11.B.1. Objets géographiques et potentialités

〈329〉 (…)

11.B.1. Les objets géographiques ; la potentialité réelle: les nexùs et les sociétés :

Il n’existe pas à notre connaissance de travaux whiteheadiens de géographie et d’urbanisme autres que ceux de Joseph Grange, professeur d’université aux USA [1]. Celui-ci développe les catégories 〈330〉 de Whitehead dans une application spécifique à l’espace urbain et à l’environnement, et ajoute à celles de Whitehead ses propres catégories. Les idées de base de la pensée organique n’étant pas encore vulgarisées, il nous est apparu qu’il est plus pédagogique d’essayer de poser dans un premier temps de façon solide les bases théoriques de l’approche avant d’aller au-delà. Le lien aurait pu être établi avec beaucoup de travaux actuels de géographie et d’urbanisme, mais l’ampleur de la remise en cause des conceptions de base et du mode de pensée aurait été occultée. La rencontre de Michel Lussault, Guy Di Méo, Rodrigo Vidal-Rojas, et les travaux de géographie prospective permettent déjà une première avancée. Le travail d’approfondissement avec Joseph Grange pourra donc être fait ultérieurement.

Les notions de nexus et de société sont développée dans un certain nombre d’ouvrages qui adoptent chacun un point de vue différent, avec un vocabulaire qui diffère souvent d’un ouvrage à l’autre ou dans un même ouvrage d’un chapitre à l’autre.

Essayons donc de progresser pas à pas, à partir de l’ouvrage de synthèse de Didier Debaise [2]. Celui-ci précise d’emblée que le terme de société doit être pris dans un sens très large : on appellera société, des réalités aussi différentes qu’un atome, une cellule, une impression, un objet, un individu et même une civilisation. Il propose les distinctions suivantes :

Dans le domaine microcosmique :

  • 1/ Concrescence [3]

Dans le domaine macroscosmique :

  • 2/ Pluralité disjonctive [4]: c’est la définition du chaos.
  • 3/ Événement ou « Etre-ensemble » ou nexus [5]: ils apparaissent dès qu’il y a (ap)préhension mutuelle.
  • 4/ Société, c’est-à-dire nexus ayant un ordre social, sachant que l’ordre social est défini par 〈331〉 
    • 1 un héritage commun
    • 2 un surgissement (émergence) du fait des préhensions mutuelles.
    • 3 Une transmission.
  • 5/ Sociétés structurées [6]
  • 6/ Sociétés personnelles
  • 7/ Les sociétés corpusculaires : corps physiques et les sociétés vivantes [7]
  • 8/ Sociétés vivantes et personnelles
  • 9/ Les sociétés subordonnées à d’autres sociétés.

Ces distinctions ne sont pas faites par Didier Debaise: elles sont une proposition de la présente thèse, en référence à Whitehead lui-même dans Procès et réalité et ses principaux commentateurs. En effet, les sociétés sont caractérisées par Didier Debaise par pas moins de 25 notions qui permettent des configurations de sociétés beaucoup plus diversifiées que les 9 types énoncés ci-dessus. Les principales de ces notions sont les suivantes :

  • La durée, la persistance,
  • La puissance (de recevoir et d’opérer des changements en elle-même) ou aptitude,
  • L’ordre personnel,
  • La connexion et l’engendrement, (en lieu et place de la succession, conjonction et dépendance humienne),
  • L’apparence et la réalité,
  • La nature extensive des sociétés,
  • L’individuation,
  • L’appartenance,
  • Le lien négocié,
  • L’ordre de la nature et la persistance,
  • L’émergence, ou surgissement,
  • L’ordre/désordre, l’intérieur/l’extérieur, le dedans/dehors, etc., 〈332〉 
  • La nature,
  • L’héritage,
  • La stabilité,
  • La complexité et la spécialisation,
  • La vie,  [8]

