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12.A-B. Passages

Chapitre 12 : Passages de la société hypermoderne vers la société transmoderne.

Introduction

Ce chapitre est une conclusion à l’ensemble de la partie II. Il récapitule sous la notion de passage toutes les découvertes faites au fur et à mesure de l’interprétation de l’expérience en termes de procès (processus interne et externe).

Les chapitres qui précèdent ont montré comment le schème organique lie dans une seule approche les éléments dispersés de l’expérience, en créant ainsi des liens entre des disciplines traditionnellement cloisonnées. Tous ces liens ne sont possibles que parce qu’un certain nombre de passages sont réalisés :

  • Passage d’une pensée substantialiste à une pensée organique basée sur le procès.
  • Passage du dualisme à l’organicité (unité dialectique des opposés analysables).
  • Passage du principe subjectiviste de Descartes à un principe subjectiviste réformé.
  • Passage des Res Verae de Descartes aux entités actuelles
  • Passage des « impressions de sensations de Hume » aux deux modes principaux de perception (causalité efficiente et immédiateté présentationnelle), et aux (ap)préhensions (physiques et conceptuelles).
  • Passage des catégories de la pensée d’Aristote et de Kant aux catégories du sentir de Whitehead : « Kant remis sur ses pieds ».
  • Passage à un mode de pensée qui respecte les notions du noyau dur du sens commun (liberté, intensité, harmonie, …), ce qui conduit à une démarche réaliste (réalisme radical / empirisme radical), constructiviste trans-moderne (basé sur l’expérience, donc non-Kantien), personnaliste, dialectique. Ceci implique le passage d’une rationalité logico-mathématique (hypermoderne) à une rationalité qui inclut l’expérience.
  • Passage à un nouveau glossaire des mots du quotidien : temps, objets, espace, expérience, société …

12.A. La description des passages :

Le schème organique est la confiance que l’univers a un sens, et qu’il est cohérent et logique, c’est-à-dire appréhendable par la raison. La raison dont il s’agit est celle qui prend tous les faits en compte, sans exception, sachant qu’en définitive, il faut s’en remettre à l’expérience personnelle.

Les chapitres qui précèdent ont décrits un certain nombre de passages au niveau de l’homme, des sociétés, des territoires et du continuum extensif. Le tableau qui suit récapitule ces passages. Ils concernent toutes les disciplines, et trouveront des résonances et des applications dans chacune d’elle, comme la présente thèse essaie de la faire pour la géographie dans la partie III.

Ce vocabulaire est nouveau. Mais il présente un schème commun à toutes les spécialités. Ce schème définit une approche scientifique généraliste qui est « l’union de l’imagination et du sens commun, réfrénant les ardeurs des spécialistes tout en élargissant le champ de leur imagination ». Chaque spécialité se définit un vocabulaire souvent bien plus compliqué, dans chacune des spécialités, donc sans exigence de communication avec les « non-initiés » !. L’intérêt du schème organique est de faire appel à l’expérience ordinaire de chacun (critères de Crosby) pour permettre cette union de l’imagination et du sens commun pour toutes les approches disciplinaires. Le chapitre 7 a été consacré au déchiffrage de l’expérience ordinaire, sur les notions d’appréhension, de processus et de dynamique. Ce déchiffrage permet à la fois un mouvement d’une discipline vers une autre, et une relation de la discipline aux autres disciplines à partir de l’intérieur d’elle-même. Ce mouvement et cette relation impliquent les passages qui sont résumés dans le tableau ci-dessus. Ces passages concernent toutes les disciplines. Ils permettent de redéfinir l’économie, la sociologie à partir d’une anthropologie et d’une approche des sociétés qui fait appel à la science la plus en pointe, intégrant la relativité et la mécanique quantique.

NOTION HYPERMODERNE :
Passage de …
NOTION TRANSMODERNE :
… à …
Bifurcation. Concret mal placé
Actualités vides
Noyau dur du sens commun.
Principe ontologique : pas d’actualité vide.
Au niveau de l’homme :
Individu

Individualisation

– Définition processive de l’homme : « La vie d’un homme est un trajet historique d’occasions actuelles qui (…) s’entre-héritent » (PR 89d)
– Références qui exemplifient le procès: Carl Rodgers ; Personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier ; Individu social (Marx, Pomeroy) ; Jung.
(=personne dans sa dimension individuelle et communautaire)
– Perception limitée à la perception sensible

– Le terme « appréhension » est largement utilisé pour expliquer les notions (« appréhender la réalité », « appréhender une situation », …) mais n’est pas lui-même explicité (appel au sens commun intuitif et spontané -non utilisé comme explication-).

– Perception élargie à la perception non sensible (mémoire, anticipation, idées/concepts, …)
– Le terme (ap)préhension devient le terme technique préhension : ce terme technique explicite le sens commun, c’est-à-dire ce que chacun expérimente dans le quotidien.
– un lien peut être proposé avec la médiance d’Augustin Berque.
– La préhension est une notion du noyau dur du sens commun.
– La perception est limitée à la simple vision (PR 121b), ce qui conduit au scepticisme de Hume, qui a « réveillé Kant de son sommeil dogmatique », et qui est devenu la base de la science actuelle.
– Les entités actuelles du monde contemporain sont causalement indépendantes les unes des autres (PR 123).
– Le nexus contemporain perçu sur le mode de l’IP est le lieu présenté (PR 126b). Il se définit par une relation géométrique systématique au corps humain (PR 126f). C’est l’observation de la science avec les appareils de mesure. Cette relation systématique au corps est le lieu de tension. Il se distingue de l’unisson de devenir (ou durée) qui est liée aux événements actuels.
Ce mode de perception est appelé « mode de perception selon l’immédiateté présentationnelle (IP)».
Hume donne une excellente description de ce mode de perception, dont les caractéristiques sont relationnelles et géométriques. Dans ce mode, il n’y a effectivement pas de lien de causalité.
Mais ce mode ignore la perception selon de mode de l’efficacité causale (EF), qui seul rend compte de l’inférence (cône de Minkovski). Pourtant Hume le décrit très bien comme exception à son approche (la couleur bleue manquante).
La perception humaine pleinement éveillée est la combinaison des deux modes (IP+EC), nommée référence symbolique.
– Hume nie la répétition (PR 137 « Dans notre philosophie, il nous faut à coup sûr faire place aux deux idées opposées suivantes : toute entité actuelle persiste, chaque matin est un fait nouveau avec sa mesure de changement .
Ces aspects variés peuvent être résumés par l’énoncé suivant : l’expérience implique un devenir, ce devenir signifie que quelque chose devient, et ce qui devient implique la répétition transformée en une nouvelle immédiateté». (PR 136g-137a)
(Exemple de tissage de notions opposées)
« Je pense donc je suis » (base du principe subjectiviste) « Je préhende d’autres réalités actuelles, donc nous sommes » Griffin, RSS82, 2-1-6 note (principe subjectiviste réformé)
« Le monde actuel est mien » Whitehead, PR76
(voir chap.9 – X)
Mise en valeur de « la pensée claire et distincte » de Descartes La « pensée claire et distincte » n’est qu’une phase avancée du procès de concrescence, et non une phase primaire. Cette phase avancée suppose la conscience. Les sentirs physiques sont premiers et ne présupposent pas la conscience.
L’expérience ne figure plus dans les glossaires de géographie, malgré le travail d’Eric Dardel L’homme et la terre (1952), et Guy Di Meo dans Territoires du quotidien ( 1996). L’expérience est le cœur ultime de la réalité, sous le nom d’occasion actuelle d’expérience ou entité actuelle (la seule différence est que Dieu est une entité actuelle, mais pas une occasion actuelle d’expérience). Le nom imagé est goutte d’expérience, pour reprendre une expression de William James.
Spiritualité : Dieu externe Dieu interne qui procède par mode de persuasion.
Catégories de pensée d’Aristote et de Kant Catégories du sentir de Whitehead
Au niveau de la société :
Le terme de processus est utilisé comme explication faisant appel au sens commun, sans autre explicitation. Il est ainsi utilisé 354 fois dans le Dictionnaire de l’espace des sociétés, sans être une rubrique.
Le terme de processus est très utilisé également en géographie physique (Amat, Dorize, Le Cœur) et en géographie économique (Géneau de la Marlière, Staszak).
Il fait appel à l’évidence de l’expérience quotidienne ordinaire.
Le processus est au cœur de l’expérience. Il est appelés procès de devenir pour le distinguer d’un simple processus externe, et tenir compte des relations internes.
Un lien direct peut être établi avec la notion de procès de production de Marx (Pommeroy).
C’est une notion du noyau dur du sens commun.
Appel au sens commun (par exemple appréhension, processus), mais sans explicitation. Notions du noyau dur du sens commun (ce sont les notions que chacun présuppose en pratique même s’il le nie verbalement, comme la réalité du monde extérieur, la liberté, l’harmonie, les valeurs, …)
Société hypermoderne, basée sur l’individualisme méthodologique, et la notion de société limitée au vivant. Notion de société non limitée au vivant, et non limité au macroscopique (lien entre le microscopique et le macroscopique).

Société transmoderne, basée sur la responsabilité et la convivialité (togetherness).

Dieu fait la corrélation entre les substances étendue et pensante (la matière et l’esprit)

(Pour Descartes, le dualisme était une façon de rendre l’existence de Dieu évidente, puisque corps et esprit sont en parfaite corrélation …)

Théisme scientifique sans surnaturalisme, faisant partie du Noyau dur du sens commun, assumant la « mort de Dieu » par la proposition d’un Dieu intérieur qui propose par mode d’intuition ou de persuasion.
Substance inerte de Descartes, « qui n’a besoin que d’elle-même pour exister ».

(la substance d’Aristote n’est pas inerte, mais a été « rendue inerte » au Moyen Age par l’effet de la scolastique).

Entité actuelle, ou Occasion actuelle d’expérience.

(mais la substance n’est pas supprimée : elle est l’entité actuelle objectivée)

Monades de Leibniz, sans fenêtres Entité actuelle de Whitehead, ouverte à son monde actuel (principe de relativité, qui explique comment une entité actuelle est dans une autre -relation interne-)
Conséquence :
– La science est limitée à l’analyse morphologique, et ne prend pas en compte l’analyse génétique.
– Cela entraîne une dissociation entre les sciences sociales et les « science de l’espace »
Conséquence :
– Élargissement du champ de la science aux relations internes (procès génétique) et non plus seulement aux relations externes de l’analyse morphologique
– Cela entraîne un schème explicatif commun aux sciences physiques/naturelles et les sciences sociales. L’expérience personnelle/sociale éclaire sur l’expérience dans la nature.
Exagération des causes efficientes à la période moderne, après une exagération des causes finales au Moyen-Age et Renaissance. Équilibre entre causes efficientes et causes finales, les causes efficientes étant « première » (importance donnée à la « matière » par le principe ontologique -pas d’actualités vides-)
Espace réceptacle, basé sur les substances (DGES)

Temps et espace absolu : le présent est la nature à un instant

– Plusieurs substances

– Anecdote du petit déjeuner : plusieurs espaces

– La façon dont une entité actuelle entre dans une autre créé l’irréversibilité du temps et de l’espace.

– Quantum d’actualisation.

– Le présent est une durée, trajet d’entités actuelles (voir schéma du chap X-X)

– Il y a un seul continuum spatiotemporel de relationnalité générale (potentialités générales) (PR 72)

Notion d’actant et de société de Michel Lussault, dépassant la base strictement substancialiste, mais sans explicitation du fondement correspondant. La notion d’actant de Michel Lussault rejoint celle de nexus et de société de Whitehead, sur le fondement de la pensée organique.
Auto-organisation des systèmes.
Le système est le cœur de la révolution organique (L. Von Bertalanffy)
Auto-création des organismes.
Révolution organique.
Dichotomies :

Objet / sujet

Substance / Accident

Prédicat / Attribut

Privé / Public

 

Unité dialectique des opposés analysables :
Contraste des notions
Notions qui ne se divisent pas :
Concrescence
(Ap)préhension
Proposition
Potentialité générale et réelleEn géographie :
Territoire,
Paysage
Lieux
Région conviviale
Constructivisme.
Sans autre précision, ce constructivisme est kantien, basé sur une approche dualiste, et sur la théorie de la perception sensible de Hume.
Constructivisme basé sur l’expérience (panexpérientialiste)
Société moderne, dualiste .

« Tout est énergie », mais le passage à « tout est expérience » n’est pas fait (disjonction humain/non humain, urbain / non urbain, …).

Société transmoderne (c’est-à-dire ni pré-moderne, ni postmoderne -sauf dans le sens explicité par Griffin d’une postmodernité basé sur l’expérience-).

« Tout est expérience ».

Au niveau des territoires :
Archipels

Sociétés en réseaux (externes)

Sociétés en réseaux externe et interne
Sociétés emboîtées et interdépendantes (sociétés structurées)
Une certaine approche de la théorie des systèmes qui reste sur des fondements dualistes.
Auto-organisation
Le système est le cœur de la révolution organique (Ludwig Von Bertalanffy, créateur de la théorie des système et auteur « La théorie générale des systèmes »)
Auto-création, poiésis (Varela, Berque, Whitehead, Aristote)
Processus, conçu comme extérieur, où utilisé sans explication (utilisation intuitive non explicitée) Procès, conçu dans sa double dimension de l’analyse génétique (relations internes) et de l’analyse morphologique (relation externes).
Dichotomies :

Nature/Culture

Rural/Urbain

 

Relation de sociétés entre elles :
« Renaturer la culture et reculturer la nature » Augustin Berque
Connaturalité des choses naturelles, sociales et humaines.
Lien difficile entre la morphologie urbaine et les faits sociaux (Frey). Fragments, qualifiés suivant le but subjectif, par saisie de la réalité, expression des potentialités, transmutation et choix des faits saillants (Vidal-Rojas, p.106).
Développement de notions processives de fait d’Alain Reynaud, Guy Di Méo et Pascal Buléon, mais contestées sur leur partie « subjective »).

 

Nouvelles fondations aux notions de
– Formations Socio-Spatiales
– Catégories Socio-Spatiales
d’Alain Reynaud puis de Guy Di Méo & Pascal Buléon.
Fondement « hybride sur le matérialisme dialectique, structuralisme génétique et phénoménologie existentielle (Di Méo, TQ) – Approche unifiée en terme de pensée organique, avec des liens aux autres approches.
Géographie scientifique, fondée sur une ontologie dualiste. Géographie de l’expérience, fondée sur une ontologie organique.
Le territoire est un « ESPACE » Le territoire est brique de base de la gouvernance (Calame)
Espace abstrait conçu comme contenant

« DANS » l’espace

(dans lequel évoluent les individus-citoyens)

Espace de relations et d’échange
« AVEC » l’espace (Calame, Lussault).
Des hommes et femmes s’organisent en communauté humaine sur un territoire.Communauté : lien de sens entre l’homme et l’organisation quotidienne
Territoire : lieu de sens entre une communauté et son environnement (Calame, Fiche11)
Pièges : le territoire
– comme revendication ponctuelle
– comme valeur traditionnelle ou ancien
– comme « espace des pauvres »
Lien au territoire vécu comme abstrait. Sentiment d’appartenance lié à l’organisation quotidienne, aux différentes échelles :
– 32 000 km2 « le plus grand territoire où peut être vécu un sentiment d’appartenance)
– 2 000 km2 (métro territorialité)
– 125 km2 (méso territorialité)

L’ensemble de ces passages peut être présenté de manière dessinée, compacte, synthétique comme suit :

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.46.59 Capture d’écran 2016-04-17 à 14.47.43 Capture d’écran 2016-04-17 à 14.48.18 Capture d’écran 2016-04-17 à 14.50.15 Capture d’écran 2016-04-17 à 14.50.35  Capture d’écran 2016-04-17 à 14.51.39 Capture d’écran 2016-04-17 à 14.51.53

Figure 12‑1 : Tableau des passages des notions hypermodernes aux notions transmodernes.

L’énoncé de ces passages répond aux interrogations actuelles de l’ingénieur, du géographe, de l’urbaniste et l’architecte, de l’anthropologue et sociologue et du scientifique.

  • Pour l’ingénieur, ces passages permettent de fonder une approche généraliste entre toutes les spécialités, et de faire communiquer ces spécialités entre elles, au-delà de la notion de système souvent trop restrictive et ne rendant pas compte du vivant. En outre, l’approche permet une ouverture vers l’ingénierie institutionnelle (Calame).
  • Pour le géographe, ces passages permettent de sortir de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel » (Di Méo).
  • Pour l’urbaniste et l’architecte, l’approche fonde une science de l’action donnant aux propositions d’aménagement leur véritable statut entre le réel, les potentialités générales, et les décisions d’aménagement.
  • Pour l’anthropologue ou le sociologue n’existe désormais plus de séparation entre sciences dures et sciences sociales (« molles » ?). Au contraire, le vivant, la biologie, l’étude des sociétés et de l’expérience ordinaire sont les nouveaux lieux d’étude, d’observation et de découvertes, par le « saut imaginatif » (Braconnier) ou « généralisation imaginative » (Whitehead). La pensée organique donne un fondement scientifique aux travaux de la « galaxie de la gouvernance ». La « cour de récréation des petits » (Calame) devient le laboratoire de la planète.
  • Pour le scientifique, le système explicatif de la science est profondément renouvelé. Sans changer la capacité prédictive de la science actuelle, les nouveaux fondements « réenchantent » la science et ouvrent de nouvelles perspectives (Fowler).

L’énoncé de ces passages constitue également un apport pour les différents réseaux mobilisés dans la présente recherche :

  • Pour P.R.H., ses fondements anthropologiques novateurs trouvent une ouverture scientifique, philosophique et sociologique large,
  • Pour l’association HFC, la recherche des passages vers la société de convivialité est une forte motivation de la recherche. Les éléments présentés ici sont une contribution à cette recherche. Ils permettent de comprendre une grande partie des disfonctionnements actuels. Ils permettent de trouver les mots pour fonder une formulation compréhensible et partageable de ce qu’est une système social de fondation, c’est à dire une société qui vit en pleine conscience les 4 critères de l’émergence mutuelle, l’héritage, la filiation et la transmission. Les pièges sont nombreux pour éviter les valeurs archaïques (le traditionnel, l’ancien, les normes) et situer clairement ces notions dans une avancée créatrice.
  • Pour la FPH, ces passages approfondissent l’ensemble des passages qu’ils ont eux même identifiés. En effet, La démocratie en miettes (Calame 2003) est émaillée de passages à réaliser : passage du devoir de conformité au devoir de pertinence, passage d’un esprit hiérarchique à la subsidiarité active, etc. Les passages proposés ici creusent un sillon plus profond dans la culture de la modernité pour en aérer les ferments, et supprimer les mauvaises herbes. La difficulté sémantique des énoncés paraît aller à l’encontre de la volonté pédagogique de la Fondation. C’est vrai. Mais une thèse est aussi une ouverture pédagogique sur le moyen terme, pour accompagner les mutations profondes, et porter une contribution à la compréhension et formulation de ces mutations.
  • Pour T&C, ces passages ouvrent à la capacité de mettre des mots au vécu ordinaire de prospective locale ou globale,
  • Pour l’AITF et le CNFPT, ces passages ouvrent une voie pour accompagner les changements de mentalité dans l’administration, et fournir des bases scientifique/philosophiques pour recréer l’option d’ingénieur généraliste, supprimée depuis 2001.

