tout courts, seule façon d’assurer un minimum de cohésion interne, et pour l’avenir, une transmission [2] possible.

Ces gestes viennent ensemble, l’un implique l’autre, il n’y a pas de priorité. En tirant un fil, vous tirerez tous les autres» [3] .

Voici le schéma dessiné synthétique et concentré correspondant :

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Figure 13‑3 : Les 4 gestes qui constituent une société par Régis Debray (2005)

C’est ainsi qu’il définit « le processus de construction imaginaire d’un nous à partir d’un chaos colloïdal » [4]. Outre le fait qu’il qualifie lui-même les 4 gestes de processus, on retrouve sans qu’il soit besoin désormais de le préciser tous les caractères du procès organique. L’intérêt de Whitehead est de fournir l’explication au sein de la nature et de l’ensemble des sociétés (minérales, végétales, animales, humaines), et pas seulement de la société humaine. Ces 4 gestes sont le cœur de l’ingénierie associative  [5]: ils constituent ce que l’on peut appeler l’inconscient politique de l’humanité. Ils permettent de faire le passage d’un tas à un tout, d’un chaos à un cosmos, d’un citadin à un citoyen, d’une agglomération à une Cité, d’un agrégat de peuples désunis à une nation.

Pour établir le lien avec l’approche organique, le 3ème geste et le 4ème geste doivent être inversés (Régis Debray précise qu’entre ces gestes « il n’y a pas de priorité » [6]). En effet, c’est au moment de la phase c que les caractéristiques déterminantes (l’héritage) sont transmises (avec ou sans nouveauté) pour une détermination en phase d. C’est au moment de la transition que l’histoire se crée, et qu’une filiation est engendrée. Ces quatre opérations sont résumées dans le schéma ci-joint :

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Figure 13‑4 : Les 4 gestes qui permettent le passage du « je » au « nous » (Source : Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005, p.77-78)

Ces 4 gestes qui font la société (l’émergence, l’héritage, la transmission et la filiation) pourraient être appelés le procès de fondation. Ce procès part d’une intuition partagée, à laquelle adhèrent les membres du groupe ou de la société considérée. Ce lien quasi-génétique entre les membres devient un héritage qui est transmis au sein du groupe. Cet héritage assure une cohésion interne, permet une filiation des membres et une inscription historique du groupe ou de la société.

On voit de quelle façon il n’est pas possible de dissocier la géographie de l’histoire, le territoire de la société qui la porte, le politique du social, et le mondialisme de la mondialisation. Il convient de noter aussi que la frontière est de l’ordre du flux entre un dedans et un dehors : elle n’est donc pas obstacle, mais condition de l’ouverture. Il faut une société (un « nous autre » -mondialisme-), pour s’ouvrir à l’autre, et échanger (flux de la mondialisation). Il n’y a pas le marché d’un côté, et la société de l’autre qui « bloquerait ». Au contraire, la société permet, rend possible et « s’ouvre ». C’est pourquoi il y a une économie de marché, mais pas de société de marché. C’est pourquoi aussi dans la société européenne émergente, l’Europe économique ne pourra pas se développer sans l’Europe politique et sociale. Non seulement elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais elles sont nécessaires l’une à l’autre.

Cette analyse de Régis Debray peut surprendre, de la part d’un homme réputé pour être le théoricien de la révolution, et emprisonné en Bolivie de 1966 à 1970 pour ses écrits. Il est devenu le théoricien des religions, car il a constaté un processus universel dans la construction et la vie des sociétés humaines. Son langage peut paraître excessif, un brin satirique : il n’en reste pas moins qu’il énonce des faits incontournables, des « faits têtus » (James). Il ne dit rien de leur contenu, bon ou mauvais, totalitaire ou progressiste : il explique le fonctionnement du processus, c’est tout. Les valeurs qui sont en jeu sont un autre débat : les « valeurs » « profit », « compétitivité » et « rentabilité » animent la mondialisation, la valeur « respect des minorités » [7] anime la démocratie européenne, et la valeur « la race aryenne » a animé le totalitarisme nazi. Pour éviter tout sectarisme ou tout totalitarisme, c’est à l’œuvre notamment d’Hannah Arendt et de Cornélius Castoriadis qu’il faut se référer. L’important pour l’objet de la thèse est de comprendre le mécanisme de l’intuition qui permet à une société de se construire et d’avancer. Cette intuition fonde l’action. On peut parler de « système social de fondation, basé sur une intuition ». Cette formulation est plus claire que « système démocratique » . C’est l’intuition de la démocratie qui la fonde et cette intuition partagée devient filiation. L’intuition passe de « l’ontologie à la responsabilité », selon l’expression de Michel Serres [8]. Pour l’Union Européenne, comme nous l’avons indiqué plus haut, le « respect des minorités » en est une. L’intuition de la présente thèse est celle d’une convivialité possible pour les régions du monde.