Il n’est pas possible d’entrer dans le détail de ces notions. Le but est ici d’en vérifier la cohérence à partir des ouvrages suivants, énumérés dans l’ordre de vérification:

  • Clés pour Procès et réalité de Sherburne (glossaire et et chap. IV-II Nexus et ordre)
  • Vers le concret de Jean Wahl, VII et VIII « Les objets » & « Les différentes sortes d’objets » pages 154 à 164.
  • La philosophie de Whitehead d’Alix Parmentier, Chap. II-Cà F, pages 64 à 83
  • Les sept mots de Whitehead ou l’aventure de l’être de Jean-Claude Dumoncel, chap. 3, « Dieu, le monde et moi (la théorie de l’organisme) », p.221 à 254
  • La dialectique de l’intuition chez A.N. Whitehead, Michel Weber, « Sociétés » pages 165 à 168
  • La philosophie spéculative de Whitehead, Xavier Verley,« II-8 : Organisme et société ; Individu » pages 357 à 363
  • Modes de pensée, de Whitehead, partie III, « La nature vivante », p.175
  • Procès et réalité, notamment partie 2, chap.III-sections II et III, V et chap IV-section I

Chaque ouvrage à sa propre approche et son propre point de vue. Il s’agit ici de mettre au point une synthèse qui permette une définition puis un travail sur les « objets géographiques ».

Toutefois, la notion d’individuation mérite une définition. L’individuation est un processus microscopique. Elle est un rapport d’intensité : il s’agit de se « remplir du monde », c’est à dire de le préhender, de le « capturer », de l’intégrer à l’intérieur de l’entité actuelle. Le sujet issu de cette capture n’est rien d’autre qu’une pure relation, une multiplicité de rapports intégrés, donc internes. 〈333〉 Il n’y a donc plus aucune opposition, bien au contraire, entre le public et le privé, entre l’intérieur et l’extérieur, entre les autres et le soi. L’individuation est donc intensive et relationnelle [9].

Reprenons maintenant les principales caractéristiques de chacun des 9 types d’entités actuelles, nexus et sociétés :

11.B.1.1. La concrescence :

Elle a été détaillée au chapitre 9. Les entités actuelles sont des « blocs de devenir » [10], elles périssent et deviennent immortelles, à la différence des sociétés qui durent, se maintiennent, persistent dans l’existence.

11.B.1.2. La pluralité disjonctive :

C’est la première dimension de l’être, la pure disjonction des entités actuelles déjà existantes. Elle forme selon D. Debaise la potentialité réelle de l’individuation, ce à partir de quoi une nouvelle entité peut se constituer par ses préhensions.

Elle est à comprendre dans une activité, et non comme une passivité.

11.B.1.3. L’événement ou « être-ensemble » ou nexus :

Le nexus est la forme la plus minimale d’un être-ensemble de plusieurs entités. Le critère est la préhensions mutuelle de ses membres. Whitehead inscrit le nexus dans une forme de relation : c’est « un ensemble d’entités actuelles dans l’unité de la relation constituée de leurs préhensions mutuelles, ou inversement-ce qui revient au même-constituée de leurs objectivations mutuelles » [11]. C’est le fait manifeste (3ème catégorie d’existence CX3, et 14ème catégorie de l’explication CE14). Ce sont les arbres, les voitures, les maisons et les villes de notre quotidien, obtenus par transmutation. William James prend comme exemple une organisation sociale, un gouvernement, une armée, une organisation commerciale, un bateau, un collège, une équipe athlétique. Chaque 〈334〉 élément participe à cet être-collectif. Chaque membre accomplit son devoir avec la confiance que les autres feront de même [12].