Ce travail de passage(s) ressemble à une œuvre de déconstruction/reconstruction, à la manière dont une maison est démolie, puis les matériaux de démolition réutilisés pour le nouveau logis, sur de nouvelles fondations [1]. L’intérêt de la démarche est de ne rejeter aucun fait, et de procéder par inclusions, de conjuguer avec des « et » plutôt que des « ou » (Michel Reverdy), par contrastes d’opposés, par remaniement de l’ensemble, et entrelacement/tissage des notions, …

En conclusion : le tableau récapitulatif des passages de la société hypermoderne à la société transmoderne :

Le tableau qui suit est une conclusion à toute la partie II. Il est élaboré à partir du travail de François Ascher dans « Les nouveaux principes de l’urbanisme : la fin des villes n’est pas à l’ordre du jour » [2]. François Ascher expose sa « Fresque schématique de la dynamique de la modernisation occidentale et du contexte des trois révolution urbaines modernes ». Il présente trois révolutions de l’urbanisme du Moyen-Age à nos jours, qui ne sont pas sans rappeler celles décrites par Thierry Gaudin [3]. Tous les textes à caractère bâton droit sont issus du tableau de François Ascher. Les textes en italique sont une proposition de la présente thèse: ils font apparaître une quatrième révolution de l’urbanisme, suivants les développements des parties I et II. Cette quatrième révolution (ou plus modestement « mutation » ?) peut être appelée transmoderne, pour éviter le terme de postmoderne qui est piégé. Toute la présente thèse est l’expression du passage d’une société hypermoderne à une société transmoderne, basée non plus sur la compétition, mais sur la convivialité et la coopération (Mathieu Calame, 2008). On peut ainsi aussi appeler la société transmoderne société de convivialité.

La troisième partie se consacre entièrement à la géographie, en commençant par l’élaboration d’une boîte à outil de l’ingénierie territoriale (chapitre 13). La notion de région conviviale utilise l’ensemble de ces outils. La boîte à outil est alors employée à l’analyse de la région conviviale émergente nommée « Entre Vosges et Ardennes » ou « Vosges-Ardennes » (chapitre 14). Cette région conviviale peut servir de modèle à d’autres régions de France et de l’Union Européenne (chapitre 15.A & B). Une évaluation du nombre de régions conviviales potentielles du monde est alors réalisée (Chapitre 15.C). Un dernier chapitre se consacre à exprimer en quoi cette approche géographique peut changer les pratiques des acteurs (chapitre 16).

Les deux notions clés resteront jusqu’au bout de la démarche celles d’expérience et de potentialité (pure, hybride et réelle).

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.52.58

Figure 12‑2 : Fresque schématique de la dynamique de la modernisation occidentale et du contexte des 4 révolutions urbaines.

Les trois premières colonnes sont issues du tableau de synthèse de l’ouvrage de François Ascher, Les nouveau principes de l’urbanisme, Édition de l’Aube, Avril 2004, page 54 et 55.

11.C. Conclusion générale de la partie II

Tout le chapitre 12 constitue une conclusion à la partie II. Avant d’aborder notre 3ème partie et ses applications, et arrivés au terme de cette réflexion approfondie sur la nature des objets géographiques à travers la diversité de vocabulaire de quelques auteurs engagés dans la même réflexion, il est remarquable de constater qu’il se dégage à travers cette diversité et grâce à la pensée organique de A.N. Whitehead, la possibilité de tendre à une vision du monde (Weltanschauung) mettant en valeur l’unité organique de l’univers, et la créativité qui se manifeste dans les différentes approches. Unité du réel, constante des objets analysés invariants dans le « fleuve de l’expérience » (onflow[4], comme s’ils étaient sur la berge d’un fleuve unique en écoulement permanent.

Et apparaît alors la possibilité d’une connaissance qui soit transculturelle et transmoderne, et de mettre au point les instruments communs d’analyse dans une vision qui les englobe. Le réel est un, à travers ses multiples aspects, de l’infiniment petit à l’infiniment grand et la géographie est l’expression de l’unité de cette Terre diverse.

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Notes :

[1] Cf Descartes, Discours de la méthode, page 61.
[2] François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme : la fin des villes n’est pas à l’ordre du jour, Éditions de l’Aube, 2001, 104 p. Le chapitre IV expose les 10 principes du nouvel urbanisme, p. 77-97. Un tableau de synthèse est proposé par 52-53.
[3] Thierry Gaudin, L’aménagement du territoire vu de 2100, Éditions de l’Aube, 1994.
[4] Titre d’un récent ouvrage de Ralph Pred, Onflow, Dynamics of Conciousness and Experience, a Bradford Book, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2005, 348 p.

11.A-B. Apport de l’approche organique

Chapitre 11 : Que sont les « objets géographiques » ?

Arrivés à ce stade de notre enquête, il est possible de définir les objets géographiques. Ils sont fondés ontologiquement dans le schème organique.

11.A. L’apport de la pensée organique ; donner un statut ontologique aux réalités d’expérience.

Comme cela a été précisé en conclusion du chapitre 9, la grande nouveauté de Whitehead est notamment de donner un statut ontologique (métaphysique) aux cinq réalités principales suivantes :

  • les préhensions (interactions),
  • la vision portant sur les objets éternels (finalités ou prospective)
  • les propositions (appelées dans le quotidien « les objectifs »))
  • l’actualisation ou détermination
  • les valeurs

La grande nouveauté est de relier toutes ces notions, et de nier tout statut ontologique à des substances qui seraient inertes et sans spontanéité [1], pour ne voir avec Descartes que des res verae, des « choses vraies », qu’il appelle des entités actuelles ou occasions d’expérience actuelles [2]. Ces occasions d’expérience sont le lieu d’un procès interne de concrescence en cours d’actualisation, et d’un procès externe de transition qui permet la transmission à d’autres objectivations par d’autres occasions d’expérience selon la séquence temporelle.

Ce qui est remarquable, et ce que voudraient montrer ces pages, c’est que les « réalités d’expérience », décrites dans les chapitres qui précèdent et employées couramment au quotidien, ont un statut ontologique fort dont rend bien compte le schème organique. Ceux qui travaillent à anticiper l’avenir, c’est-à-dire les politiques, géographes volontaires (au sens de Pierre Georges ou Jean Labasse), les architectes, urbanistes, ingénieurs et de façon plus large ceux qui cherchent à transformer l’homme et le monde (développeurs, psycho-sociologues, généralistes de la gouvernance et de la formation, …) utilisent et conjuguent ces réalités d’expérience. Elles ne sont pas dérivées d’autres notions, elles sont les composantes ultimes de toutes les notions. Chercher au delà de ces composantes, c’est trouver la créativité (passage du multiple à l’un – concrescence – et de l’un au multiple – transition).

Le fait de donner un statut ontologique signifie qu’il n’y a rien à chercher « derrière » ces réalités comme quelque chose de plus fondamental qui les expliquerait. Elles sont les éléments de l’explication.

Ces réalités sont peu nombreuses. Le piège, déjà signalé en partie I au chapitre 3, serait d’instrumentaliser ces réalités. Ce piège semble pouvoir être évité en revenant aux faits concrets, sans en exclure aucun. Comment ces réalités permettent-elles de définir les objets géographiques ?

10.B. La notion générale organique d’objets : occasions d’expérience objectivées, nexus (potentialité réelle), propositions (potentialité hybride) et objets éternels (potentialités pures)

La définition des objets qui est choisie ici est celle de Procès et réalité. En effet, la définition organique des objets a évolué entre la phase de philosophie de la nature de Whitehead, exprimée dans la trilogie « Une enquête sur les principes de la connaissance naturelle (1919), Le concept de nature (1920), Le principe de relativité (1922) et la phase métaphysique et ontologique de sa deuxième trilogie La science et le monde moderne (1925), Procès et réalité (1929), Aventure d’idées (1933).

Dans sa période de philosophie de la nature, Whitehead s’est refusé à faire de la métaphysique, et s’est senti concerné uniquement par la Nature, c’est à dire, par l’objet de la connaissance perceptuelle, et non par la synthèse du sujet connaissant et du connu, distinction qui « est exactement celle qui sépare la philosophie naturelle de la métaphysique »[3]. Dans cette période, il définit quatre types d’objets :

  • Les objets des sens,
  • Les objets perceptuels, par exemple la chaise perçue,
  • Les objets physiques, par exemple la cause de la chaise perçue,
  • Les objets scientifiques tels que les molécules et les électrons.[4]

Tous ces objets sont définis par rapport aux évènements. L’évolution de la notion d’objet entre la première philosophie de W et sa deuxième philosophie a été en partie décrite par Lewis S.Ford [5] : «Whitehead se rendit compte à partir de là qu’il était souhaitable de reclasser ses objets essentiellement en fonction de leurs relations temporelles aux évènements : ceux qui sont persistants et récurrents sont devenus à présent les objets durables (endurings objets) et ceux qui vont et viennent sont les « objets éternels ». … un terme plus neutre comme « timeless » ou objet intemporel aurait pu avoir moins de risque de confusion, mais il se peut qu’il ait choisi éternel pour sa connotation d’incréé » [6].

Dans Procès et réalité, Whitehead définit « quatre types principaux d’objets, à savoir les « objets éternels », les « propositions », les entités actuelles « objectivées » et les nexùs » [7]. Voici leurs définitions sommaires :

1/ Les objets éternels sont les potentialités pures. Ils n’existent que par ingression (par fusion) dans les entités actuelles. Ils perdent alors leur généralité absolue, même s’ils conservent leur caractère d’être simplement un déterminant potentiel d’entités actuelles. Whitehead distingue les objets éternels de type objectif, qui sont les formes mathématiques platoniciennes [8], et les objets éternels de type subjectif, comme une émotion, une intensité, une adversion, une aversion ou un plaisir, une peine [9] … En termes simples, il s’agit de tout ce qui peut entrer dans la détermination d’existants particuliers, tout en ayant un caractère de généralité. On aurait pu les appeler « déterminants éternels » (voir plus loin).

2/ Les entités actuelles objectivées: ce sont les entités arrivées à satisfaction. Elles ont péri et sont données pour de nouvelles concrescences. Il s’agit de la première catégorie d’existence,

3/ Les propositions sont les potentialités impures, ou entités hybrides [10] dans lesquelles un objet éternel, simple ou complexe, fusionne avec une entité actuelle ou un nexus d’entités actuelles. En tant qu’ingrédient dans la proposition, l’objet éternel est appelé modèle prédicatif de la proposition. Une proposition est indéterminée quant à sa réalisation. Elle est un « attrait pour le sentir ».

4/ Les nexus sont des ensembles d’entités actuelles dans l’unité des relations constituées par leurs préhensions mutuelles, ou inversement -ce qui revient au même- constituées par leurs objectivations mutuelles [11]. L’entité actuelle est microcosmique. Les nexus sont les entités macrocosmiques de l’expérience quotidienne : hommes, arbres, maisons. Il existe des sociétés structurées, vivantes, personnellement ordonnées, … Les nexùs sont les potentialités devenues réelles [12], et deviennent des potentialités réelles du milieu actuel de nouvelles concrescences.

Les deux types fondamentaux d’entités sont les entités actuelles et les objets éternels. Les autres types d’entités expriment seulement la manière dont toutes les entités des deux types fondamentaux sont dans le monde actuel en communauté les unes avec les autres [13].

La notion d’« objet éternel » a été l’occasion de nombreuses discussions sur sa dénomination et sur son rôle. Didier Debaise propose même de parler plutôt de « déterminant éternel », car « aussi loin qu’un objet éternel entre dans cette préhension, ce n’est pas en tant que « datum », mais seulement en tant que déterminant de définité du datum » [14]. La notion d’éternité est la conséquence logique de la distinction des objets d’avec les entités actuelles : seule l’entité actuelle devient, les objets ne deviennent pas. L’éternité signifie alors le régime d’être dans lequel « nous ne trouvons ni naissance, ni origine, ni transformation, ni fin, toutes notions qui ont été attribuées au niveau exclusif des entités actuelles. » [15]

Parmi les nexùs, on définit un nexus social par trois éléments [16] :

  • Un élément commun à tous les membres (un passé commun, un héritage commun provenant des même objets éternels),
  • Un surgissement (ou émergence) de cet élément commun de forme en raison des conditions que lui imposent ses préhensions des autres membres du nexus,
  • Une transmission de l’élément commun.

Didier Debaise exprime de façon synthétique que « Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’à l’intérieur de la pluralité disjonctive, dans la multiplicité des opérations de préhensions qui la définissent, il y a, en certains endroits, des convergences, des préhensions mutuelles d’un passé commun, qui s’imposent une forme et la transmettent à d’autres. » [17] Jean Ladrière explique que « Le concept de nexùs sert de point de départ à la reconstruction qui est chargée de rendre compte de ce que visent des notions classiques et traditionnelles telles que chose, substance, réalité phénoménale, etc. Cette reconstruction fait intervenir les concepts dérivés de société et d’ordre personnel. »[18].

Ces éléments peuvent être récapitulés dans le tableau ci-après :

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Figure 11‑1 : Schéma simplifié des objets (source : Procès et réalité p.185e-186a)

La pensée organique est réputée difficile. Pourtant, il semble qu’il y ait une seule chose à bien comprendre : Whitehead traite de ce qui passe (les événements), et ce qui ne passe pas (les objets). Ce qui passe, c’est le flux d’Héraclite, et ce qui ne passe pas, c’est la permanence de Démocrite ou de Parménide. Mais ce qui ne passe pas, ce ne sont pas des « fragments de matière », ce sont des objets éternels qui s’ingressent dans les événements [19]. Ce qui passe, c’est l’action. Ce qui ne passe pas, ce sont les interactions qui se renouvellent de façon fiable. C’est la répétition du lien qui constitue l’objet.

En terme de potentialité, on observe trois types de potentialités : les actualisations sont les potentialités réelles de l’univers, les propositions sont les potentialités indéterminées, et les potentialités pures sont aussi appelées les objets éternels. On voit l’importance de la notion de potentialité. Les potentialités pures (objets éternels) et impures (hybrides) remplacent la notion de représentation, trop limitative. En outre, la représentation est bien souvent coupée du réel qui la suscite, même si les travaux des géographes lient de plus en plus étroitement pratique et représentation. La tendance est d’oublier le lien, voire de l’inverser. C’est sous l’angle des potentialités qu’une application géographique à la région entre Vosges et Ardennes sera développée dans la partie III.

Les termes possibilités et potentialités sont utilisés par Dominique Janicaud comme des synonymes. En effet, dans la description des catégories [20], Dominique Janicaud a traduit potential par possibilité, mais la traduction littérale convient : potentiel ou potentialité. L’index de l’édition anglaise de PR (version corrigée de 1978) regroupe tous les sens de potential sous potentiality. Dans un souci pédagogique pour la présente thèse, seul le terme de potentialité est utilisé pour caractériser les objets. Ce choix est plus proche de l’usage courant et des couples usuels de notions actuel/potentiel, et potentialité/actualité.

On voit ici comment d’anciennes catégories passent « de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité » [21]. Ici, la philosophie autant que la science réexamine tous les anciens concepts comme le sujet, les objets, la connaissance, l’action … en ceux-ci se définissait une distance sujet-objet, le long de laquelle jouaient connaissance et action. « La mesure de cette distance le conditionnait. Découpage local, distance, mesure, toute cette mise en scène des théories et des pratiques se défait aujourd’hui, où nous passons sur un plus grand théâtre » [22]. Le plus grand théâtre est celui de la nature, qui va dépasser le stade de « quasi objet » [23] ou « quasi personnage » pour être sujet/acteur d’un nouveau contrat (Michel Serres, repris par Bruno Latour). Les couples d’opposés humain/non humain et urbain/non urbain semblent faire référence par absence à la Nature comme le non-humain et non-urbain. Nature et culture sont appelées à se conjuguer, non plus sur le registre de ce qu’ils ne sont pas, mais comme acteurs/actants en leur nom propre. Les sommets de la Terre, de Kyoto, ou de Johanesbourg, indépendamment des péripéties des débats sont là pour en témoigner. Bruno Latour explique bien les différents types de rapport d’une société à la nature, qu’il résume dans le schéma suivant :

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Figure 11‑2 : Schémas des différents types de relation d’une société à la nature, selon Bruno Latour, (1991) 1997, p.142, et La constitution des non modernes (référence : ibid, p.193)

Bruno Latour explique que « notre Constitution, et elle seule, permet de distinguer une société A faite d’humains et une société A(bis) composée de non-humains mais à jamais éloignée de la première ! » Pour lui, la contradiction « n’apparaît aujourd’hui qu’aux yeux de l’antropologie symétrique ». L’approche des objets selon la pensée organique apparaît en cohérence avec cette démarche d‘anthropologie symétrique en ne faisant plus la distinction humain/non-humain. Au contraire, l’exemple organique d’une société personnelle comme « apprendre le grec » peut surprendre par la largeur de l’approche, et la profonde remise en cause des notions usuelles (noyau mou du sens commun). Les sociétés font totalement partie de la nature, au point que la nature elle-même peut être définie comme une société (voir plus loin). Par le lien créé entre la géométrie et le monde sensible [24], la bifurcation de la nature est évitée, et les activités des hommes, les activités des sociétés et les activités de la nature partagent les mêmes entités microscosmiques et macroscosmiques. La notion d’activité concerne ainsi à la fois nature et culture.

Nous ne pouvons qu’esquisser (trop) rapidement, dans le présent travail, les premiers éléments de cette remise en cause, et les premières applications possibles d’une vue globale.

Cette approche de Bruno Latour est une introduction à l’œuvre de Michel Lussault L’homme spatial (2007) [25]. Voici l’approche des objets géographiques par Michel Lussault dans L’homme spatial. Ce tableau peut être comparé au schéma simplifié des objets, présenté ci-dessus.