Au niveau régional, seul un équilibre simultané entre la consolidation de la société et son ouverture aux échanges interrégionaux peut porter fruit. Tous les textes explicatifs sur l’intégration européenne l’expriment… mais en repoussant à plus tard l’Europe sociale et politique, et par conséquent aussi, des régions fortement structurées socialement et politiquement. Une certaine confusion règne entre les notions de compétition et de coopération. Jacques Delors, dans la Charte de « Notre Europe » essaye de les conjuguer… mais l’économique prime. William Twitchett parle d’équilibre et de « saine compétition ». La région de Barcelone, à fort dynamisme économique, l’exprime clairement en sollicitant ce double mouvement,

  • le mouvement économique au sein de l’Eurorégion Midi-Pyrennées/Languedoc-Roussillon/Aragon/Catalogne,
  • le mouvement d’autonomie -sociétal et politique- au niveau de la Catalogne [9].

Les exemples pourraient être multipliés. En ce qui concerne la région « Entre Vosges et Ardennes », étudiée plus loin, le même constat sera fait. Le document Vision d’avenir 2020 place dans le long terme « l’apparition d’une société citoyenne active participant à la conception et à la direction de la Grande Région » [10], « une société citoyenne et solidaire, une société profondément attachée à sa région européenne » [11]. Pourtant il est fait le constat que « La Grande Région ne réunit pas certaines conditions essentielles permettant de coordonner ses capacités de manière systématique et de les mettre en commun ; il est même difficile d’envisager une promotion de la science qui soit stratégiquement orientée sur la Grande Région » [12]. L’explication proposée découle de l’analyse des chapitres qui précèdent : on ne peut isoler un des quatre éléments du procès territorial, ou le reporter à un avenir plus lointain. Vouloir privilégier le flux sur l’héritage est consumer l’héritage, le mettre en danger. Le péril donne un caractère encore plus urgent à l’amplification du flux. L’issue semble être la consommation généralisée, et « l’abandon de privilèges ». Est-ce si sûr ? La structure du réel, mise en évidence dans le procès semble indiquer le contraire : seul un héritage assumé, consolidé, enraciné dans l’histoire et transmis permet simultanément l’ouverture et l’échange. Le commerce a toujours été facteur de développement, et l’enracinement social permet d’inventer des formes de redistribution de richesse. C’est l’axe de recherche choisi pour une contribution à la société régionale « Entre Vosges et Ardennes ». L’approche de Régis Debray ouvre à l’approfondissement de la notion de frontière et de centre pour préparer les analyses qui suivent.

13.A.2. Convergence avec l’approche de Pierre Calame

C’est à ce point de nos recherches qu’apparaîssent pleinement la convergence d’approche avec Pierre Calame et ses travaux sur la gouvernance.

Le fil directeur du « lac suisse » détaillé dans la présente thèse au chapitre 2 [13] a été effectivement suivi jusque dans les composantes de la légitimité de la gouvernance énoncées dans Repenser la gestion de nos sociétés [14]. Ces composantes correspondent aux critères des sociétés organiques :

  • « La communauté est consciente d’elle-même, de l’importance des interdépendances en son sein et avec l’extérieur, et elle ressent clairement le besoin d‘établir des régulations assurant sa cohésion, sa survie, son épanouissement »: c’est l’insistance sur les relations internes, génétiques entre les membres, les préhensions,
  • « Les systèmes de régulation reposent sur un socle éthique, des valeurs et des principes communs reconnus par tous »: ce sont les caractéristiques déterminantes du groupe, ou héritage, avec la valorisation qui va des préhensions physiques aux préhensions conceptuelles,
  • « Les méthodes mises en œuvre sont pertinentes, évaluées et sans cesse perfectionnées. »: la pertinence est expliquée en terme de bien commun, de transparence des objectifs poursuivis [15], et de subsidiarité active. La pertinence est ce qui rend compte de la filiation au socle éthique commun, et de la transmission adéquate de l’héritage.