Définition de l’événement en termes de nexus :

Un événement est « un nexus d’occasions actuelles, interconnectées selon une figure déterminée dans un quantum extensif unique » [13]. Whitehead prolonge plus loin sa définition : « C’est soit un nexus dans sa complétude formelle, soit un nexus objectivé. Une seule occasion actuelle est un cas limite d’événement » [14]. Il fournit l’exemple d’une molécule, qui est une route historique (ou trajet) d’occasions actuelles. Une telle route historique est un événement. Le changement est fait des différences entre les occasions actuelles au sein d’un événement. Il utilise parfois le mot dans le sens d’un nexus d’entités actuelles, et parfois dans le sens d’un nexus en tant qu’objectivé par des universels. Dans l’un ou l’autre de ces sens, il s’agit d’un fait déterminé et daté [15]. L’événement a une double approche, selon la présentation immédiate, et selon l’efficacité causale [16], du fait qu’il est toujours situé.

Un événement ne se réduit pas aux seuls faits accidentels, dramatiques et fugitifs du type : « le département de la Somme est inondé », ou « le sommet de la Grande Région a lieu demain ». Mais la gare de Cheminot, la cathédrale de Reims, la persistance des collines du Muschelkalc autour de la Moselle-Est sont des événements.

Tout événement a une portée : il « s’étend sur d’autres événements, et sur lui-même d’autres événements s’étendent » [17]. En paraphrasant Jean Wahl et en remplaçant son exemple de l’assassinat de Jules César par l’exemple du tsunami étudié par Michel Lussault, on devrait pouvoir dire que l’événement qui est le tsunami occupe de l’espace. Les relations des événements à l’espace et au temps sont donc à presque tous égards analogues. Il n’y a pas d’une part des objets dans 〈335〉 l’espace et d’autre part des faits dans le temps, mais des faits-objets qui sont les événements [18]. Dans la phrase qui précède, l’exemple du tsunami aurait pu être remplacé par celui de la venue de Michel Barnier en 2000 pour le lancement du Parc de développement de la vallée de la Rosselle, ou par le séminaire transfrontalier de février 1998 à Forbach, ou encore par un sommet de la Grande Région.

Définition des nexus temporels et spatiaux [19]:

Il existe deux types limites de nexùs : l’un qui est purement temporel, l’autre qui est purement spatial :

– Un nexus purement temporel ne contient pas de paires d’occasions actuelles contemporaines : c’est une simple filière de transition temporelle d’occasion en occasion [20], et l’immanence mutuelle mise en jeu est l’immanence causale de chaque entité actuelle préhendant l’entité qui la précède immédiatement dans la filière. Un tel nexus est appelé nexùs personnellement ordonné, et constitue le seul genre de société d’occasions se rapportant proprement à la personne.

– Un nexus purement spatial ne contient pas de paires d’occasions telles que l’une des occasions de la paire soit antérieure à l’autre ; c’est une coupe du temps composée d’occasions actuelles contemporaines, et l’immanence mutuelle mise en jeu est du type indirect propre aux occasions contemporaines – c’est-à-dire résultant de l’implication mutuelle dans un schème unique de connexité (connectedness) extensive.

De façon curieuse, cette définition du nexus personnellement ordonné se retrouve sous la plume de Bruno Latour lorsqu’il définit l’humain : « Ou situer l’humain ? Successions historiques de quasi-objets quasi-sujets, il est impossible de le définir par une essence, nous le savons depuis longtemps » [21]. Sa définition est donc encore plus large que celle de Whitehead, car pour ce 〈336〉 dernier, l’humain est une société personnellement ordonnée, c’est-à-dire un nexus purement temporel avec un ordre social (voir ci-dessous).

11.B.1.4. Les nexùs avec un ordre social : les sociétés :

Un nexus qui a un ordre social est une société.

Ce qui caractérise en premier lieu les sociétés est la durée : elles persistent dans le temps. Les objets sont les éléments de la nature qui ne passent pas. En second lieu, les sociétés « se suffisent à elle-mêmes ». C’est le principe d’identité des sociétés.