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Figure 11‑3 : Présentation des opérateurs de spatialité (Source ; Michel Lussault, L’homme spatial, 2007, p.149)

Michel Lussault garde la séparation « humain/non-humain » de Bruno Latour. La pensée organique, elle, va plus loin dans l’intégration du « pôle nature » avec le « pôle société », dans la mesure où l’entité ultime de la réalité est la même pour les deux pôles : nature et société partagent au cœur du procès microscopique de concrescence la même polarité entre le physique et le mental. La pensée organique articule donc bien les quatre répertoires [26] incontournables des modernes : la réalité extérieure, le lien social, la signification, et l’être ou « Dieu barré » pour reprendre l’expression de Bruno Latour. Sur le schéma des réalités d’expérience, le positionnement est le suivant :

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Figure 11‑4 : Bruno Latour, les 4 répertoires de la modernité (Source: Bruno Latour Nous n’avons jamais été modernes, La découverte, 1997)

Sur la notion d’hybride, il convient de noter la différence profonde entre l’approche organique et l’approche de Bruno Latour. Les hybrides décrits par Bruno Latour sont le fruit de la bifurcation (c’est-à-dire séparation stricte et opposition, au sens whiteheadien) entre Nature (non-humaine), Culture (humaine) et Dieu (le « Dieu barré » ou « Être » de Bruno Latour). Les hybrides de l’approche organique sont justement une réponse au niveau microcosmique pour éviter la bifurcation de la nature (et dans le même mouvement de la culture et de la spiritualité). La réponse de Whitehead est au niveau de la physique microscopique, et retrouve les objets concrets de la nature : Whitehead rend compte des objets macroscopiques par une démarche scientifique de construction à partir des éléments microscopiques. Les objets ainsi définis sont en référence au réel : ils ne sont pas définis par des statistiques. Ceci montre l’importance du lien micro/macro étudié plus haut. Les hybrides organiques sont le contraste entre une préhension conceptuelle et une préhension physique. Ce contraste (la proposition) assume une nouveauté possible dans le passage de la nature. Une proposition qui se réalise consacre l’avancée créatrice de la nature. Whitehead propose ainsi une sortie radicale du dualisme nature/société décrit, expliqué et dénoncé par Bruno Latour.

Le schéma des objets proposé ci-dessus dans la figure 11.1 est en fait un schéma dynamique, et les 4 éléments présentés ont chacun leur correspondance avec les 4 phases de la concrescence : ce schéma évolue au fur et à mesure que les objets passent « de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité » [27]. Le trou d’ozone dont parle Michel Serres est le fruit d’observations scientifiques extrêmement complexes, qui sont passées progressivement des sciences les plus pointues à la politique, puis dans les préoccupations de chaque citoyen pour le choix de leur réfrigérateur et des biens de consommation qui évitent la production de CO2 (responsabilité de chacun).

Ces distinctions terminologiques étant faites, il est possible de les présenter dans un tableau plus complet.

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Figure 11‑5 : Les 4 types d’objets (référence : Procès et réalité, p. 52 (117).

Voyons maintenant quelle est la correspondance de ce niveau macroscopique avec le niveau microscopique (ou microcosmique) des phases de la concrescence. On s’appuie sur la notion de « passage » de Michel Serres, évoquée ci-avant p.317 :

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Figure 11‑6 : Passage « de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité » (Michel Serres)

C’est le passage d’une métaphysique idéaliste à une métaphysique du concret par l’intermédiaire de la proposition, le tout constituant une ontologie ouverte à la responsabilité et conduisant aux valeurs esthétiques morales et religieuses. Pour établir un lien avec la partie III, donnons tout de suite deux exemples géographiques, directement liés à l’application à la région « Entre Vosges et Ardennes ».

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Figure 11‑7 : Deux exemples géographiques concrets du passage de l’ontologie à la réalité.

Pour Thierry Paquot, il s’agit du premier travail du philosophe : repérer les « mots » qui correspondent à des « choses » et éclairer le sens des « mots », afin d’amener ces « choses » à être [28]. On observe que l’intérêt de l’approche organique est de ne plus séparer l’humain du non-humain. Des praticiens et chercheurs, sans être whiteheadiens, ont eu conscience du piège de cette dichotomie, et parlent « d’autres-qu’humains » [29]. La relation n’est donc plus d’opposition (le « non »-humain) mais de différence (« l’autre »-qu’humain) dans l’unité du cosmos. L’actant (ou opérateur) de l’approche de Michel Lussault devient dans l’approche organique l’entité actuelle, dotée d’expérience. L’expérience est présupposée dans tout élément de la nature (phase a à c, parfois d), et non pas réservée aux hommes. C’est la conscience qui est le propre de l’homme (phase d), sans dénuer la nature d’une forme de préconscience (le sense-awareness anglais, présent aux phases a à c, avec la particularité des fins physiques étudiées à la phase c [30]).

Cette démarche a des conséquences importantes pour la géographie, car la dichotomie humain/non humain se retrouve dans la dichotomie urbain/non urbain. En fait, tout le problème revient à connaître le statut de la nature dans les observations. L’approche organique est une explicitation de la parole d’Elisée Reclus « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » [31]. Dans l’approche de Michel Lussault, la nature est ce qui est construit par l’homme, dans un régime de « séparation radicale ». L’ouvrage insiste beaucoup sur cette séparation, au point de la faire figurer à l’index, dans ses nombreuses occurrences (pages 45, 46, 50-52, 54, 66-68, 85, 118, 121, 140, 302, 314, 320, 321, 342). Pourtant, l’auteur déclare que cette partition est un artifice scientifique : « On saisit bien que cette partition est un artifice scientifique : toute réalité sociale, telle qu’elle s’appréhende au quotidien, combine toujours toutes les dimensions. Mais cet artifice est une condition de possibilité du travail de pensée sur la société »[32].

Refusant les artifices (autre nom de la bifurcation entre une nature rêvée et une nature pensée), l’approche organique rend compte de la solidarité du monde et de son unité dans la diversité, au nom des critères scientifiques de logique, cohérence, adéquation, applicabilité et nécessité. Elle essaye de rendre compte de toute réalité « telle qu’elle s’appréhende au quotidien ». Michel Lussault, quant à lui, exprime un élément du noyau dur du sens commun en faisant l’observation que la réalité « combine toujours toutes les dimensions ». La réalité dont il parle est « la pratique » qui fonde l’approche organique de la présente thèse : il y a contradiction de penser « en pratique », « dans le quotidien » quelque chose et de poser des théories différentes (c’est la bifurcation combattue par la pensée organique). Cette combinaison qu’évoque Michel Lussault est un procès, le procès de l’expérience. Le procès tient compte de ce noyau dur du sens commun, et propose de nouvelles possibilités de travail aux scientifiques. Le présent travail est une tentative d’aller au bout de cette démarche dans ses implications pour la géographie. Penser autrement, en tenant compte de la solidarité des entités de l’univers, ne supprime certes pas la possibilité et la valeur du travail scientifique, mais fonde un travail différent sur la base de l’étude des nexùs/sociétés (potentialités réelles), des propositions (potentialités indéterminées) et des objets éternels (potentialités pures). Ces potentialités sont présentes dans l’entité ultime de la réalité, l’entité actuelle ou occasion actuelle d’expérience. La pensée organique est ainsi « l’union de l’imagination et du sens commun réfrénant les ardeurs des spécialistes tout en élargissant le champ de leur imagination » [33].

Il est probable que si l’auteur de L’homme spatial renonçait à l’artifice séparateur qu’il décrit, son approche serait de type organique car il se verrait « obligé » (au sens des 5 critères de scientificité et des catégories d’obligation issues du noyau dur du sens commun) de penser la notion d’actant (issue de la linguistique ?) au niveau de la réalité ultime de l’univers : il étudierait comment les relations mathématiques impliquées dans l’immédiateté de présentation appartiennent également au monde perçu et à la nature du percevant (travail scientifique de Whitehead des première et deuxième périodes [34]). La méthode d’abstraction extensive de Whitehead permet par exemple de caractériser la géométrie du monde sensible [35]. De nombreux travaux universitaires et de nombreuses thèses ont été réalisés sur ce thème et ont apporté leurs contributions au dépassement de l’artifice. Un exemple parmi d’autres est l’Essai sur quelques caractères des notions d’espace et de temps par René Poirier. Il écrit : « De même que l’espace et le temps sensibles ne se séparent que par artifice de leur prolongement objectif et métaphysique, ainsi la perception directe qui nous les donne n’est isolée que par abstraction de toute l’expérience consciente ou inconsciente qui s’y rapporte » [36]. Sa conclusion est que « le monde physique est solidaire de son cadre spatio-temporel, et s’exile tout entier hors de la perception » [37].

Dans ses exemples et l’explication de ses exemples, Michel Lussault est « quasi-organique ». Dans l’explication du réel, sa notion d’espace devient quasiment la notion d’extension, et sa notion de spatialité devient quasiment la notion d’extensivité. La différence est que chez Whitehead l’extension prend en compte l’expérience, toute l’expérience (tout en reconnaissant le côté incontournable de l’espace, et des notions de mesure et de distance). Ceci n’est pas étonnant: en se rapprochant de l’expérience concrète, le sens du réel [38] surpasse nos abstractions. Ce sont les explications et le schème d’explication présupposé qui sont à réexaminer: cela suppose un passage d’un ensemble de notions à d’autres notions: tous ces passages seront récapitulés au chapitre 12.A.2&3.

De nombreux colloques rendent compte de la pertinence de la question. Citons par exemple un propos lu dans les actes d’un colloque à Lyon II : « Le monde contemporain est caractérisé par l’apparition d’objets d’un nouveau genre. Ces objets brouillent les frontières établies et qui semblent fermes entre la nature et la société (…) certains ont fait leur entrée dans le champ géographique (…) rares sont les géographes qui se sont risqués à produire des constructions théoriques sur ce thème ».» [39]. Et les auteurs énumèrent les démarches existantes, qu’ils résument dans les points suivants :

  • 1/ Dissociation entre humains et non humains (par exemple B.Latour). La conséquence est que « Les non-humains, rassemblés pêle-mêle dans une catégorie aux contours « en lambeaux » (Whitehead) -la nature- se trouvaient exclus du champ de la société » [40]. Ph Descola écrit « que nous sommes […] bien mal armés pour analyser tous ces systèmes d’objectivation du monde où une distinction formelle entre la nature et la culture est absente. » [41] Cette dissociation génère les contradictions que l’on rencontre dans les modèles de « développement durable » ou de « protection de la nature » proposé par l’Occident aux pays en développement (Rossi, 2000 [42])
  • 2/ Les analyses d’Ulrich Beck montrent que « la nature est strictement incluse dans le fonctionnement social et économique (…) Transformer les éléments naturels en biens naturels permet de les intégrer au fonctionnement social ».
  • 3/ Les géographes proposent des solutions : François Ost [43] avec trois types de relations société/nature, Jacques Bethemont avec « les trois ages du fleuve », Augustin Berque avec la notion de « médiance », G.Bertrand [44] avec la notion de géosystème. Ces concepts sont-ils suffisants ? sont-ils applicables par les géographes ?

Ces propos tenus par des professeurs de géographie de l’université de Lyon2 (qui citent Whitehead) montrent l’intérêt d’une approche whiteheadienne des objets. La pensée organique permet de répondre aux trois questions/constats posés :

  • 1/ Elle résout le problème de la dissociation entre humains et non-humains. Il n’y a plus deux domaines ontologiques séparés, mais un seul. Il n’y a plus de distinction formelle entre la nature et la culture. Les objets sont les potentialités pures, les potentialités hybrides et les potentialités réelles, les frontières étant souples entre les trois types.
  • 2/ La notion d’entité actuelle, fondement commun à l’ensemble du réel, conduit au niveau macroscopique aux cercles des activités et au schéma emboîté du développement durable, développé en partie III, chapitre 13.C.
  • 3/ Un lien entre la pensée processive et la pensée d’Augustin Berque a été esquissé au chapitre 8.D. Une esquisse d’application à la géographie est tentée dans la partie III.

La pensée organique résout donc les problèmes posés. Paradoxalement, elle simplifie la compréhension du réel, permet de ne plus opposer les concepts, mais de les assembler dans un schème global. Elle permet ainsi de rejoindre les analyses intuitives (mises en œuvre et non explicitées, pensées « quasi-organiques » de fait ) des géographes humanistes comme Jean Brunhes, J.Beaujeu-Garnier, etc. Une approche processive de la géographie peut permettre de fonder une « géographie générale des potentialités » qui n’est pas l’ancien « possibilisme » des géographes. Cette approche constitue en outre le support de projets et d’analyses prospectives.

Nous allons maintenant entrer dans le détail de la potentialité réelle, qui comprend les multiplicités, les nexùs et les sociétés.

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Notes :

[1] Rappelons ici que A.N. Whitehead ne rejette pas la notion de substance en général, mais uniquement celle « qui n’a besoin que de soi pour exister » (Aristote, Catégories).
[2] PR 74-77 & 144-160
[3] PCN, préface vii.
[4] Note III de PCN, qui appartient à la seconde édition de PCN qui fut publié en 1924, donc après CN et REL. Elle est mentionnée par Palter, p.31, et par Hélal, p.115, n.107. A propos des objets physiques, Whitehead explique : « Une caractéristique essentielle d’un objet physique est que sa situation est une condition active pour sa perception. Pour cette raison, l’objet lui-même est souvent appelé la cause. Mais l’objet n’est cause que de manière dérivée, par sa relation à sa situation. Essentiellement, une cause est toujours un événement, c’est-à-dire une condition active » (p.90c (112) traduction H.Vaillant 2008).
[5] Lewis Ford, L’émergence de la métaphysique de Whitehead, p. 25 à 40
[6] Ford, EMW, 43.
[7] PR 52 a&b.
[8] PR 290-291.
[9] PR 291.
[10] PR 185e & 186a (307).
[11] C’est la définition donnée dans la 14ème catégorie d’explication, dans PR 24c.
[12] « la potentialité réelle est relative à une entité actuelle, un nexus, une société considérés comme point de vue à partir desquelles se définit le monde actuel » (PR 65c (136))
[13] PR 78.
[14] I.Leclerc, Whitehead’s metaphysics : an introductory exposition, p.177, cité par Didier Debaise, Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité, Vrin, 2006, p.108.
[15] Bebaise, 2006, p 109a.
[16] PR 90-91. Voir aussi l’analyse détaillée faite par Didier Debaise dans Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité, Vrin, 2006, pages 138 à 140.
[17] Debaise, 2006, 140b.
[18] Jean Ladrière, Aperçu sur la philosophie de Whitehead, p.169.
[19] Cet exemple répond à Jean-Louis Le Moigne dans La théorie du système général, page 72b. En effet, l’auteur pose la question de « l’objet dit « couteau de Jeannot », dont on avait changé le manche et remplacé la lame, et qui restait pourtant le même objet, le couteau de Jeannot. ». Son exemple, qui se veut une plaisanterie, exprime exactement le propos de Whitehead : le couteau est l’objet « pour couper », et c’est le « pour couper » qui lui donne la qualité d’objet, qui ne « passe pas ».
[20] PR 22 (73) et suiv.
[21] Michel Serres, Retour au Contrat Naturel, Bibliothèque de France, 2000, p.15b. Ce passage est illustré dans les figures 11-6 et II-7 page 322.
[22] idem.
[23] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La découverte, 1997, p.198
[24] Nous faisons référence à la théorie de l’abstraction extensive, et tous les travaux qui sont liés, récapitulés au chapitre 3 : ces travaux scientifiques permettent d’éviter la bifurcation de la nature
[25] En effet, Michel Lussault reprend les mêmes distinctions que Bruno Latour, et la citation de plusieurs des travaux de ce dernier dans sa bibliographie laisse penser que leurs références sont communes.
[26] Latour, 1997, p.122a.
[27] Michel Serres, Retour au Contrat naturel, BNF, 2000, p.15b. Michel Serres s’est beaucoup intéressé aux objets hybrides contemporains, comme « la guerre propre », ou « l’ingérence humanitaire ». Il en décrit quelques-uns dans Le tiers instruit, Francçois Bourin, 1991, 149p. Cette analyse est reprise et discutée par Gilbert Rist dans La culture otage du développement ?, L’Harmattan, 194, pages 49.
[28] Thierry Paquot, Demeure terrestre, Les éditions de l’imprimeur, collection Tranches de ville, 2005, 189 p. Cit. p.55.
[29] Gaston Pineau, Dominique Bachelard, Dominique Cottereau, Anne Moneyron (coord), Habiter la terre. Ecoformation terrestre pour une conscience planétaire, Préfaces de Michel Lussault, de Jean-Paul DELEAGE et de Denis CHARTIER, L’Harmattan, 2005, 291 p. Citation de la page 209a. Michel Lussault apporte son soutien dans cet ouvrage au changement culturel que suppose la redécouverte du lien entre la nature, le territoire et la communauté. La citation complète est la suivante : « Dans le contexte de ce changement culturel, l’éducation relative à l’environnement s’inspire du courant « biorégionaliste » (Traina et Darley-Hill, 1995). L’accent est mis sur le developpement d’un sentiment d’appartenance au milieu (si temporaire soit la migration qui nous y amène), indissociable d’un sens de la responsabilité envers ce dernier. Le milieu est celui de la communauté de vie à laquelle nous appartenons, ici et maintenant, notre « communauté biotique », selon l’expression d’Aldo Léopold (1949). Il s’agit de s’ouvrir à ce milieu, à cette communauté, d’apprendre à connaître le lieu et les gens, les entrelacs de la nature et de la culture, et d’y prendre racine, d’y appartenir : s’enraciner pour mieux s’y déployer, en harmonie avec les autres membres, humains et autres-qu’humains, de cette communauté de vie. C’est à partir des caractéristiques et des possibilités du milieu, valorisant également le talent des gens qui y vivent, que peuvent se développer entre autre des initiatives économiques locales ou régionales, alternatives, endogènes, dont la force permet d’établir des relations plus saines avec les économies d’ailleurs et d’échapper aux dictats de l’économie globale ». (souligné par nous).L’extrait est tiré de l’article de Lucie Sauvé, Tom Berryman, Carine Villemagne, intitulé « Terre en ville, Terre en vue, une pédagogie de l’appartenance », pages 191 à 211. L’ouvrage trace de nombreux liens entre la culture, les pensées, les végétaux, les organismes forestier, et la nature.
[30] En texte complémentaire.
[31] Exergue à son ouvrage L’homme et la terre.
[32] Lussault, 2007, 39a.
[33] PR 17d.
[34] Voir l’œuvre de Victor Lowe pour une présentation générale de l’œuvre de Whitehead, et en ce qui concerne les travaux scientifiques, la thèse de Guillaume Durand Des événements aux objets. La méthode de l’abstraction extensive chez A.N. Whitehead, Ontos Verlag 2007.
[35] Voir la thèse de Jean Nicod, préfacée par Bertrand Russell, et les travaux des professeurs d’universités Jules Vuillemin, Louis Couturat, Ferdinand Gonseth. Pour une approche générale : Xavier Verley, 2007.
[36] René Poirier, Essai sur quelques caractères des notions d’espace et de temps, Thèse de doctorat, Éditions Vrin, 1931, page 20a.
[37] Poirier, 1931, 374a.
[38] C’est le « sens robuste du réel » de Bertrand Russell, cité par J.C. Dumoncel.
[39] Colloque de l’Université de Lyon 2, mercredi 23 juin 2004, « Epistémologie de l’interface nature/société en géographie », Intervenants : J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier, texte de travail préparé par E.Delahaye et R.Garcier, 6 pages.
[40] Idem, p. 2/6
[41] Descola, Philippe, Leçon inaugurale faite le 29 mars 2001, Paris, Collège de France, 2001. p.14
[42] Rossi, G. L’ingérence écologique : Environnement et développement rural du Nord au Sud, CNRS Éditions,. 2000
[43] François Ost, La nature hors la loi, Paris, La Découverte, 2003.
[44] Bertrand G, « La nature en géographie, un paradigme d’interface », Université Toulouse le Mirail, Géodoc, 34, 1989, et aussi : Bertrand, G.et C., Une géographie traversière : l’Environnement à travers territoires et temporalités, Paris, Éditions Arguments, 2002.