L’apparente difficulté du vocabulaire de Whitehead permet ici paradoxalement une simplification de la compréhension des éléments-clés de la gouvernance à toutes les échelles, du micro au macro. Whitehead étend le « micro » jusqu’aux éléments ultimes de la nature, ce qui permet de supprimer tout dualisme entre l’homme et la nature, objectif-clé de la Fondation pour le Progrès de l’Homme dans tous ses travaux. La mise en évidence de réalités ontologiques présentes dans toute expérience permet de formuler les concepts valables dans toutes les cultures, et de prolonger le dialogue entre les civilisations. L’objectif de la Fondation de conjuguer l’unité et la diversité correspond au déchiffrage des 3 premières catégories d’obligation (CO)  : la catégorie de l’unité subjective -CO1 [16], Identité objective -CO2- Diversité objective -CO3- [17]). Le travail sur le « socle éthique » correspond à la conjugaison des 3 catégories d’obligations suivantes (Évaluation -C04-, Réversion -CO5- ; Transmutation -CO6-). Au fur et à mesure des prises de conscience se conjuguent les 3 catégories suivantes : l’harmonie -CO7-, l’Intensité subjective -CO8- et la liberté -CO9-. Whitehead est parti du réel pour son analyse. Pierre Calame, dans sa confrontation permanente au réel, exprime les mêmes catégories, avec des mots différents. N’aurait-on pas dans la pensée organique des éléments importants du nouveau mode de pensée pour le XXIème siècle appelé de ses vœux par la Fondation ?

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Notes :

[1] Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005, 158 p.
[2] Nous soulignons le terme transmission utilisé par R. Debray au lieu du terme hiérarchie, qui ne concerne, d’après son propre propos que le court terme, au lieu du long terme, de l’avenir par transmission.
[3] Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard 2005, p.77.
[4] Debray, 2005, 78b.
[5] Cette notion de Régis Debray, ingénierie associative, peut être rapprochée de la notion d’ingénierie institutionnelle de Pierre Calame.
[6] Rappelons qu’avec A.N. Whitehead, P. Braconnier a montré que l’ordre logique de départ compte, même si l’unité se fait progressivement par une harmonisation des réalités les unes aux autres. P. Braconnier a même poussé l’analyse des superpositions progressives des réalités, et leurs ajustements.
[7] C’est l’un des trois critères d’adhésion des États candidats à l’appartenance à l’Union Européenne.
[8] Ce point a été développé au chapitre 11 p.318.
[9] Un dossier régional se trouve en Annexe informatique n°12 à l’adresse suivante : Annexe12-Region-Conviviale-Ville&Territoire\D2_Europe\D2-Barcelone-Catalogne.
[10] Vision d’avenir 2020 : 7ème sommet de la Grande Région », SaarLoLux/Saarland, 2003, page 59a. La version allemande se trouve en annexe informatique n° 03 à l’adresse suivante : Annexe03_AggloTrans-Vision2020GdeRegion-SLL2003\Vision2020\Zukunftsbild_2020_-_dt_Internet-Fassung.pdf
[11] idem , page 6d.
[12] Idem, page 22c.
[13] Voir en Partie I, chapitre 2.G.4. p.56 puis au chapitre 3.B.3. p.86 à 90
[14] Pierre Calame, Repenser la gestion de nos sociétés : 10 principes pour la gouvernance du local au global, Ed CLM, 2003, p.70c.
[15] Ibid, p.71c.
[16] La présentation complète des catégories de l’obligation a été faite en partie II, au chapitre 9.B. page 275. Elles sont résumées dans le tableau du chapitre 9.C. pages 287 & 288.
[17] Voir les tableaux des obligations en partie II, chapitre 9.B.