Étudions les trois critères de l’ordre social : un nexus jouit d’un ordre social :

  • 1/ Quand il y a un élément de forme commun illustré dans la définitude des entités actuelles que comprend ce nexus,
  • 2/ Quand cet élément de forme commun surgit (émerge) en chaque membre du nexus en raison des conditions qui lui sont imposées par ses préhensions de certains autres membres du nexus,
  • 3/ Quand ces préhensions imposent cette condition de reproduction en raison de leur inclusion de sentirs positifs impliquant cette forme commune. [22]

1/ Un héritage commun :

La forme commune est appelée la « caractéristique déterminante » de cette société (c’est la notion aristotélicienne de forme substantielle). C’est tout simplement un objet éternel complexe exemplifié dans chacun des membres du nexus [23].

2/ Un surgissement (émergence) du fait des préhensions mutuelles :

Une société est plus qu’un ensemble d’entités actuelles auxquelles le même nom de classe s’applique [24]. Elle implique davantage que la notion mathématique d’ordre. Elle implique des 〈337〉 relations internes entre ses membres. Chaque membre exerce une exigence sur les autres : les contraintes se co-déterminent en s’appliquant les unes aux autres, produisant des relations réciproques. Chaque membre incarne une contrainte et une puissance pour les autres. Il entretient des relations génétiques aux autres membres.

3/ Une transmission :

Cet « élément commun » est répété, transmis tout au long d’un « trajet historique » propre au nexus. Il s’agit ici d’une contrainte de reproduction.

Un nexus social est en ce sens un système de transmission de relations, d’héritages et de reprises. Toutes les relations sont internes à la société, et l’identité de celle-ci se fonde sur l’identité de sa caractéristique déterminante, et sur l’immanence mutuelle de ses occasions [25]. L’identité est donc immanente à la société. Cette liaison immanente est le « soi » d’une société. Whitehead a hésité à l’appeler « personne », et propose « personnage » [26]. Ce personnage se construit par les processus immanents de la pensée, qui produisent le penseur (c’est l’inversion du cogito de Descartes [27]).

« Des sociétés comme un « rocher », une « molécule », un « homme », sont autant de sociétés qui comportent une multiplicité de personnages sous-jacents qui négocient les uns avec les autres. Ce sont à chaque fois des « formes communes » qui tendent à persister pour leur propre compte, des manières de se relier et de se reproduire. A chaque société correspondent des décisions qui déterminent l’ensemble de la société, soit par les possibles qu’elles incarnent, soit par ceux qu’elles refusent (préhensions positives et négatives) » [28].

11.B.1.5. Les sociétés structurées :

Donnons quelques exemples : « Les molécules sont des sociétés structurées, et il en va de même, selon toute probabilité des électrons et des protons en tant que distincts. Les cristaux sont des 〈338〉 sociétés structurées. Mais les gaz n’en sont pas, en quelque sens que l’on prenne le terme, bien que leurs molécules individuelles soient des sociétés structurées» [29].

Whitehead résume de la façon suivante l’économie des sociétés : « une société structurée en un tout fournit un milieu favorable aux sociétés subordonnées qu’elle abrite dans son sein. La société englobante doit se trouver elle aussi dans un milieu plus large qui permette sa survie. On peut appeler « société subordonnées » certains groupes d’occasions qui entrent dans la composition d’une société subordonnée (…). Une société structurée peut être plus ou moins complexe en fonction de la multiplicité de ses sous-sociétés et de ses sous-nexùs associés, ainsi que de la complexité de leur modèle structural » [30].

Didier Debaise propose de définir la nature comme « la société structurée de toutes les sociétés » [31].