10.C. Géographie non dualiste ?

10.C Conclusion :

Nous sommes arrivé au terme de l’analyse scientifique et philosophique des notions nécessaires pour répondre aux questions posées par le schéma de questionnement de la partie I. Ces questions étaient de caractériser les 5 invariants rencontrés dans la pratique, et de comprendre comment ces cinq invariants fonctionnent ensemble. L’exposé de la pensée organique a permis de tracer le lien entre l’analyse des entités ultimes et l’analyse de l’expérience ordinaire. Le schéma qui suit résume et illustre la démarche intellectuelle qui a permis de proposer la pensée organique comme une réponse à la question de Guy Di Méo et Pascal Buléon sur le dépassement de la dichotomie entre le matériel et l’idéel dans L’espace social (2005).

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Figure 10‑4 : schéma du lien proposé entre la philosophie et la géographie

La nouveauté des idées scientifiques et philosophiques de Procès et réalité (1995), et la nécessité d’en proposer un exposé pédagogique dans la présente thèse n’a pas permis de développer l’approche plus sociologique d’Aventure d’idées (1993). Ce développement est apparu prématuré ici. Il pourra être fait dans le prolongement de la thèse avec la prise en compte également des travaux d’application à l’urbanisme et à l’environnement de Joseph Grange (1997 et 1999, non encore traduits de l’américain). Un prolongement possible serait également le rapprochement du schéma de questionnement avec la schématisation de Jean-Claude Dumoncel (1998, p.212) et la schématisation de la thèse de Pierre-Jean Borey (2007). Nous avons abordé de manière détaillée la notion de préhension et de procès (processus interne et externe), mais l’approche détaillée de la notion d’immédiateté présentationelle et de lieu de tension est nécessaire pour aller plus loin. Cela ne nous semble pas nuire ici à l’approfondissement du schéma de questionnement en terme de pensée organique.

Le tableau qui suit est la confrontation du schéma de questionnement de la partie I avec le fruit de l’exposé de la partie II. Il montre comment l’analyse génétique au niveau microscopique pourrait permettre d’esquisser une analyse génétique au niveau macroscopique. Les termes des notions impliquées sont tous des termes du langage courant, ce qui semble bien montrer, dans le droit fil de nos démonstrations, la pertinence de cette explication, et l’adéquation de l’explication des faits concrets de l’expérience ordinaire. L’approche organique donne une explication aux trois niveaux d’interprétation de l’expérience décrits par la FPH (P.Calame) dans le Cahier de propositions : Le territoire, lieu des relations : vers une communauté de liens et de partage de septembre 2001 (voir chap 3.B.3. p.87). L’approche organique a des liens forts avec les 14 autres approches présentées en partie I, chapitre 3 (PRH, HFC, B.Vachon, W.Twitchett, AIU, P.Braconnier, G.Di Méo, R.Vidal-Rojas, J.De Courson, P.Destattes &MC Malhomme, P.Sansot, E.Dardel, A.Berque, AITF). Elle est donc bien un langage commun à l’ensemble de ces démarches.

La grande différence entre cette démarche et l’approche traditionnelle réside dans l’articulation des notions au sein du procès. Dans l’approche traditionnelle, ces notions sont disjointes à la base à cause d’une conception de la matière comme substance inerte et sans spontanéité. Dans la pensée organique la démarche est inverse : les notions sont unies à la base, dans le réel ; on ne trouve pas, dans la nature comme dans la société, de substance inerte mais des entités actuelles qui sont des procès de devenir. La disjonction est uniquement le résultat d’une bifurcation (PR 289-290) qui ne correspond pas à l’expérience quotidienne ordinaire. La principale bifurcation est le dualisme cartésien qui entraîne l’erreur du concret mal placé  (prendre l’abstraction pour le réel) et la référence implicite ultime à une notion de substance inerte et sans spontanéité. La pensée organique répond donc au souhait de dépassement de « la dichotomie du matériel et de l’idéel » souhaité par Guy Di Méo et Pascal Buléon.

Il est récapitulé dans le schéma qui suit l’ensemble des acquis des parties I et II. Le schéma de la concrescence et de la transition présenté aux chapitres 7 et 8 s’enrichit ici de l’analyse de la dualité entre le pôle physique et le pôle mental qui est à la source de tous les dualismes apparents. Ce schéma se réfère au concret, au réel lui-même. Il n’est pas un modèle, une théorie, mais l’expression imagée du schème organique qui interprète l’expérience. Ce schème restera toujours à affiner en fonction de nos observations, de nos analyses, de nos « gouttes d’expérience ».

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Figure 10‑5 : Schéma de synthèse: la structure de l’expérience

Assurés maintenant de l’intérêt de la pensée organique, nous pouvons sans plus attendre la mettre en œuvre pour la définition des objets géographiques en cette fin de partie II. Ces définitions permettront des applications géographiques en partie III.

Chapitre 10 : Géographie non-dualiste /10.A. Du micro au macro

Chapitre 10 : La sortie de la dichotomie matériel/idéel ; Vers une dimension de transcendance non dualiste en géographie :

Arrivé à ce point de notre démarche, et à la suite de l’exposé des principaux éléments de la pensée organique, il est possible de proposer une réponse à la question posée par Guy Di Méo et Pascal Buléon sur le dépassement de « la dichotomie du matériel et de l’idéel ». Les cinq invariants de l’expérience mis en évidence dans la partie I sont des réalités ontologiques fortes de la pensée organique, et leurs relations sont explicitées à travers les deux temps du procès : microscopique (concrescence), et macroscopique (transition). Nous allons montrer que toutes les formes de dualisme se ramènent tous à cette dualité entre le pôle physique et le pôle mental.

10.A. Le schéma de synthèse de la structure de l’expérience, du microcosme au macrocosme. Positionnement de l’axe de dichotomie, et piste de travail dans l’enquête pour le dépassement de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel ».

10.A.1. Les deux temps du procès : microcosme et macrocosme

Jusqu’à présent, la description du procès a été microscopique, avec un certain nombre d’exemples pris dans le domaine macroscopique. Comment s’opère le passage du microscopique au macroscopique ? « Chaque entité répète en microcosme ce que l’univers est en macrocosme » [1] déclare Alix Parmentier à la suite de A.N. Whitehead. Le mode d’investigation de Whitehead pour la structure ultime de la réalité est la vie ordinaire de l’homme : il puise dans les exemples de la vie quotidienne. Le tableau qui suit montre comment s’opère le passage du microscopique au macroscopique. Plusieurs images simples permettent de comprendre ce passage. La première est celle du chimiste qui passe de la molécule à la mole avec l’utilisation du « Nombre d’Avogradro » [2] : une mole contient environ 6,022 X 1023 entités atomiques. Le chimiste qui raisonne en moles passe donc en permanence des entités atomiques aux entités macroscopiques de notre quotidien, le quotidien étant pour lui le nombre de moles de la goutte qui sort de sa pipette au laboratoire. Une deuxième image est celle de l’informaticien qui passe du « bit » [3] de base au Mégabit, voire maintenant au Gigabit (109 bits) : on passe ainsi d’une quantité élémentaire d’information à un très grand nombre. La pensée organique ne fait pas autre chose en passant de l’entité actuelle (microscopique) au réel macroscopique (les nexus et les sociétés qui seront étudiées dans le chapitre 11) . Cela rejoint le raisonnement multiscalaire du géographe qui sera abordé au chapitre 13 et appliqué à la région « Entre Vosges et Ardennes » au chapitre 14, puis à l’Europe au chapitre 15). La pensée organique élargit le raisonnement multiscalaire du géographe depuis le microscopique jusqu’aux galaxies. La différence de la pensée organique avec les deux exemples cités est que le « passage du micro au macro » n’est pas uniquement quantitatif, mais aussi qualitatif : il y a dans la concrescence une synthèse des identités, et les niveaux sont liés entre eux par la transition. Les préhensions dans la concrescence sont inséparables des valeurs morales et universelles. L’unité du micro et du macro constitue une unité de procès. Au chapitre 11 est expliqué que l’individu de base est l’entité actuelle : l’homme est composé de sociétés d’entités actuelles toutes en relations internes les unes avec les autres, il est une société structurée. Les relations du micro au macro ne sont pas d’ordre statistique : elle se réfèrent au concret de l’entité actuelle.

Microscopique
(concrescence)
Macroscopique
(transition)
Forme une nouvelle entité qui unifie en elle la multiplicité de l’univers Renvoie cette entité nouvelle, en l’objectivant, à la multiplicité de l’univers.
Passage du multiple à l’un :
– de la publicité à la privauté
– de l’objectivité à la subjectivité
– de l’immortalité objective à l’existence immédiate.
Passage de l’un au multiple (additionné d’une unité)
– de la privauté à la publicité
– de la subjectivité à l’objectivité
– de l’immédiateté subjective à l’immortalité objective
Immédiateté Objectivation
Conversion de conditions simplement réelles en actualité déterminée. Passage de l’actualité achevée en actualité en voie d’achèvement.
Croissance du réel à l’actuel.

(le présent est l’immédiateté du procès téléologique par lequel la réalité devient actuelle).

Passage de l’actuel au « simplement réel ».

(le futur n’est que réel, il n’a pas d’actualité formelle dans le présent)

Procès téléologique (exercice de la causalité finale). Procès efficient (exercice de la causalité efficiente).
Fournit les fins actuellement atteintes. Fournit les conditions qui régissent réellement l’achèvement de l’actualité.
Procès organique, de phase en phase, chaque phase de la concrescence étant la base réelle à partir de laquelle la suivante continue vers l’achèvement de l’entité actuelle. Expansion de l’univers qui, à chaque stade de cette expansion, est un organisme.
Auto‑création, en laquelle l’entité actuelle est créature de la créativité. Co‑création du monde transcendant, en laquelle l’entité est un caractère conditionnant la créativité.
L’analyse qui correspond à cet aspect de l’actualité est une analyse génétique, qui considère l’entité formaliter. L’analyse qui correspond à cet aspect de l’actualité est une analyse coordonnée, qui considère l’entité objective.
Exercice du pôle mental dans son rôle de détermination et réalisation de l’idéal propre du sujet concrescent (sa visée subjective ). Exercice du pôle mental (3) dans son rôle de détermination de l’efficience relative des divers sentirs du sujet qui intervien­dront dans les objectivations de ce sujet.
Le passé (pôle physique) se transforme en une nouvelle création. Le sujet devient élément du pôle physique d’une nouvelle création.

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Figure 10‑1 : Les deux temps du procès : microcosme et macrocosme (Source ; Alix Parmentier, La philosophie de Whitehead, p.284-285).

Dès lors, il n’est pas étonnant qu’en faisant dans la présente thèse le chemin inverse, nous retrouvions l’expérience. Ce point a été éclairci lors d’un dialogue avec le philosophe Jean-Marie Breuvart.

La bipolarité au niveau de l’unité d’expérience, au niveau microcosmique, se retrouve au niveau macrocosmique du procès de l’Univers : le pôle mental est alors la nature primordiale de Dieu, «l’Âme concevant les idées » (AI 355), et le pôle physique est le monde du changement, le monde fini. Les deux pôles sont aussi nécessaires l’un que l’autre à l’Univers. Il y a passage de l’actuel au simplement réel parce que le passé est une actualité qui s’est objectivée, ou plutôt un nexus d’ac­tualités, alors que le futur est seulement réel : il est pour le présent comme un objet pour un sujet (AI 250), il n’a pas en lui d’actualité formelle. Il a cependant en lui une réalité objective, une existence objective, «car il est inhérent à la constitution de l’actualité pré­sente, immédiate, qu’un futur doive la remplacer. Ainsi les condi­tions auxquelles ce futur doit se conformer, y compris les relations réelles au présent, sont‑elles réellement objectives dans l’actualité immédiate » (PR 215).

Alix Parmentier [4] explique que cette existence objective du futur dans le présent diffère évidemment de celle du passé dans le présent. Car le passé est constitué d’occasions particulières, dont chacune, en son existence objective individuelle, coopère à la causalité effi­ciente que le passé exerce sur la nouvelle concrescence. Mais dans le futur il n’y a pas d’occasions actuelles déjà constituées, qui exer­ceraient sur le présent une causalité efficiente. Quelle est donc l’existence objective du futur dans le présent ? Elle se présente comme la nécessité qu’un futur d’occasions actuelles vienne remplacer celles du présent, et la nécessité que ces occasions se conforment aux conditions inhérentes à celles du présent. C’est ainsi que « le futur appartient à l’essence du fait présent », mais sans avoir «aucune autre actualité que l’actualité du fait présent. Mais ses relations particulières au fait présent sont déjà réalisées dans la nature du fait présent (AI 251).

Le procès de devenir est bipolaire (PR 45), comme on l’a vu précédemment au niveau de l’analyse d’une entité actuelle (ci-dessus p. 252 sq. ).

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Notes :

[1] Voir PR 215 :
« Chaque entité actuelle, bien qu’elle soit complète en ce qui concerne son procès microscopique, est cepen­dant incomplète en raison de ce qu’elle inclut objectivement le pro­cès macroscopique » (PR 215).
Sur les rapports du microscopique et du macroscopique en fonction de la notion d’organisme, voir PR 128 ; en fonction des notions combinées d’organisme et de procès : PR 215. Whitehead souligne l’analogie de cette partie de sa doctrine avec la philosophie hégélienne :
« L’univers est à la fois la multiplicité des res verae et la solidarité des res verae. La solida­rité est elle‑même l’efficience de la res vera macroscopique incar­nant (embodying) le principe de permanence illimité [il s’agit de la nature primordiale de Dieu, évaluation conceptuelle illimitée de la potentialité] qui acquiert une nouveauté grâce au flux. La multipli­cité est composée de res verae microscopiques, chacune incarnant le principe de flux limité qui acquiert une permanence à jamais (everlasting). D’un côté, l’un devient multiple ; et de l’autre côté, le multiple devient un. Mais ce qui devient est toujours une res vera, et la concrescence d’une res vera est le développement d’un but subjectif » (PR 167).
C’est dire qu’en chaque actualité s’accomplit le devenir du monde, qui est le développement d’une idée divine, d’un idéal reçu de la nature primordiale de Dieu. Whitehead ajoute, très explicitement :
« Ce développement n’est rien d’autre que le déve­loppement hégélien d’une idée » (PR 167).
Mais W.A. Christian voit dans ces mots une « considérable exagération ». (An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, p. 81), en ce sens que la concrescence n’est pas un procès dialectique au sens hégélien.
– Notons d’autre part que c’est l’élaboration de cet aspect de la philosophie de l’organisme qui donne l’interprétation de l’expérience religieuse de l’humanité (PR 167). C’est sur cette élaboration que porteront prin­cipalement les chapitres IX et suivants de notre étude.
[2] « Le nombre d’Avogadro (du physicien Amedeo Avogadro), ou constante d’Avogadro, est le nombre d’entités dans une mole. Il correspond au nombre d’atomes de Carbone dans 12 grammes de l’isotope 12 du Carbone. De par sa définition la constante d’Avogadro possède une dimension, l’inverse d’une quantité de matière, et une unité d’expression dans le système international : la mole à la puissance moins un ». Cette définition est donnée et complétée sur le site suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Nombre_d’Avogadro. Pour la définition de la mole, voir le site http://www.bipm.org/fr/si/si_brochure/chapter2/2-1/mole.html.
[3] « Le bit est une unité de mesure en informatique désignant la quantité élémentaire d’information représentée par un chiffre du système binaire. On en doit l’invention à John Tukey et la popularisation à Claude Shannon ». Cette définition est donnée et détaillée sur le site suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bit.
[4] Alix Parmentier, PhW, 1968, p.286b.

9.C.Les catégories organiques

9.C.  La présentation générale des catégories organiques :

Les catégories sont de quatre types:

  • La Catégorie de l’Ultime, la Créativité, dont l’abréviation sera CU,
  • Les Catégories d’Existence, dont les abréviations seront CX1 à CX8,
  • Les Catégories d’Explication, dont les abréviations seront CE1 à CE27,
  • Les Catégories d’Obligation (ou Obligations Catégoriales) dont les abréviations sont CO1 à CO9.

Ces catégories ont été rassemblées dans le tableau ci-après, et sont décrites dans le texte exact et complet que Whitehead lui-même a placé en tête de Procès et réalité. Le but est de permettre au lecteur de former sa propre sensation de l’ensemble du schème organique dans son contexte original. En effet, tous les éléments en sont interdépendants, « organiques » et ne peuvent être saisis que les uns par les autres.

En préalable, voici quelques commentaires qui font la liaison avec les analyses des chapitres précédents qui ont utilisé ces catégories. En effet, les premières catégories de chacun des types ont été analysées le plus soigneusement possible en rapport avec leur utilisation en géographie.

  • La catégorie CX1 (l’entité actuelle) est analysée ci-dessus au chapitre 7.B. Dans la définition organique des objets géographiques l’entité actuelle remplace la notion d’actant de Michel Lussault (voir au chapitre 11, A&B). L’entité actuelle remplace la notion d’« atome » de notre scolarité. Elle est appelée à être enseignée tôt ou tard dès le plus jeune age psi l’on veut promouvoir l’« unité subjective » de la personne, plutôt que les dissociations et disjonctions actuelles (Morin [1]).
  • La catégorie CX2 (l’(ap)préhension) est analysée avec la phase « a » du procès de concrescence au chapitre 11.B.2 : on y montre comment ce terme est utilisé couramment dans le quotidien. La pensée organique est l’analyse de ce quotidien.
  • La catégorie CX3 (le nexus) est analysée au chapitre 7.C.
  • La catégorie CX4 fait partie de la préhension. C’est probablement sa dissociation quasi systématique des éléments concrets de l’expérience dans la culture moderne dualiste qui oblige à l’élever au rang de catégorie.
  • La catégorie CX5 (les objets éternels) est analysée avec la phase « b» du procès de concrescence au chapitre 8.C.1. L’objet éternel est synonyme de potentialité pure (ou générale [2]). La référence à la potentialité permet de rejoindre le quotidien, tout en permettant une utilisation technique du terme.
  • La catégorie CX6 (les propositions) est analysée avec la phase « c» du procès de concrescence aux chapitre 8C.2 à 8.C.4. Le terme « proposition » est utilisé couramment dans le langage quotidien. La pensée organique est l’analyse de ce quotidien. « Proposition » est synonyme de potentialité hybride [3] , ce qui permet de le relier à la potentialité pure (ou objets éternels) et à la potentialité réelle (les actualisations).
  • La catégorie CX7 (les multiplicités) est analysée en même temps que les nexùs(CX3),
  • La catégorie CX8 (les contrastes) fait l’objet d’une symbolisation en « triangle » dans les schémas de concrescence. Un exemple concret (le cheminement d’une proposition de l’ingénieur jusqu’au Conseil Municipal) est fourni en partie I, chapitre 2.F.1. (figure 2.14). et exemple montre comment la vie quotidienne est remplie de contrastes. Ce terme n’est pas réservé l’Art (à la peinture, à la photographie ou au cinéma) …
  • La catégorie CE9 (le procès) est analysée au chapitre 9.A. : il est montré comment ce terme est utilisé couramment dans le quotidien. La pensée organique est l’analyse de ce quotidien.
  • Les catégories d’obligation ont été analysées globalement au chapitre 8.B.6.

Aller plus loin dans la présentation serait une autre thèse. On constate que les termes techniques de la pensée organique sont des termes du quotidien (principes de Crosby présentés en partie I, chapitre 1.E.7.). La démonstration en a été faite de façon soignée pour les termes d’appréhension, de procès, de proposition, de potentialité, de contraste, de société. Elle pourrait être poursuivie avec les termes d’ objectivation, d’ actualisation, d’ harmonie, d’ intensité, de liberté, … Chacun pourra dans son expérience personnelle quotidienne, ses rencontres et ses lectures, faire ses propres observations.

Pour faire le lien à la géographie, cette insistance de Whitehead sur les faits (CX1à8, les faits concrets, manifestes, intimes, potentiellement déterminés, …) rejoint l’insistance du géographe Jean Brunhes sur les « faits essentiels » de La géographiques humaine (1956). Ses faits de géographie humaine « sont classés par ordre de complexité croissante.- de la géographie des premières nécessités vitales (besoins physiologiques fondamentaux : manger, dormir, se vêtir) jusqu’à la géographie politique et, dans son sens le plus général, à la géographie de l’histoire » [4]. Il propose alors 3 groupes et six types de faits essentiels : faits d’occupation improductive du sol (maisons et chemins), faits de conquête végétale et animale (champs cultivés et animaux domestiques), faits d’économie destructive (exploitations minérales et dévastations végétales ou animales). Avec l’accélération de l’histoire depuis 1942 et l’irruption dans la vie des hommes de nouveaux objets géographiques (hybrides entre potentialités pures -ex : mathématiques- et potentialités réelles -ex : actualisations, sociétés-), cette liste est appelée à évoluer, et les définitions de l’objet géographique de notre chapitre 11 (et son tableau synthétique en 11.B.3.) sont un pas en ce sens. On voit donc que les catégories sont la base des notions géographiques utiles à ces recherches futures.

Catégorie de l’Ultime : la Créativité.

Figure 9‑5 : Catégorie de l’Ultime (CU) (Source: PR 21 (72))

Tableau des Catégories d’existence (CX1 à CX8)
CX1 : Les entités actuelles (aussi appelées occasions actuelles d’expérience). Ou Réalités finales, ou Res Verae CX2 : Les Préhensions,

ou Faits concrets de Relation

CX3 : Les Nexus,

ou Faits Manifestes.

CX4 : Les formes subjectives,

Ou Faits intimes.

CX5 : Les Objets Eternels,

Ou Pures possibilités pour le fait d’être Déterminé spécifiquement, ou Formes de définités [5].

CX6 : Les Propositions,

ou Faits potentiellement déterminés.[6]

CX7 : Les Multiplicités,

Ou Disjonctions Pures d’Entités diverses.

CX8 : Les Contrastes,

Ou Modes de Synthèse des Entités dans une Préhension, ou Entités modélisées.

(Contrastes de contrastes, puis contrastes de contrastes de contrastes, et ainsi de suite).

Figure 9‑6 : Les Catégories de l’existence (CX1 à 8) (Source : PR 22 (73))

Tableau des Catégories d’Explication (CE1 à CE27)

(ces catégories sont présentées en 3 colonnes de 9 catégories)

CE1 : Le monde actuel est un procès, et le procès est le devenir des entités actuelles. Les entités actuelles sont donc des créatu­res ; elles sont aussi appelées « occasions actuelles ». CE10 : La première analyse d’une entité actuelle en ses éléments les plus concrets la fait apparaître comme étant une concres­cence de préhensions, qui ont leur origine dans le procès de son deve­nir. Toute analyse plus approfondie est une analyse de préhensions. L’analyse en termes de préhensions est appelée « division ». CE19 : Les types fondamentaux d’entités sont les entités actuelles et les objets éternels. Les autres types d’entités expriment seulement comment toutes les entités des deux types fondamentaux sont en communauté réciproque dans le monde actuel.
CE2 : Dans le devenir d’une entité actuelle, l’unité potentielle des multiples entités dans leur diversité disjonctive – actuelles et non-actuelles – acquiert l’unité réelle (real) de l’entité actuelle unique ; de sorte que l’entité actuelle est la concrescence réelle de multiples potentiels. CE11 : Toute préhension comprend trois facteurs :
– Le sujet qui préhende, c’est-à-dire l’entité actuelle dont cette préhension est un élément concret ;
– Le donné (datum) qui est préhendé ;
– La forme subjective, qui exprime comment ce sujet préhende ce donné.Les préhensions d’entités actuelles – c’est-à-dire les préhen­sions dont les data impliquent des entités actuelles – sont appelées préhen­sions physiques ; les préhensions d’objets éternels sont appelées préhensions conceptuelles. Les formes subjectives de ces deux types de préhensions n’impliquent pas nécessairement la conscience
CE20 : « Fonctionner » signifie apporter une détermination aux entités actuelles dans le nexus d’un certain monde actuel. Le caractère déterminé et l’identité propre (self-identity) d’une entité ne peu­vent donc faire abstraction de la communauté des différents fonctionne­ments de toutes les entités. La détermina­tion est analysable en défini­tude et position : la définitude est l’illustration d’objets éternels sélec­tionnés, et la position est le statut relatif des entités actuelles dans un nexus
CE3 : Dans le devenir d’une entité actuelle, sont en devenir également les préhensions nouvelles, les nexùs, les formes subjecti­ves, les propositions, les multiplicités et les contrastes ; mais il n’y a pas d’objets éternels nouveaux. CE12 : Il existe deux espèces de préhensions :
(a) Les « préhensions positives », appelées « sentirs » (feelings).
(b) Les « préhensions négatives » qui sont dites « éliminées du sentir ».[7] Les préhensions négatives ont aussi des formes subjecti­ves. Une préhension négative maintient son datum inopérant dans la [24] concrescence progressive des préhensions constituant l’unité du sujet.
CE21 : Une entité est actuelle quand elle a une signification pour elle-même : par quoi l’on veut dire qu’une entité actuelle fonc­tionne eu égard à sa propre détermination. Ainsi, une entité actuelle joint l’identité du soi (self-identity) à la diversité du soi (self-diversity).[8]
CE4 : La potentialité d’être un élément dans une concrescence réelle [9] fusionnant des entités multiples en une actualité unique est l’unique carac­tère métaphysique général attaché à toutes les entités, actuelles ou non [c’est-à-dire aux entités actuelles et aux objets éter­nels] [10]; et chaque élément de son univers est impliqué dans chaque concres­cence. En d’autres termes, il appartient à la nature d’un « être » d’être un potentiel pour tout « devenir ». C’est le « principe de relativité ». CE13 : Il y a de nombreuses espèces de formes subjectives, telles que les émotions, les valuations, les intentions, les adver­sions [11], les aversions, la conscience, etc. CE22 : Une entité actuelle, en fonctionnant pour elle-même, joue différents rôles dans sa formation propre (self-formation), sans perdre son identité propre (self-identity). Elle est auto­créatrice, et dans son procès de création elle transforme sa diversité de rôles en un unique rôle cohérent. Ainsi, le « devenir » est la transformation de l’incohérence en cohérence, et dans chaque cas particulier il cesse quand ce but est atteint.
CE5 : Deux entités actuelles ne peuvent avoir pour origine un univers identique, même si la différence entre les deux univers consiste seulement [23] en ce que certaines entités actuelles font partie de l’un et pas de l’autre, et que chaque entité actuelle introduit dans le monde des entités subordonnées. Les objets éternels sont les mêmes pour toutes les entités actuelles. Le nexus d’entités actuelles de l’univers corrélé à une concrescence est appelé « le monde actuel »[12] corrélé à cette concrescence. CE14 : Un nexùs est un ensemble d’entités actuelles dans l’unité de la relationalité constituée par leurs préhensions mutuelles, ou, inversement – ce qui revient au même – constituée par leurs objectivations mutuelles. CE23 : Cet auto-fonctionnement est la constitution interne réelle d’une entité actuelle. C’est l’« immédiateté » de l’entité actuelle. Une entité actuelle est dite le « sujet » de sa propre immédiateté.
CE6 : Chaque entité dans l’univers d’une concrescence donnée peut, dans la mesure où est concernée sa nature propre, être impliquée dans cette concrescence selon l’un ou l’autre de multiples modes ; mais en fait elle n’est impliquée que selon un seul mode : ce mode particu­lier d’impli­cation ne devient totale­ment déterminé que par cette concres­cence, bien qu’il soit conditionné par l’univers corrélé. Cette indétermi­nation, rendue déterminée dans la concres­cence réelle, constitue la signifi­cation du terme « potentialité ». Puisqu’il s’agit d’une indéter­mination condi­tionnée, on l’appellera « potentialité réelle ». CE15 : Une proposition est l’unité de certaines entités actuelles dans leur potentialité à constituer un nexus, avec sa relationalité potentielle partiellement définie par certains objets éternels ayant l’unité d’un unique objet éternel complexe. Les entités actuelles mises en jeu sont appelées les « sujets logiques » », et l’objet éternel complexe le « prédicat ». CE24 : Le fonctionnement d’une entité actuelle dans la créa­tion de soi d’une autre entité actuelle est l’« objectivation » de la première pour la seconde. Le fonctionnement d’un objet éternel dans la création de soi d’une entité actuelle est appelé l’« ingression » de l’objet éternel dans l’entité actuelle.
CE7 : Un objet éternel ne peut être décrit qu’en fonction de sa potentialité d’ingression dans le devenir des entités actuelles ; son analyse ne révèle que d’autres objets éternels. C’est un pur potentiel. Le terme « ingression » désigne le mode particu­lier selon lequel la potentialité d’un objet éternel se réalise dans une entité actuelle particulière, contribuant à la définitude de cette entité actuelle. CE16 : Une multiplicité consiste en de multiples entités, et son unité est constituée par le fait que toutes ses entités constituantes satis­font individuellement au moins à une condition qu’aucune autre entité ne satisfait.
Tout énoncé concernant une multiplicité particulière peut être exprimé :
– soit comme se rapportant séparément à tous ses membres
– soit comme se rapportant séparément à certains de ses membres indéfinis,
– soit comme niant l’un de ces énoncés.
Un énoncé qui ne peut être exprimé sous cette forme n’est pas un énoncé sur une multiplicité, bien qu’il puisse être un énoncé sur une entité étroi­tement associée à une certaine multiplicité, c’est-à-dire systématique­ment associée à chacun des membres de cette multipli­cité.
CE25 : La phase finale du procès de concrescence, qui consti­tue [26] une entité actuelle, est un sentir unique, complexe et complètement déter­miné. Cette phase finale est appelée la « satisfaction ». Elle est complè­tement déterminée en ce qui concerne :
a) sa genèse,
b) son caractère objectif pour la créativité transcendante,
c) sa préhension – positive ou négative – de chaque  élément de son univers.
CE8 : Une entité actuelle exige deux descriptions :

l’une qui analyse sa potentialité d’« objectiva­tion » dans le devenir d’autres entités actuelles,

l’autre qui analyse le procès qui constitue son propre deve­nir.

Le terme « objectivation » désigne le mode particulier selon lequel la potentialité d’une entité actuelle se réalise dans une autre entité actuelle

CE17 : Tout ce qui est un datum pour un sentir a une unité en tant que senti. Les nombreux composants d’un datum com­plexe ont donc une unité : cette unité est un « contraste » d’entités. En un sens, ceci signifie qu’il existe un nombre infini de catégories d’existence, puisque la synthèse d’entités en un contraste produit en général un nouveau type existentiel. Par exemple, une proposition est, en un sens, un « contraste ». Pour les fins pratiques de l’« entendement humain », il suffit de considérer quelques types d’existence de base, et de réunir en bloc les types les plus dérivés sous l’appellation de « contras­tes ». Le plus important de tels « contrastes » est le contraste « affirmationnégation » dans lequel une proposition et un nexus réalisent leur synthèse en un unique datum, les membres du nexus étant les « sujets logiques » de la proposition. CE26 : Chaque élément du procès génétique d’une entité actuelle a une fonction consistante en soi (self-consistent), et cependant complexe, dans la satisfaction finale.
CE9 : Comment une entité actuelle devient constitue ce que cette entité actuelle est, en sorte que les deux descriptions d’une entité actuelle ne sont pas indépendantes. Son « être » est constitué par son « devenir ». C’est le « principe du procès ». CE18 : Chaque condition à laquelle se conforme le procès du devenir dans un cas particulier quelconque a sa raison soit dans le caractère de quelque entité actuelle appartenant au monde actuel de cette concres­cence, soit dans le caractère du sujet qui est en procès de concres­cence.[13] Cette catégorie de l’explication est appelée « principe ontologique ». On pourrait aussi l’appeler « principe de causalité efficiente et finale ». Ce principe onto­logique signifie que les entités actuelles sont les seules raisons, de sorte que chercher une raison, c’est chercher une ou plusieurs entités actuelles. Il s’ensuit que toute condition à laquelle doit satisfaire une entité actuelle dans son procès est l’expression d’un fait concernant soit les « constitutions internes réelles » de certaines autres entités actuelles, soit la « visée subjective » qui conditionne ce procès. CE27 : Dans un procès de concrescence, il y a une succession de phases en lesquelles naissent de nouvelles préhensions par intégra­tion des préhensions des phases antécédentes. Dans ces intégrations, les « sentirs » contribuent par leurs « formes subjectives » et leurs « data » à la formation de nouvelles préhensions intégrantes ; mais les « préhensions négatives » n’y contribuent que par leurs « formes subjectives ». Le procès se poursuit jusqu’à ce que toutes les préhensions soient devenues des composants de l’unique satisfaction intégrante déterminée.

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Figure 9‑7 : Tableau des Catégories d’Explication (CE 1 à 27)

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Voici maintenant le tableau des Catégories d’obligation (C01 à CO9)  

(ces catégories sont présentées en 3 lignes de 3 catégories)

CO1 : L’Unité Subjective :

Les sentirs (…) ont vocation à l’intégration en raison de l’unité de leur sujet. (…)

CO2 : L’Identité Objective :

Il ne peut y avoir duplication d’aucun élément dans le donné objectif de la « satisfaction » d’une entité actuelle, s’agissant de la fonction de cet élément dans cette « satisfaction ». (…)

CO3 : La Diversité Objective

Il ne peut y avoir coalescence de divers éléments dans le donné objectif d’une entité actuelle en ce qui concerne les fonctions de ces éléments dans cette satisfaction. (…)

CO4 : L’évaluation conceptuelle :

De chaque sentir physique dérive un sentir purement conceptuel dont le donné est l’objet éternel qui détermine la définité de l’entité actuelle ou du nexus physiquement ressenti. (…)

CO5 : La réversion conceptuelle :

Il y a une origine secondaire des sentirs conceptuels avec les données qui sont partiellement identiques aux objets éternels formant les données de la première phase du pôle mental, et partiellement différente d’eux. La diversité est une diversité pertinente par rapport au but subjectif. (…)

CO6 : La Transmutation :

(…) dans une phase ultérieure d’intégration de ces sentirs physiques simple avec le sentir conceptuel dérivé, le sujet préhendant peut transmuer le donné de ce sentir conceptuel en caractère d’un nexus (…). Le donné complet du sentir transmué est un contraste avec l’objet éternel. Ce type de contraste est l’une des significations de la notion de « qualification de la substance physique par la qualité ». (…)

CO7 : L’Harmonie subjective :

Les évaluations des sentirs conceptuels sont mutuellement déterminées par la capacité de ces sentirs à s’adapter pour être des éléments contrastés congruents avec le but subjectif. (…)

CO8 : L’Intensité Subjective :

Le but subjectif, dans lequel le sentir conceptuel trouve son origine, se rapporte à l’intensité du sentir dans le sujet immédiat, et dans le futur pertinent. (…) la détermination du futur pertinent et le sentir anticipateur permettant d’assurer son degré d’intensité sont des éléments qui affectent le complexe immédiat du sentir.

CO9 : La Liberté et la Détermination :

(…) dans chaque concrescence, (…) il y a un toujours un reste qui relève de la décision du sujet-superjet de cette concrescence. Dans cette synthèse, le sujet-superjet est l’univers, et au-delà, il y a non-être. Cette décision finale est la réaction de l’unité du tout à sa propre détermination interne. Cette réaction est la modification finale de l’émotion, de l’appréciation et du dessein. (…)

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Figure 9‑8 : Tableau des Catégories d’Obligation (CO 1 à 9)

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Notes :

[1] Notons que si Edgar Morin est cité ici, c’est parce qu’il se montre plus critique que Whitehead sur toutes les disjonctions et dissociations des notions, qui entraînent la fragmentation des savoirs et en définitive l’éclatement de nos sociétés. Edgar Morin a également un souci pédagogique et de vulgarisation que Whitehead n’a pas eu dans ses écrits. Faire le lien entre Edgar Morin et Whitehead serait une nouvelle thèse vu l’étendue de la culture d’Edgar Morin et l’absence d’index des notions et des noms dans son œuvre. Ses bibliographies témoignent de sa connaissance de Whitehead. Eu égard à l’œuvre immense d’Edgar Morin, Whitehead présente l’avantage paradoxal d’être plus synthétique. Oserons-nous tenter un jour le rapprochement des 5 tomes de La méthode avec les 5 phases du Procès de concrescence ? Cela ne s’éloignerait pas de l’objectif commun à Whitehead et Edgar Morin d’une politique de l’homme.
[2] PR 65 c (136).
[3] PR 185e-186a
[4] Jean Brunhes (1956), p.18b.
[5] Henri Vaillant traduit cette catégorie de la façon suivante: “Les Objets Eternels, ou Purs Potentiels pour la Détermination Spécifique du Fait, ou Formes de Définitude. » ; Il précise que J-M. Breuvart traduit Forms of Definiteness par Formes de spécificité, ou Formes de définition (DSMR 517) ; J. Ladrière par formes de détermination définie. La traduction qu’il adopte est celle d’A. Parmentier (PhW 206, n. 42).
[6] Henri Vaillant traduit cette catégorie de la façon suivante :  « Les Propositions, ou États de Fait en Détermination Poten­tielle, ou Potentiels Impurs pour la Détermination Spécifique des États de Fait, ou Théories ». L’expression de potentialité hybride pour les proposition trouve sa justification sous la plume de Whitehead en PR 185e-186a dans les termes suivants : « Une proposition est une nouvelle sorte d’entité. C’est un hybride entre pures potentialités et actualisation ».
[7] Voir A. Parmentier, qui précise et commente ainsi ce passage : « Une préhension est dite positive quand elle intègre son datum dans la synthèse de l’entité actuelle en voie de concrescence. Elle est alors appelée un sentir (feeling). Elle est dite négative quand elle exclut son datum de la synthèse, quand elle l’élimine du sentir » (PhW 220)
[8] Voir DSMR II, Ch.I, p.297, où J-M. Breuvart analyse la définition de l’entité actuelle en référence à la notion de signification.
[9] Note des éditeurs américains : « Dans la marge, Whitehead a noté : « Cf. le Sophiste de Platon, 247, i.e. la diversité disjonctive est potentialité.»
[10] le crochet explicatif est de D.W.Sherburne (A key to Whitehead’s Metaphy­sics).
[11] Cf PhW 202 (n.22) qui commente ce terme d’adversionadversion, qui pourrait être traduit par attraction (voir Imm. 696), désigne une forme spéciale d’appétition à l’égard d’un objet éternel (voir PR 120) qui implique un accroissement d’intensité de la forme subjective ; l’aversion implique au contraire une diminution d’intensité (voir PR 167) »
[12] « the actual world », « monde actuel » ou « monde de l’actualité » lorsque l’adjectif actuel est trop trompeur. J-C. Dumoncel, dans son étude Whitehead ou le cosmos torrentiel (Arch. Phil., T.47, 1984, p.575) traduit actual world par monde ambiant. George L. Kline, dans son essai Forme, concrescence et concretum précise la terminologie de la façon suivante : « …une concrescence tire (activement) son origine d’un monde actuel2 (passif) (PR 22-23 [Cat. Expl. 5]), et… les concreta fonctionnent (passivement) comme des « objets pour une préhension [active] dans le présent » (AI 251 ; cf PR 65). »
[13] Cette catégorie, ce « principe général » rappelé ici, est mis en relief par J. Ladrière dans son essai Aperçu sur la philosophie de Whitehead, op. cit., p. 173.