11.B.1.6. Les sociétés personnelles :

Un objet persistant, ou une créature persistante est une société dont l’ordre social a pris la forme spéciale d’un ordre personnel. Deux conditions relationnelles doivent être respectées :

  • Lorsque c’est une société (héritage, émergence et transmission)
  • Quand la connexité génétique entre ses membres les ordonne sériellement  [32]

Whitehead parle d’ordonnancement sériel. La série est une succession d’engendrements. Bruno Latour parle de « succession historique ». Il s’agit là de relations, mais d’un tout autre ordre : non plus des préhensions mutuelles, mais des préhensions successives (connexions-relations internes-). Une telle société est une succession linéaire d’occasions actuelles formant une route historique (ou trajet historique) dans laquelle chaque occasion hérite d’un caractère déterminant de ses prédécesseurs [33]. « La vie d’un homme est une série, elle-même composée d’autres séries, comme la connaissance du grec, des souvenirs, des apprentissages, des impressions, mais aussi des 〈339〉 organisations biologiques et physiques, lesquelles peuvent à leur tour être subdivisées en une multiplicité d’autres séries » [34]. Cette citation montre la grande nouveauté de l’approche. En effet, nommer « société personnellement ordonnée » le « parler grec » n’est compréhensible qu’en revenant aux préhensions successives. Un autre exemple est l’âme humaine.

Le personnage est l’événement, la réalité. Par exemple cette armée qui se vit et se désigne. « Elle peut être l’armée qui ne cesse de varier, se déplace, se transforme, mais elle reste telle armée vécue par ceux qui la composent. et les apparences sont les « différences entre les occasions actuelles au sein des événements » [35] : en poursuivant l’exemple de l’armée, celle-ci est en permanence affectée de fluctuations : permissions, transformation des effectifs, changement de matériel, variation du « moral des troupes », etc [36]. Une réalité peut être un souvenir, un écrit, une légende, une action : tout ce qui met en évidence leur héritage à travers une durée.

Les quatre critères d’une société personnellement ordonnée (histoire, héritage, émergence, transmission) se retrouvent chez Mircea Eliade (anthropologue) ou chez Régis Debray dans Les communions humaines : « Que l’homme ne soit pas sa propre cause ; qu’il soit pris dès sa naissance dans et par une lignée, une généalogie, une langue et une histoire ; qu’il ait un héritage à recevoir et à transmettre, qui l’a précédé et qui lui succèdera, patrimoine tant universel que local, tant moral que matériel, dont il n’a pas en tant qu’individu la libre disposition, voilà des évidences en effet ingrates pour l’aspirant self-made-man qui s’imagine pouvoir tout acquérir par l’échange et par l’argent, sans rien devoir à personne. Le symbolique, n’est-ce pas ce dont nul ne peut se sentir propriétaire ? ce qui ne s’achète ni ne s’échange ? Mauvaise surprise pour l’émancipé :il y aurait donc des biens collectifs qui ne sont pas des biens mobiliers ou immobiliers ?» [37] 〈340〉

11.B.1.7. Les sociétés corpusculaires : corps physiques et les sociétés vivantes :

Le problème est de produire « des sociétés à la fois « structurées » à haut niveau de complexité, et non spécialisées. De la sorte, l’intensité se combine avec la survie » [38]. Les sociétés ont deux modes de réponse à une transformation du milieu : l’indifférence, ou la transformation. Elles sont à la base de deux régimes d’existence: les corps physiques (cristaux, rochers, planètes, soleils, etc. [39]) et les sociétés vivantes. Les sociétés vivantes ont une capacité d’innovation et d’initiative dans les préhensions conceptuelles, c’est-à-dire dans l’appétition. C’est cette capacité que Whitehead appelle la vie. La vie désigne l’innovation (les valeurs, au sens artistique), non la tradition (causes efficientes) [40]. Entre le physique et le vivant, il n’y a pas de frontière absolue [41]. Une autre caractéristique d’une société vivante est son besoin de nourriture [42].

Whitehead divise grossièrement les occurrences de la nature en six types[43] :

  • L’existence humaine, corps et esprit
  • Toutes les espèces de la vie animale, les insectes, les vertébrés, les autres genres
  • Toute la vie végétale
  • Toutes les cellules vivantes singulières (les organismes unicellulaires)
  • Tous les vastes agrégats inorganiques, à une échelle comparables aux corps animaux, ou plus grands
  • Les occurrences à une échelle infinitésimale, dévoilées par l’analyse minutieuse de la physique moderne.