9.B. Les valeurs

9.B. La notion d’importance (les valeurs). Introduction aux catégories d’obligation.

La notion d’importance est celle qui introduit aux valeurs. Elle est utilisée quotidiennement pour attirer l’attention de l’interlocuteur sur tel ou tel fait, notion, situation. Elle ne concerne pas les faits directement, mais la manière de regarder les faits : elle oriente le regard, focalise l’attention. Elle donne un sens et une direction à la préhension. C’est elle qui indique la valeur. Whitehead lui a consacré un chapitre entier dans son ouvrage Mode de pensée de 1938, écrit à la fin de sa deuxième carrière[1]. On trouve un exemple de cette notion dans le travail de Michel Lussault L’homme spatial. La notion d’importance y apparaît aux pages 22 (2), 30, 138, 324.

Chacun peut observer dans sa vie quotidienne la fréquence de l’utilisation de cette notion, et ainsi découvrir les valeurs qui sont véhiculées à travers les écrits, les paroles des autres, ses propres paroles, les mass-médias.

9.B.1. Présentation des catégories d’obligation (l’unité/diversité, l’identité, les valeurs, l’harmonie, …) :

Le même travail peut être réalisé pour les catégories d’obligation (CO), ou « Obligations Catégoriales », au nombre de neuf. Le symbole abrégé qui sera utilisé sera CO1 à CO9. Il s’agit des obligations auxquelles sont soumises les entités actuelles concrescentes au fur et à mesure des phases logiques. Les trois premières, qui ont un caractère de généralité métaphysique ultime, sont l’unité subjective, l’identité objective et la diversité objective. La première, l’unité subjective, signifie que « les nombreux sentirs qui appartiennent à une phase incomplète du procès d’une entité actuelle, bien que n’étant pas intégrés en raison du caractère incomplet de la phase, sont compatibles pour une intégration en raison de l’unité de leur sujet » [2].

La présentation systématique des 9 catégories dépasserait le cadre de cette thèse, mais il est possible d’en faire une présentation intuitive sur le schéma de base, dans l’ordre de leur apparition et de leur importance dans les phases du procès. Le but de cette présentation est une compréhension globale, dans laquelle on constate le fonctionnement de ces obligations par groupe de trois :

  • Unité subjective (CO1), identité objective (CO2) diversité objective (CO3
  • Evaluation (CO4), réversion (CO5), transmutation (CO6),
  • Harmonie subjective (CO7), Intensité subjective (CO8), liberté et détermination (CO9).

Elles sont placées sur le schéma au moment où elles interviennent de façon principale dans chaque réalité expérientielle. De nombreuses nuances seraient bien sûr à apporter en fonction de leur présentation dans PR 221 à 228 pour les trois premières, et au fil des différentes démonstrations de Whitehead pour les autres.

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Figure 9‑4 : Schéma des 9 catégories d’obligation dans Procès et réalité.

Les catégories d’obligation (CO1 à 9) permettent ainsi de reconnaître dans les réalités de la géographie prospective les réalités ontologiques suivantes :

  • évaluation (ex-ante, intermédiaire, ex-post) = évaluation (CO4),
  • finalité= intensité subjective/visée subjective (CO8)
  • adaptation=liberté & détermination (CO9)

Les catégories d’obligation semblent d’autre part exprimer les relations qui lient les faits avec des notions qui étaient employées jusqu’au XIXème siècle. Thierry Paquot explique dans Demeure terrestre (2005) que l‘utilisation du mot spatium était rare dans les œuvres d’architecture de Vitruve et d’Alberti qui font pourtant référence. Alors de quoi parlaient-ils ? Pour Vitruve, « les principes directeurs de la théorie et de la pratique architecturale sont ceux de proportion, d’harmonie, de convenance, d’effet, d’ordre, de distribution, plus tard de type, et bien sûr toujours de perspective … » (T. Paquot, p.56, citation reprise de Françoise Choay). Les catégories d’obligation de Whitehead retrouvent ces notions d’harmonie, de convenance, d’effet, d’ordre, de distribution, … mais elles passent du domaine de l’art et du dessin à celui de la science la plus pointue. Jennifer Hibbard, musicienne, a également attiré mon atttention sur le lien entre W.Wordsworth et A.N.Whitehead, dans des passages comme Prélude 1 :341-344 : les propos du poète prennent une expression scientifique avec A.N.Whitehead.

9.B.2. Pourquoi une distinction entre catégories d’existence et catégories d’obligation ?

Les catégories d’obligation indiquent comment les choses se font : elles expriment ce qui oblige les existants dans leurs relations mutuelles, et dans les procès de concrescence. La comparaison du texte de l’intervention de Patrice Braconnier au Colloque « Prospective et entreprises » de Paris Dauphine [3] le 6 décembre 2007 avec le texte de sa thèse montre la différence entre la description de la valeur en tant que phases [4], et de la valeur comme élément inclus dans toutes les phases.

Dans le texte du colloque, l’évaluation est une phase. Dans la thèse, l’évaluation est partout et elle figure à ce titre présupposée dans toutes les phases du schéma de la page 246 de la thèse. En termes processifs, l’évaluation est un élément de la préhension conceptuelle, le vecteur qui « saisit » les données considérées (données de prospective, de diagnostic, de coordination, …): l’évaluation est la Catégorie d’Obligation n°4 [5].

L’intérêt d’en faire une phase réside dans le fait que personne n’oublie l’importance et la place de la valeur, autrement totalement occultée. François Ascher témoigne vis-à-vis de la valeur du même embarras lorsqu’il écrit qu’ « il faut donc, momentanément tout au moins, mettre de côté ces valeurs et se limiter à une analyse aussi rationnelle et désincarnée que possible » [6]. Est-ce vraiment possible ? N’est-ce pas évacuer du même geste la vie elle-même ? Au lieu d’en faire une phase du processus, il écarte les valeurs, ne serait-ce que « provisoirement ». Whitehead opère ici un « saut de l’imagination » pour définir une abstraction spécifique afin de rendre compte de ce réel spécifique : il définit les catégories d’obligation. Elles rendent compte du concret. Les démarches de Patrice Braconnier et de François Ascher montrent le seuil entre les catégories d’existence et les catégories d’obligation, et ainsi leur nécessité (critère n°5 de la pensée organique).

Ce même travail d’analyse peut être fait de façon successive pour la liberté, l’harmonie, l’intensité … pour ne citer que les plus importantes valeurs, dans l’ordre où elles apparaissent de façon spontanée dans l’expérience de tous les jours. Elles apparaissent dans l’intervention de Patrice Braconnier précitée :

  • La liberté à la page 5 article 2-1-2 est la Catégorie d’Obligation n°9 [7]
  • « L’intensité » du développement à la page 5 article 2-1-2 est la Catégorie de l’Intensité Subjective [8].
  • La coordination pourrait être candidate à ce type de catégorie. En effet, une question à se poser concerne la coordination : la coordination est-elle une instance du processus, ou plutôt une « Catégorie d’Obligation » , c’est à dire une condition de fait à laquelle se plient toutes les phases de la concrescence ? La description qui en est faite est assez proche de la catégorie d’obligation n°7 de L’Harmonie [9]. La définition est en effet la suivante : « La catégorie de l’Harmonie subjective : les évaluations des sentirs conceptuels sont mutuellement déterminés par la capacité de ces sentirs à s’adapter pour être des éléments contrastés congruents avec le but subjectif ».

Ainsi, lorsqu’on prête attention à l’expérience ordinaire il est possible de ressentir la distinction entre la Catégorie d’existence (que Patrice Braconnier appelle le diagnostic-préhensions liées à l’environnement-, prospective-potentialité générale-, concertation -préhensions liées au relations-) et la Catégorie d’Obligation (que Patrice Braconnier appelle Évaluation, Coordination, Intensité, Harmonie, …). La difficulté est d’exprimer cette expérience ordinaire en ce qui concerne les valeurs, la liberté, l’harmonie, …. Le travail effectué ici sur la valeur peut être aussi fait sur la liberté, l’intensité, l’harmonie, la diversité, l’identité, l’unité, ….

Chacun peut faire ce travail à partir de sa propre utilisation des mots dans la vie quotidienne. La liste proposée (liberté, intensité, harmonie, transmutation, réversion, évaluation, diversité, identité, unité) n’est ni plus ni moins que la liste des catégories d’obligation dans l’ordre inverse de la présentation par Whitehead dans Procès et réalité (ordre inverse choisi également par Bertrand Saint-Sernin dans sa présentation de Whitehead [10]).

Les catégories d’obligation sont en quelque sorte les catégories qui régissent (« obligent ») les faits de la nature et des territoires, c’est-à-dire les catégories d’existence. Elles sont des catégories de catégories. Whitehead va d’ailleurs plus loin en précisant dans Modes de pensée l’embryon d’un troisième niveau de catégories avec l’importance, l’expression, la compréhension, l’activité.

Un lien peut ici être fait avec Jacques de Courson, cité au chapitre 3. La prospective « a des liens étroits au système de décision si l’on recherche une évaluation, une efficacité, une pertinence, une intensité et une harmonie plus grande » : il cite les principales catégories d’obligation, et invite à la mise en jeu du maximum d’entre elles.

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Notes :

[1] Sa carrière scientifique en Angleterre va de 1898 à 1923, et sa carrière philosophique à l’université d’Harvard aux Etats-Unis va de 1924 à 1938.
2]
PR 223d.
[3] en lien à l’ IAE de Caen & Lipsor
[4] P.Braconnier, Colloque 6 dec 2007, Paris Dauphine, page 6, 2-2
[5] PR 26f (80)
[6] François Ascher, La société évolue, la politique aussi, Odile Jacob, mars 2007, 310 p., citation de la page 9.
[7] PR 27i (81)
[8] PR 27 g (81)
[9] PR 27d (81)
[10] Bertrand Saint-Sernin, Whitehead, un univers en essai, Vrin, 2000, pages 66 à 69.

9.A. Les faits de la nature

Chapitre 9 : Le procès : présentation générale. Analyse morphologique & analyse génétique. La structure de l’expérience

Le présent chapitre présente l’ensemble de la généralisation de la pensée organique, à travers la catégorie de l’Ultime (la créativité), les catégories, d’existence, les catégories d’explication et les catégories d’obligation (ou Obligations catégoriales). Nous avons exploré de façon minutieuse aux chapitres 7 et 8 les premières de chacune des catégories (l’(ap)préhension, le processus, les propositions, …), afin de mettre en évidence la démarche par laquelle chacun peut reconnaître dans son quotidien comment ces catégories sont à l’œuvre « en pratique », souvent sans en avoir conscience.

Cette présentation générale est indispensable, car tout le réel est nécessaire pour pouvoir appliquer cette démarche à la géographie : d’abord pour définir les objets géographiques (chapitre 11) puis pour appliquer ces notions à la région « Entre Vosges et Ardennes » (Chapitre 13 à 17).

Nous aborderons successivement les catégories d’existence (les faits de la nature), les catégories d’obligations (notamment les valeurs) puis le tableau général du schème organique.

9.A. Caractérisation des faits de la nature présents sur tous les territoires : les actualisations. Introduction aux catégories d’existence.

Les faits de la nature sont les actualisations. D’autres études ne citant pas Whitehead ont la même approche des faits de la nature, qu’ils nomment aussi actualisation, par exemple celle de Raymond Ruyer, qui fut professeur de l’université de Nancy [1].

Voici le classement que fait Whitehead des différents types de faits. Cette liste est donnée en début de Procès et Réalité, p.22 (p.73-74) :

FAITS Dénomination technique des catégories d’existence (CX) Symbole
abrégé
Réalités Dernières ou Res Verae Les entités actuelles (ou Occasions Actuelles) CX1
Faits Concrets de Relationalité Les préhensions CX2
États de Fait Publics (Faits manifestes) Les nexus CX3
États de fait Privés (Faits intimes) Les formes subjectives CX4
Purs Potentiels pour la Détermination Spécifique du Fait, ou Formes de Définitude (Pures possibilités pour le fait d’être déterminé spécifiquement, ou Formes de définité) Les objets éternels CX5
États de Fait en Détermination Potentielle ou Potentiels impurs pour la Détermination Spécifique des États de Fait, ou Théories (Faits potentiellement déterminés ou Possibilités impures pour le fait d’être déterminés spécifiquement) Les propositions CX6
Pures Disjonctions d’Entités Diverse (Disjonction pure d’entités diverses) Les multiplicités CX7
Modes de Synthèse des Entités en une unique Préhension , ou Entités Configurées (Modes de synthèse des entités dans une préhension, ou Entités modélisées). Les contrastes CX8

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Figure 9‑1 : Tableau des faits de la nature (qui sont des actualisations). Source : Procès et réalité, p.22 (p.73-74), trad. H.Vaillant -voir annexe 08- (entre parenthèse D. Janicaud).

L’expérience (géographique) de la transformation des territoires (prospective ordinaire) met en évidence la réalité des faits concrets et des formes de définité des faits. Ces faits concrets ne sont ni purement matériels ni purement idéels au sens des présuppositions substantialistes classique :

  • d’un côté une matière inerte et sans spontanéité,
  • de l’autre côté des idées étrangères au monde extérieur, qui seraient des « actualités vides ».

Ainsi, « La théorie des préhensions entend protester contre la bifurcation de la nature. Et, qui plus est, elle proteste contre la bifurcation des actualisations ». [2] L’approche organique est une réponse à la quête de Guy Di Méo et Pascal Buléon visant au dépassement de la dichotomie du matériel et de l’idéel. Le tableau des catégories d’existence peut être présenté en utilisant le schéma de concrescence de la manière suivante :

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Figure 9‑2 : Schéma des catégories d’existence . Source : PR.22 (p.73-74)

Faisons le rapprochement avec le schéma général de la géographie prospective :

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Figure 9‑3 : Schéma de l’approche de Philippe Destatte (2001)

Ce schéma est celui qui a été annoncé au chapitre 3. On observe que la prise en compte des observations et critiques retranscrites par Philippe Destatte permet un rapprochement d’autant plus pertinent avec le schéma des catégories d’existence. On observe que les (ap)préhensions prises en compte par Philippe Destatte [3] sont à la fois d’ordre « externe universel et particulier », et d’ordre « intérieur particulier » comme les désirs, ce qui correspond parfaitement à l’élargissement organique de la notion de perception. On constate que l’approche conjuguée prospective/évaluation ne présente plus d’oppositions/dichotomies, mais conjuguent les polarités interne/externe, passé/avenir, universel/particulier. En un sens, la géographie prospective, par le chemin de la pratique de terrain arrive à un résultat où l’on retrouve les points principaux de la pensée organique. La géographie prospective propose de façon naturelle une dialectique du matériel et de l’idéel, déclinée dans les listes d’opposés cités. Guy Di Méo & Pascal Buléon disent , rappelons le: « Une claire conscience de la dialectique du matériel et de l’idéel porte le germe de l’invention d’une nouvelle culture qui ne fasse pas violence au milieu naturel, qui pousse l’humanité à maîtriser les processus techniques de la transformation de ce milieu » [4]. Le croisement de la pensée organique avec la géographie prospective (mais pas uniquement) ne permet-il pas d’avancer vers cette nouvelle culture ?

L’apport de la pensée organique à la géographie prospective est ici double : il permet de détailler techniquement les phases internes de la concrescence/créativité et de donner un statut ontologique aux réalités décrites de phases à phases :

  • (ap)préhensions=histoire&désirs (CX2),
  • prospective=potentialités (CX5),
  • projet=proposition (CX6)

Les nombreux liens tissés entre la géographie prospective et les autres approches géographiques permettent de proposer une généralisation de cette conclusion.

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Notes :

[1] Voit notamment de Raymond Ruyer son ouvrage Eléments de psycho-biologie, PUF, 1946, notamment tout le chapitre IV intitulé « Problèmes de l’actualisation », pages 102 à 132. Il conjugue l’actuel et le potentiel, avec des accents tout whiteheadiens …
[2] PR 289d
[3] Le schéma lui-même a été préparé par Eugène Mommen Voir Destattes, 2002 p.345.
[4] Di Méo & Buléon, 2005, p.120, déjà cité au chapitre 6.B. page 174.

8.B.2. Concrescence en détail

(Ce texte est un « texte complémentaire » joint au DVDrom de la thèse, qui est dans le prolongement direct de 8.B.1, et qui n’a pas été joint à la thèse à cause de la longueur de celle-ci. Il est joint, car vu l’importance de la notion de concrescence dans la thèse, et les 5 phases, le détail de chaque phase est éclairant).

8.B.2 La concrescence : Présentation détaillée des phases supplémentales (b, c & d).

La première phase a est la plus importante : elle définit l’ampleur de la remise en cause des notions antérieures à l’approche organique, notamment la notion de perception sensible et de représentation. Jusqu’ici a été détaillée la notion d’entité actuelle concrescente (CX1[1]) et la préhension (CX2). Le travail qui a été fait sur la préhension pourrait être aussi détaillé sur chacune des catégories d’existence et d’obligation. Plutôt que de reformuler les approches cités en section 1 du présent chapitre, il est proposé de commenter chaque schéma et de donner des exemples puisés dans la partie I, pour éclairer les notions par la pratique. Toutes les références à la théorie sont indiquées pour permettre les approfondissements techniques.

 Phase « b » : description du sentir conceptuel :

Un objet éternel est une potentialité générale, ou potentialité pure.

Le travail de Rodrigo Vidal-Rojas nous permet de nommer dans le domaine de l’urbanisme/architecture un certain nombre de potentialités générales, susceptibles de faire ingression dans le réel et de produire une transmutation. Il s’agit des potentialités suivantes :

  • potentialité morphologique, liés aux rapports vide-plein
  • potentialité typologique lié aux ordres et styles architecturaux
  • potentialité connective lié aux convergences ou continuité des flux
  • potentialité systémique lié à un ordre d’un ensemble
  • potentialité écologique, lié à l’autonomie du lieu (ou à l’inverse son intégration)
  • potentialité d’espacement, intervalle ou marge entre les quartiers
  • potentialité structurelle, comme facteur de continuité ou de changement,
  • potentialité matérielle, lié à l’organisation de l’espace autour d’un élément matériel significatif
  • potentialité fonctionnelle, lié à l’intégration d’activités différentes
  • potentialité connotative, lié aux lieux de réunion des hommes dans une mémoire commune
  • potentialité imaginaire, lié non plus au lieu en tant que tel, mais à ce qu’il suscite
  • potentialité sociale, lié aux possibilité d’échanges sociaux
  • potentialité économique, lié aux facteurs de liens des échanges

Le détail de ces potentialités et leur articulation globale dans la concrescence a été présentée en partie I, chapitre 3.

D’autres potentialités générales apparaissent dans les travaux cité note 147 de la rubrique 8.B.2. ci-dessus. Alain Borie explique « La géométrie a des exigences spécifiques et des règles tout à fait indépendantes des circonstances »[2]. Les règles de composition[3], les rapports de production, font partie des objets éternels. Philippe Panerai note un rapport dialectique et non causal entre la typologie des édifices et la forme urbaine[4], ainsi qu’une « similitude de la succession des phénomènes ». De nombreux exemples pourraient être tirés des travaux de Denise Pumain et Therèse Saint-Julien. L’intérêt de les situer dans une approche processive est que leur préhension résulte d’une évaluation : la valeur est donc une composante de base qui exclut toute actualité vide (principe ontologique présenté ci-dessus) : la potentialité générale fait ingression dans le réel au sein d’une succession de phases dont l’évaluation est un mécanisme premier.

Tous insistent sur « l’absence de jugement de valeur » (Braconnier, Vachon)

Cette remarque introduit toutes les ambiguïtés de ces deux termes : valeurs, et jugement. L’expression les associe : la valeur semble devoir faire l’objet inéluctablement d’un jugement. Or toute l’approche processive est la tentative de dissocier le jugement et la valeur d’une part, et la valeur d’avec la vérité d’autre part. Suivant les cultures, les valeurs ne sont pas les mêmes, mais le réel dans toutes les cultures fait l’objet d’un mécanisme d’évaluation. Lorsque l’on va voir Carmen à l’opéra, la valeur est l’esthétique, le drame présenté et non la moralité de Carmen : les critères esthétiques font place aux jugements moraux sur Carmen. Pour dissocier complètement valeur et jugement, Whitehead met en évidence dans Modes de pensée[5] le concept d’importance, à la place de celui de jugement. C’est ce qui a de l’importance dans telle ou telle culture qui indique la valeur, quelle qu’elle soit. Pour connaître les valeurs d’une personne, d’une groupe où d’une société, il suffit de poser la question : « Qu’est-ce qui a de l’importance ? ». L’évaluation intervient à tous les niveaux de la concrescence. Le jugement, lui, est une phase ultérieure aux propositions. L’intérêt des schémas présentés ci-après est de bien dissocier (et lier) ces notions de valeurs, proposition, conscience et jugement.

Ces potentialités peuvent être complétées, surtout dans la dimension régionale : cela fera partie des applications de la présentation du procès, en partie III .

En fait, il ne semble pas qu’il y ait une seule approche qui ne puisse bénéficier d’une analyse en terme de procès, ce qui est cohérent avec le fait qu’il s’agisse d’une description de la réalité ultime de la nature. Il est significatif que sans créer de rubrique Procès, ou processus, le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés[6] en indique plus de 320 occurrences dans son index. Il s’agit d’une catégorie d’explication (CE9) significative[7]. Dans l’état de notre recherche et de nos lectures, nous n’avons pas encore trouvé d’analyse aussi poussée en matière régionale, et la proposition d’une description complète reste probablement à construire, par confrontation de tous les éléments existants. La démarche systématique Le site urbain : potentialités[8] fait sous la direction de Paul Claval par William Twitchett est un exemple sous une thématique précise de l’extension de la présentation ci-dessus au phénomène régional.

Phase « c » : les sentirs propositionnels :

Il y a deux types de sentirs propositionnels : les sentirs perceptifs et les sentirs imaginatifs[9]. Ils seront étudiés successivement.

8.B.2.1. Les sentirs propositionnels perceptifs :

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Figure Chapitre 8.B‑1 : Schéma de sentir propositionnel perceptif (authentique) (Source utilisée : schéma n°3 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph.Vaillant-)

Le schéma qui suit indique la définition
– des sujets logiques, c’est-à-dire l’ensemble des entités actuelles contenues dans la proposition[10]
– du sentir indicatif et de la recognition physique (la recognition physique est le sentir physique impliquant un certain objet éternel parmi les déterminants qui définissent son donné[11]).
– du prédicat : c’est l’objet éternel, dont le lien au sentir indicatif est la recognition physique.

Une fois bien situées sur le schéma, ces définitions sont pratiques et permettent de caractériser les éléments d’un travail géographique ou urbanistique pour la mise au point d’une typologie, pour la « construction d’une idée » ou de tout concept permettant une transmutation, selon l’approche présentée dans l’explication de la transmutation. Tout travail minutieux de terrain en urbanisme ou en géographie sont la collecte d’autant de « sujets logiques » pour l’émergence de prédicat par recognition physique, permettant par contraste la formulation d’une proposition.

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Figure Chapitre 8.B‑2 : Schéma complémentaire de sentir propositionnel perceptif (authentique) (Source utilisée : schéma n°3 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Le but global de cette présentation est de montrer comment la logique peut intervenir sans faire appel forcément à la conscience et au jugement[12]. Elle est de ne pas confondre les croyances/jugements avec les sentirs perceptifs et d’imagination, tout en donnant aux valeurs, à travers la catégorie de l’évaluation (CO4) présente dans toutes les phases, donc dans toute la nature, une dimension ontologique, donc constitutive de la réalité elle-même. Mais l’évaluation ne dit rien de son contenu ! Celui-ci fluctue en fonction de la personne, du groupe ou de la société …

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Figure Chapitre 8‑B.3 : Schéma de sentir propositionnel perceptif (inauthentique) (Source utilisée : schéma n°5 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-))

Le sentir propositionnel perceptif inauthentique se produit quand il y a réversion dans la phase conceptuelle, c’est-à-dire que l’objet éternel senti n’est pas celui qui correspond au sentir datif.

8.B.2.2. Les sentirs propositionnels imaginatifs :

Ces sentirs concernent directement l’activité principale des ingénieurs-architectes-urbanistes-géographes, dans leur travail d’interprétation du réel.

Un sentir imaginatif est défini comme un sentir propositionnel dans lequel la reconnaissance physique est distincte du sentir indicatif[13], suivant le schéma qui suit. Citons toute de suite deux exemples : la démarche de prospective en urbanisme de William Twitchett pour exprimer les potentialité d’urbanisation de sites actuellement quasiment « vides » de la planète, et la démarche de la Fondation pour le Progrès de l’Homme pour tracer les liens entre les hommes et leur territoire (voir ces deux exemples en partie I.3.).

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Figure 8.B.4 : Schéma d’un sentir imaginatif (Source utilisée : schéma n°6 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Ici, m –réduit à un pur « cela », comme l’indique le carré a1 – est le sujet logique, et a1 est le sentir indicatif, puisque c’est par a1 que m entre dans la concrescence. B est le sentir prédicatif à partir duquel le sentir c fait dériver le modèle prédicatif. Mais b est dérivé non de a1, le sentir indicatif, mais de a, ou a est séparé et distinct de a1. A est donc la reconnaissance physique, et celle-ci est tout à fait distincte du sentir indicatif. Par conséquent, c satisfait au critère pour être un sentir imaginatif[14].

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Figure Chapitre 8.B‑5 : Schéma d’un sentir imaginatif avec réversion (Source utilisée : schéma n°7 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

La réversion est la reconnaissance d’objets éternels qui sont partiellement différents de ceux qui sont préhendés directement dans le sentir conceptuel [15]. Dans ce schéma, on peut noter que dans un sentir imaginatif, la présence ou l’absence de réversion dans l’entité actuelle concrescente est normalement une affaire ayant peu de conséquence. La raison en est facilement observée en ajoutant une réversion au diagramme précédent.[16].

Franklin prend un exemple concret, artificiellement simplifié : supposons que m soit un rouge profond, et m1 un bleu profond. a et a1 , naturellement sont des préhensions physiques simples de m1 et m respectivement. Supposons que c sente a1 (réduit à un pur cela) comme un rouge profond (alors qu’il est bleu profond). Supposons que dans le diagramme ci dessus le sentir conceptuel b donne naissance à au sentir réversé b’ dont le datum est l’objet éternel « bleu léger du type spécifié ». Il se produit donc accidentellement que c est plus proche de la vérité (à savoir le caractère réel de m1) en préhendant b’ qu’en préhendant b. Ainsi, il ne sert à rien de distinguer entre un sentir imaginatif qui a eu une réversion dans sa genèse, et un autre qui n’en a pas[17].

Cet exemple est simplifié. En fait, de nombreux sentir propositionnels ont un groupe (ou même plusieurs groupes) d’entités actuelles, faisant toutes office de sujet logiques[18]. Whitehead affirme presque sans exception seuls les sentirs physiques transmués parviennent à entrer dans la conscience. Le sentir propositionnel a donc de nombreuses entités faisant office de sujets logiques, réunis ensemble en un seul groupe au moyen du mécanisme de transmutation. Cela est illustré dans le schéma suivant :

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Figure Chapitre 8.B‑6 : Schéma d’un sentir propositionnel perceptif avec transmutation (Source utilisée : schéma n°8 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

En un sens, sur ce diagramme, le sentir indicatif est l’ensemble des sentirs physiques simples m, m1, m2. Mais en un autre sens, le sentir indicatif est t. Il est clair que c est un sentir perceptif. Mais c sent que la potentialité de l’objet éternel préhendé en b est un déterminant du nexus des entités actuelles a, a1 et a2 ; ceci veut dire que c applique l’objet éternel préhendé en b à l’unité, le tout, le groupe d’entités actuelles a, a1, a2. Le sentir c est en mesure de considérer a, a1, a2 comme une unité du fait de la transmutation en t. Un diagramme analogue pourrait être tracé pour le sentir imaginatif. Le plus souvent, le nombre d’entités actuelles transmuées sera de l’ordre de millions ou de milliards[19].

Une autre façon de relier la transmutation aux sentirs propositionnels est celle dans laquelle la transmutation a déjà pris place dans les data initiaux. Ici encore, nous illustrerons notre discussion par un diagramme[20].

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Figure 8.B‑7 : Schéma d’une transmutation et réversion dans une entité actuelle dative (Source utilisée : schéma n° 9 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

L’entité actuelle A est l’entité actuelle concrescente, et a’ est un de ses sentirs physiques simples (l’entité actuelle A a d’autres sentirs physiques simples qui ne sont pas connus). De a’, l’entité actuelle concrescente produit le sentir conceptuel b’’. Ceci permet à c’ de sentir le contraste entre a’ (réduit à un pur cela comme l’indique le carré autour de a’), et l’objet éternel préhendé en b’’ (objet éternel qui est focalisé sur a’.

L’entité B a transmué l’objet éternel obtenu en b’ en un déterminant des entités m, m1 et m2, considérées comme une unité, comme un nexus.

8.B.2.3. Les fins physiques :

Elles sont un type de sentir propositionnel rudimentaire ou primitif[21]. L’intérêt est celui-ci : une préhension d’une entité actuelle passée au moyen d’une fin physique rend disponible à l’entité actuelle concrescente une variété plus grande de formes subjectives que ne le ferait une préhension physique ordinaire[22]. « En effet, cela semble être un effet empirique que la vaste majorité des entités actuelles de notre époque cosmique n’ont pas la complexité de structure et d’environnement requise pour soutenir la production de sentirs propositionnels importants. Mais les entités actuelles de notre époque sont suffisamment dotées pour soutenir les sentirs physiques[23]. Whitehead suggère que les entités actuelles qui constituent les électrons et les protons se conservent et perdurent au moyen de fins physiques »[24].

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Figure Chapitre 8.B‑8 : Schéma d’une fin physique (Source utilisée : schéma n°10 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

L’intérêt de la fin physique est de montrer comment tout élément naturel est fruit d’un procès de concrescence, même simplifié. Ce procès ne fait pas intervenir la conscience, mais fait intervenir des propositions. Whitehead explique longuement la fin physique pour contribuer à tisser une notion de proposition qui soit à la fois présente dans tout élément vivant, avec ou sans conscience. Il permet ainsi d’ouvrir la compréhension des échelons de la vie dans leurs différents paliers d’évolution, à la frontière échancrée de la conscience. Il permet de sortir du dualisme tranché entre vie et non vie, conscience et non conscience : la proposition est à l’articulation de ces deux couples, avec un statut ontologique (catégorie d’existence n°6) aussi fort que dans chacune des autres phases[25].

Franklin exprime que c’est l’existence largement répandues de fins physiques, semblerait-il, qui rend possible la création des préhensions propositionnelles. Il y a un continuum entre les fins physiques et les préhensions propositionnelles, les fins physiques se fondant progressivement en sentirs propositionnels[26].

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Figure Chapitre 8.B‑9 : Schéma d’une fin physique avec réversion (Source utilisée : schéma n°11 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

La fin physique peut faire l’objet d’une réversion.

8.B.2.4. Conclusion sur les propositions :

L’intérêt d’une proposition est qu’elle est un « attrait pour le sentir » [27]. Les propositions ont le pouvoir de susciter un sentir parce qu’elles introduisent une potentialité dans l’entité actuelle concrescente. Mais, à la différence de l’objet éternel, dont la potentialité est générale, cette potentialité s’applique à des éléments précis de l’environnement. « Une proposition est une nouvelle sorte d’entité. C’est un hybride entre les potentialités pures et les actualités pures » [28]. C’et une nouvelle entité. « Elles ne relèvent pas au premier chef de la croyance, mais du sentir au niveau physique de l’inconscient »[29]. C’est ici que Whitehead rejoint la psychanalyse, et en particulier Jung.

Une proposition est un contraste entre un objet éternel et le sentir physique lié.

Une proposition est donc une première intégration.

Elle n’est ni vraie, ni fausse. Le jugement que portera sur elle le logicien en terme de vrai ou faux est secondaire par rapport à la capacité de la proposition de susciter un sentir de la part du sujet qui préhende cette proposition. D’autre part les préhensions de propositions n’impliquent pas toutes la conscience. Mais on peut aussi impliquer la conscience. Whitehead suggère qu’un chrétien qui médite sur la Bonne Nouvelle peut ne pas toujours faire des jugements vrai ou faux, pour chacune des propositions de la Bonne Nouvelle. Il peut au contraire fort bien n’accueillir ces propositions pour nulle autre raison que de jouir de leur impact puissant sur ses sentiments. En fait, il peut même éventuellement juger que les propositions de la Bonne Nouvelle sont vraies de par leur capacité de susciter des émotions puissantes[30]. Un autre exemple déjà cité de Whitehead est celui de Carmen à l’opéra : on ne juge pas Carmen sur sa moralité, à savoir s’il s’agit d’une fille de mauvaise vie ou non, mais sur la beauté et l’esthétique de l’opéra. Le jugement esthétique domine sur le jugement moral. Il cite également le monologue d’Hamlet « Etre ou ne pas être … » : ce monologue et purement théorique, simple appât pour le sentir [31].

8.B.2.5. Le géographe-Urbaniste-Ingénieur-Architecte et les propositions :

La proposition est ce qui caractérise le mieux le travail des urbanistes, architectes et ingénieurs, chacun dans sa technique respective. L’ensemble de ces techniques forment l’Architecture avec un grand « A », d’après l’urbaniste-architecte Edmond Bonnefoy [32]. Il caractérise également plusieurs courants géographiques: la géographie volontaire dans la lignée de Jean Labasse, la géographie active dans la lignée de Pierre Georges, la géographie prospectiviste (De Courson, Destattes, Malhomme, Gaudin, …). Elle caractérise également le travail de chercheurs dans le domaine de la gouvernance (Calame). Le travail sur les propositions est complètement intégré dans l’approche processive de fait d’Alain Reynaud, Guy Di Méo, Michel Lussault, … L’intérêt pour toutes ces approches est de donner un statut métaphysique clair à la proposition, détachée de tout jugement, fruit d’une évaluation, et d’une intégration du réel et des potentialités. La clarté du statut métaphysique permet la clarté du statut scientifique, toute science étant basée sur une métaphysique exprimée ou implicite. La pensée organique fournit une explication détaillée de l’émergence de la proposition, comme nouveauté proposée au monde, et source d’avancée créatrice.

3. Phase « c » : La transmutation :

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Figure Chapitre 8.B‑10 : Schéma de la transmutation dans Procès et réalité (Source utilisée : schéma de Donald W.Sherburne n°3 dans Clés pour Procès et réalité, 1965 -réinterprété par Ph. Vaillant-).

C’est par une transmutation que les gens, les maisons, les pierres, les parlements et les livres émergent comme des objets unifiés de la multitude d’entités actuelles séparées et distinctes[33]. La transmutation est le principe maître de l’ordre. En effet, dans le monde les structures (patterns) sont perdues dans la nuée d’entités actuelles séparées.Mais simplifié par la transmutation, l’ordre inhérent à la jungle apparemment chaotique d’entités actuelles commence à s’affirmer hors de son arrière plan. L’ordre est accentué ; et dans l’expérience consciente (qui n’apparaît que plus tard dans la concrescence on se trouve capable d’appréhender le monde comme un royaume d’ordre et de structure[34]. La transmutation est la façon dont le monde actuel est ressenti comme une communauté, et ce, en vertu de l’ordre qui y prévaut[35].

La transmutation assure le passage de la multiplicité des entités microscopiques à la perception macroscopique. C’est par le fait même aussi cette transmutation qui conduit au sophisme du concret mal placé, en présentant comme réalités concrètes ce qui n’est en fait que le produit d’une abstraction par rapport aux occasions actuelles initiales. Mais la transmutation est inévitable[36].

Explication de la figure 8.16 :

Les trois cercles à gauche repréentent les entités actuelles datives et a, a1, a2 sont les préhensions physiques simples de ces entités. Chaque trait indique que a, a1, a2 « incluent » les entités actuelles passées, c’est-à-dire que les entités actuelles passées s’inscrivent dans les entités concrescentes (relation interne). On peut imaginer que chaque trait est un « tube » indiquant que chaque préhension n’est pas « venue de nulle part »[37]. L’utilisation de trait à la place de tubes ne doit pas induire en erreur : les préhensions n’existent pas d’abord, pour établir ensuite une relation vers les data. La préhension est l’inclusion par la nouvelle entité actuelle des data. La relation est interne, et non externe. Ainsi, l’objet éternel préhendé en b est présent à a, a1, a2 ; a, a1 et a2 donnent toutes naissance à une préhension conceptuelle du même objet éternel. b et toutes les préhensions conceptuelles pures dérivant de préhensions physiques simples constituent la deuxième phase de la concrescence.

L’insistance sur le caractère interne de la relation est d’autant plus important que le présupposé culturel d’une substance inerte[38] fait ressurgir la relation comme externe. Prenons un exemple géographique concret qui sera développé plus loin : « Par nature, les pratiques se répètent : elles provoquent, elles matérialisent l’interaction sociale et spatiale. Elles reformulent, reconstruisent en permanence les héritages. Elles créent ainsi de la nouveauté »[39]. Les pratiques sont l’espace, et ne sont pas dans l’espace, sinon dans la transition fugitive, le passage entre l’entité arrivée à satisfaction et l’entité concrescente. L’espace n’est pas un réceptacle des pratiques : il est constitué des pratiques. L’incessant oubli de la relation interne amène à l’opposition d’une géographie du « vécu » et une géographie de « l’espace ». Le mode de pensée organique propose le dépassement de cette opposition, sur la base d’une approche élargie de la perception que les urbanistes et géographes pratiquent de fait.

Dans la troisième phase c, l’entité actuelle concrescente applique maintenant, en c, l’objet éternel qui est le datum de la préhension conceptuelle b et qui est dérivée de a, a1, a2, individuellement aux 3 entités actuelles datives (à gauche du schéma) considérées comme un groupe, comme un tout, comme une unité, un nexus. C’est ainsi que l’ensemble des 3 entités actuelles datives seront maintenant vues par l’entité actuelle concrescente comme une unité actuellement et concrètement caractérisée par cet objet éternel qui est le datum d’une préhension conceptuelle b. On peut préciser ce dernier point en disant que dans la transmutation, l’objet éternel senti en b est appliqué au nexus physiquement. [40]. L’entité concrescente sent donc le nexus composé des 3 entités datives (c’est-à-dire le nexus comme un tout) comme s’il était la source de l’objet éternel senti en b. Autrement dit, l’entité concrescente sent le nexus transmué comme si ce nexus était une unité authentique dans le monde, concrètement caractérisée par l’objet éternel en question[41].

8.B.2.4. Exemples de transmutation en géographie et en urbanisme ; Pierre Sansot, Philippe Panerai, Rodrigo Vidal-Rojas[42] :

La transmutation est le mécanisme que nous pouvons exemplifier chez Pierre Sansot dans sa Poétique de la ville aux pages 33, 68, et 468. Pierre Sansot rappelle le rôle des « princes de l’imaginaires », les peintres et les poètes pour nommer les véritables lieux urbains : ce sont eux qui métamorphosent la ville en objets ou en lieux urbains, qui opèrent cette transmutation. Il parle de mutations aux pages 68 et 468 pour marquer l’introduction de la démocratie urbaine à Athènes, et l’ancrage dans la ville du propriétaire/locataire d’un appartement.

Rodrigo Vidal-Rojas parle de « construction d’une idée »[43] : c’est le même mécanisme de réunion d’un ensemble de faits liés entre eux, qui sont alors symbolisés par une seule préhension et un seul nom. Il émerge de ce travail un fragment, par transmutation.

Guy Di Meo et Pascal Buléon parlent de Catégorie socio-spatiales (CSS) et de Formation socio-spatiales (FSS), suivant le degré de netteté de l’analyse au regard des faits considérés, et de leur intensité. Ils parlent de matrices. Les éléments de la matrice sont les sujets logiques et les prédicats organiques. L’ensemble des faits rassemblés permettent de faire émerger des caractères communs à un ensemble de faits, et des liaisons constantes. Cette émergence permet l’expression des CSS et FSS.

C’est le sentir propositionnel transmué qui permet de définir les typologies du bâti (caractère architectural lié à l’usage), les morphologies urbaines (condition des rapports des vides et des pleins), les caractères de la connectivité, la monumentalité, la fonctionnalité, la connotativité, la sociabilité, la puissance d’imaginaire, l’économicité, … Ces différents nexus urbains sont en effet caractérisés par le croisement d’une caractéristique générale et des faits particuliers pertinents (les sentirs indicatifs et leurs sujets logiques).

La mise au point d’une typologie, telle qu’elle est décrite par Philippe Panerai dans Analyse urbaine [44] est un travail de transmutation, à partir des données de bases, qui sont autant de sujets logiques permettant par l’identification d’une caractéristique déterminante commune et l’explicitation des liens d’opérer la transmutation : le résultat est l’expression d’une typologie.

Le travail de mise au point d’une typologie des régions conviviales peut devenir un travail de transmutation, à l’issue d’une comparaison systématiques des points de ressemblance en fonction des critères de la région conviviale.

Dans le langage courant, on entend parler de « mise au point d’un concept ». C’est la même démarche, à condition de toujours garder trace de l’origine, c’est-à-dire des faits constitutifs du concept, pour éviter le concret mal placé.

Le concret mal placé a lieu lorsque le « concept » n’est plus relié aux faits de base. Prenons par exemple le concept de « banane bleue ». Si ce concept n’est pas relié étroitement aux faits qui le justifient, il semble exclure tout ce qui est en dehors de ce concept, notamment en ce qui concerne justement la région « entre Vosges et Ardennes », où « SarreLorLux+ » : l’importance des passages entre la vallée du Rhin (entre Koblenz et Düsseldorf) et le sillon lorrain justifie d’autres schémas, surtout en ce qui concerne les potentialités d’évolution. Un schéma ne dit rien de l’avenir, mais peut contribuer à l’émergence de cet avenir. La démarche de Roger Brunet de partir de l’abstrait pour se confronter au réel est le contraire de la démarche organique. Le réel, le concret sont premiers. Les obstacles à l’évolution de la région entre Paris et la « banane bleue » sont parfois plus une habitude de pensée que la prise en compte sérieuse de l’ensemble des faits / des potentialités pouvant amener à des analyses différentes. Ces potentialités sont de nature écologique, culturelles, économiques, sociales, … L’étude Schéma de Développement de l’Espace SaarLorLux+ (2003) est une approche remarquable de telles potentialités.

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Figure Chapitre 8.B‑11 : Schéma de transmutation avec réversion (Source utilisée : schéma n°2 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Description du schéma de transmutation avec réversion :

La situation est fondamentalement la même que celle du diagramme 1, sauf dans la seconde phase, où la préhension conceptuelle b donne naissance à une préhension conceptuelle supplémentaire b’. La différence entre les objets éternels préhendés par b et b’ peut être petite et sans importance, ou grande et vitale, mais ils diffèrent. Dans la transmutation, représentée par c, c’est l’objet éternel préhendé par b’ qui est prédicat du groupe des 3 entités actuelles datives. Puisque cet objet éternel b’ ne se trouve pas dans les entités datives, il s’ensuit que l’entité actuelle concrescente ne sera pas précise dans son sentir du nexus des entités datives. Il faut noter cependant que cette imprécision peut être aussi bien heureuse que malheureuse.

8.B.2.5. Phase « d » :Les sentirs intellectuels. Au-delà de la pré-conscience (awareness), la conscience.

Cette phase pourrait aussi être appelée réflexivité, pour emprunter le terme de Michel Lussault et de Bruno Latour et esquisser un lien avec leurs approches.

C’est la phase de détermination, décision, de choix, de jugement.

Toute la description antérieure avait pour but de montrer que les perceptions conscientes ne sont pas présupposées dans l’approche des propositions, et qu’elles sont une phase avancée du procès. La conscience peut ne pas avoir lieu. Dans la métaphysique de Whitehead, la conscience ne peut exister que sur un fondement de sentirs propositionnels.

Il y a deux façons de sentir la proposition correspondant aux deux types de sentirs propositionnels : les perceptions conscientes, et les jugements intuitifs[45] :

  • Une perception consciente est le sentir d’un contraste entre la proposition sentie dans un sentir perceptif et les entités actuelles dont il dérive[46].
  • Un jugement intuitif est le sentir d’un contraste entre la proposition sentie dans un sentir imaginatif et les entités actuelles dont il dérive[47].

Il s’agit donc d’une deuxième intégration (la première intégration est la proposition). Le diagramme qui suit est identique jusqu’au sentir c au diagramme du sentir propositionnel perceptif. .b est un sentir perceptuel authentique. d est le contraste entre la proposition sentie en b et l’entité actuelle préhendée en a. a est sentie comme une entité actuelle pleinement revêtue de ses caractéristiques et non réduite à un pur cela.

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Figure Chapitre 8.B‑12 : Schéma d’une perception consciente (Source utilisée : schéma n°12 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

8.B.2.5.1. Les jugements :

Le jugement est la décision par laquelle une proposition devient un objet de croyance intellectuelle[48].

Le diagramme qui suit est le même que le diagramme précédent, à l’exception de la substitution d’un sentir imaginatif au lieu et place d’un sentir perceptif.

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Figure Chapitre 8.B‑13 : Schéma d’un jugement intuitif (Source utilisée : schéma n°13 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Les jugements intuitifs sont de trois ordre :

  • – les jugements intuitifs sous forme « oui »
  • – les jugements intuitifs sous forme « non »
  • – les jugements intuitifs sous forme « en suspens ».

La science progresse grâce aux jugements en suspens.

Dans cette phase, les propositions peuvent être acceptées, ou rejetées. C’est la phase ou la liberté de détermination intervient, dans l’acceptation- ou non- de la nouveauté. Un exemple frappant de cette liberté est cité par Manuel Castells dans La société en réseau[49] : l’acteur de télévision Aoshima, en 1995, a fait campagne aux élections municipales sur un seul thème : l’annulation de la Foire mondiale de la ville. Il a été élu, et à la stupéfaction des grandes entreprises et des milieux d’affaires, il a annulé l’exposition.

8.B.2.5.2. La conscience :

Selon Whitehead, la conscience est tapie dans les formes subjectives des perceptions conscientes et des jugements intuitifs.La grande majorité des entités actuelles, y compris celles ayant des sentirs propositionnels, n’accomplit jamais cette quatrième étape et n’est donc jamais consciente. Quand la conscience est atteinte, cependant, elle émerge dans les formes subjectives des preceptions conscientes et des jugements intuitifs.

La conscience est le contraste entre la potentialité et l’actualité. Ce contraste est aussi appelé contraste entre le fait (les entités actuelles senties par le sentir indicatif) et la théorie (i.e. la proposition)[50]. Whitehead appelle cela aussi le contraste entre ce qui « est en fait » et ce qui « pourrait être »[51]. Avec les mots propres de Whitehead :

« La forme subjective du sentir propositionnel dépendra des circonstances, suivant la condition catégoriale VII. Elle peut impliquer ou non la conscience ; elle peut impliquer ou non le jugement. Elle impliquera l’aversion ou l’adversion, c’est-à-dire la décision. La forme subjective n’impliquera la conscience que si le contraste « affirmation-négation » s’y est introduit. Autrement dit, la conscience entre dans les formes subjectives des sentirs quand ces sentirs sont des composants d’un sentir intégrant dont le datum est le contraste entre un nexus qui est, et une proposition qui par sa nature nie la décision relative à sa vérité ou sa fausseté. Les sujets logiques de la proposition sont les entités actuelles du nexus. La conscience est la manière de sentir ce nexus réel particulier, en tant qu’il est en contraste avec la liberté imaginative à son sujet. La conscience peut conférer de l’importance à ce qu’est la chose réelle, ou à ce qu’est l’imagination, ou aux deux à la fois. »[52]

Cette longue citation trouve sa place ici, compte tenu de la profondeur de la remise en cause des notions habituelles sur la conscience (notions du noyau mou du sens commun).

Il existe pourtant un exemple très simple de la vie quotidienne, pour bien comprendre cette notion de conscience, comme émergence de la forme subjective du contraste de l’affirmation et de la négation. Cet exemple est fourni par Stephen T.Franklin. Compte tenu de son importance pédagogique, en voici la citation complète :

Peut-être peut-on exprimer moins techniquement ce que Whitehead a à l’esprit en affirmant que la conscience n’émergera que comme (une partie de) la forme subjective du contraste affirmation-négation. Quand je lis un livre, je peux le lire de deux façons. Je peux le lire sans poser de questions sur son contenu, sans raisonner avec lui, et sans réellement penser à son sujet ; en somme, je peux le lire comme une éponge s’imprègne d’eau. Ou bien je peux aborder ce livre avec certaines hypothèses à l’esprit. Je peux ensuite tester ces hypothèses au fur et à mesure de ma lecture, en les écartant ou les modifiant comme l’exige le texte ; dans ce mode de lecture, je questionne, je conteste, je suis d’accord ou je rejette ce que dit le texte. Or, pour moi personnellement, c’est un fait que, lorsque je lis suivant ce dernier mode, je suis plus vif, plus attentif, et j’extrais davantage de ce que je lis – bref, je suis plus conscient. Mais lorsque je lis comme une éponge qui absorbe l’eau, habituellement je m’endors, et souvent il m’est impossible de me souvenir de ce que j’ai lu sitôt après l’avoir lu. Même une bonne fiction, un bon récit de détective avant de se coucher, soutient mon intérêt en me faisant deviner « qui l’a fait », et une longue aventure intelligente soutient mon intérêt en projetant des habitudes, des styles de vie, et des façons d’agir autres que les miens. Bref, dans ce second mode de lecture, je suis plus conscient que dans le premier. Mais qu’est-ce donc que ce second mode de lecture si ce n’est la confrontation constante de l’actualité et de la potentialité ? L’affirmation de Whitehead que la conscience implique le contraste entre actualité et potentialité peut dont fort bien être confirmée simplement en faisant soigneusement attention à nos propres expériences.

Nota : Il peut être intéressant de noter que l’utilisation par Whitehead du mot « spéculer » est basée précisément sur ce point. Plusieurs fois Whitehead décrit la philosophie, la physique, la science et la pensée comme spéculatives. Mais ce qu’il entend par, disons, la physique spéculative n’est pas une physique qui lance des conjectures sauvages sur le monde ou des affirmations qu’elle est incapable d’établir. Ce que Whitehead a plutôt à l’esprit par « spéculative », c’est une physique qui procède par interrogation de la nature, par des investigations en elle, et en formant des hypothèses pour guider l’imagination du physicien. Whitehead accuse Bacon de penser que la nature fournira des modèles significatifs et des lois à de simples spectateurs (SMW 53b). C’est ce sens aussi que Whitehead défend quand il dit que la philosophie doit être spéculative. (Selon Whitehead, un escroc doit craindre le plus le policier spéculatif ; après tout, qu’était Sherlock Holmes sinon un spéculatif ?) Whitehead écrit : « J’appellerai une telle démonstration une « démonstration spéculati­ve’ » en rappelant l’utilisation du mot « spéculation » par Hamlet lorsque celui-ci dit : « Il n’y a aucune spéculation dans ces yeux-là » (CN 6c) » [53].

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Figure Chapitre 8.B‑14 : Exemple permettant de bien comprendre la notion organique de conscience : la lecture d’un livre (Source utilisée : Stephen T. Franklin, Parler depuis les profondeurs, 29b-c (p.51-53))

8.B.2.5.3. Exemples dans la pratique du géographe-inganieur-urbaniste-architecte :

De nombreux autres exemples pourraient être trouvés dans le vécu professionnel des urbanistes-architectes-ingénieurs-géographes. En effet, ceux-ci sont confrontés en permanence à un ensemble de faits parfois contradictoires les obligeant à « spéculer » pour tracer un récit le plus cohérent possible intégrant le maximum de données, dans des contrastes sophistiqués, en première ou deuxième intégration.

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Notes  :

[1] Voir section 5 : Catégorie d’Existence (CX) ; Catégorie d’Explication (CE) et Catégorie d’Obligation (CO)
[2] Borie, Micheloni, Pinon, Forme et déformation, 2006, p.7
[3] Borie, 2006, p8. Voir aussi Riboulet, 11 leçon de composition urbaine, Presses ENPC, 1998.
[4] Panrai , Depaule, Demorgon, Analuse urbaine, p.119a. et 120d.
[5] Whitehead, Modes de pensée, Vrin, 2004. Voir en première partie,la première conférence sur « L’Importance », pages 25-42.
[6] Sous la direction de Jacques Levy et Michel Lussault, 2003, 1027 p.
[7] Une étude sur ce seul point pourrait être entreprise pour montrer la capacité explicative du procès. Mais pour cela, il est nécessaire au préalable de détailler le vocabulaire technique lié au procès lui-même.
[8] Thèse , Le site urbain : potentialités. Réflexion sur le développement responsable et équilibré des établissements humains à partir de 6 exemples français, égyptiens et australiens, 390 p. hors annexes, 1995.
[9] PR 261c.
[10] PR 186c
[11] PR 260c
[12] PR 184c.
[13] PR 263c.
[14] Franklin, PdlP, 13d
[15] PR 26g
[16] Franklin, , PdlP, 13f.
[17] Franklin, PdlP, 14a
[18] Voir l’exemple de Socrate, PR 264f-265a. Franklin donne également 2 exemple dans ses notes 22 et 23 de la page 14 (26-27).
[19] Franklin, PdlP, 15a. Il note que Whitehead ne précise jamais ceci explicitement. Mais c’est une thèse raisonnable si l’on se souvient que Whitehead montre que c’est au moyen de la transmutation qu’émerge nos perceptions d’éléments tels que les chevaux.
[20] Franklin, PdlP, 15c.
[21] Franklin, PldP, 26a.
[22] Franklin, PdlP, 26e.
[23] PR 276b
[24] PR 308d-309e, cité par Franklin, PdlP, 26e-27a.
[25] Voir le schéma des catégories d’existence ci-dessus.
[26] Franklin, PdlP, 27b.
[27] PR 184c185c, 259b, cité par Franklin, PdlP, 17c.
[28] PR 185e-186a.
[29] PR 186d.
[30] PR 185b.
[31] PR 185a.
[32] Edmond Bonnefoy, Les quatre techniques de l’Architecture, Le Moniteur, le 6 mai 1983. Ces quatre techniques sont la planification, l’urbanisme opérationnel, l’architecture/construction, le design.
[33] PR 62d-64a.
[34] Franklin, 1990, 9c
[35] PR 250-251.
[36] Alix Parmentier, PhW, 1968, 398.
[37] Pour bien faire comprendre cela, Franklin propose le même schéma avec des « tubes ».
[38] même si elle est refusée, rappelons le dans Di Méo, 2005, p.43c.
[39] Di Méo, 2005, 40d.
[40] PR 251c.
[41] Franklin, 1990, 8d.
[42] Une présentation de ces trois auteurs avec une courte biographie, leur vie, leur formation initiale et leurs principales œuvres se trouve en partie I, chapitre 3.
[43] La fragmentation page 106b.
[44] Panerai, Depaule, Demorgon, Analyse urbaine, 2005, p.120 à 133
[45] Franklin, PdlP, 27c.
[46] PR 268c-e.
[47] PR 271b-c.
[48] PR 187d.
[49] Castells, La société en réseaux, Fayard, 201, p.528-529.
[50] PR 188d.
[51] PR 267a, III, Ch.V, s.2.
[52] RP 261c.
[53] Stephen T. Franklin, Parler depuis les profondeurs, 29b-c (p.51-53)