Il se refuse à toute classification trop tranchée, car ces différents modes s’estompent les uns dans les autres : il y a la vie animale avec sa direction centrale d’une société de cellules, il y a la vie végétale avec sa république organisée de cellules, il y a la vie cellulaire avec sa république organisée de molécules, il y a la société inorganique à grande échelle des molécules avec sa soumission passive 〈341〉 aux nécessités dérivant des relations spatiales, et il y a l’activité infra-moléculaire qui a perdu toute trace de passivité de la nature inorganique à grande échelle.

11.B.1.8. Les sociétés vivantes personnelles :

Whitehead prend souvent l’exemple de la vie d’un homme : il est composé d’organes, de cellules, de molécules, mais aussi de connaissances, de désirs, d’impressions, de perceptions. Si un homme est une société, un événement qui se maintient tout au long d’une route historique, alors nous devons accepter qu’il soit composé d’une multiplicité d’autres sociétés [44]

11.B.1.9. Les sociétés subordonnées au sein de sociétés structurées

La molécule est une société subordonnée à l’intérieur de la société structurée que nous nommons « cellule vivante » [45]. Laquelle est fondement de l’autre ? Cette question répète la distinction classique entre le tout et les parties. Une société structurée serait une sorte de totalité d’existence dont les sociétés subordonnées seraient les parties : la forme de relation appartenance (participation, regroupement) serait une relation explicative qui devrait donner le sens soit des parties, soit du tout. Opter pour l’une des deux solutions serait contredire le principe d’identité des sociétés : « elles se suffisent à elle-mêmes ». Quel que soit le niveau de complexité, quel que soit le nombre de sociétés subordonnées impliquées, une société est toujours sa propre raison d’existence [46]. Elle ne peut être réduite, ni fondée, par ce qui la compose ou ce qu’elle compose. L’individu ne trouve pas sa vérité dans la nature, ni la nature dans l’individu, et la cellule ne donne pas le sens de la molécule, ni la molécule le sens de la cellule. Didier Debaise parle alors d’un lien négocié : il n’est pas imposé par les sociétés structurées aux sociétés subordonnées : il est à chaque fois défini par les sociétés en question [47].

Pour reprendre l’exemple de la molécule dans la cellule : la molécule participe à l’existence de cette société plus vaste qu’est la cellule, mais elle l’ignore et fonctionne pour son propre compte, selon 〈342〉 une logique et une identité qui est celle de son héritage et de son trajet historique. Tous ces éléments pris ensemble redéfinissent sa route.

Cela redéfinit profondément la notion d’individu. L’individu n’a plus la simplicité d’une identité première qui traverserait un temps avec des variations superficielles et des changements secondaires; il est un ensemble de transactions, de négociations, d’entre-requisitions et de dépendances produites entre ces existences qui chacune prolonge une histoire et des habitudes héritées [48]. « Chaque individu peut être multiple en ce sens qu’il est composé d’un nombre immense d’individualités subalternes qui vivent en lui d’une vie séparée, avec leurs espoirs, leurs craintes, et leurs intrigues ; et dont de nombreuses générations naissent et meurent en nous pendant l’espace d’une seule de nos vies ». Cette remarque définit et résume ce que Whitehead entend par individu, selon D.Debaise. La difficulté est ici de ne pas chercher à établir des hiérarchies et des réductions.

Whitehead utilise un terme pour rendre compte de ces rapports d’appartenance entre les sociétés : l’extension. L’extension s’exprime par deux relations fondamentales : « être composé de » et « être une partie de ». Ainsi toute société a une extension, elle en compose et en comporte d’autres , elle est simultanément animée de vies « sous-jacentes » et intégrée à l’intérieur de vies plus vastes [49]. I.Stengers explique que le terme « extension » apparaît, lui, comme un terme premier pour caractériser l’événement en tant que relié. « Un événement discerné a toujours une extension, parce qu’il en inclut, ou en comprend d’autres, et il témoigne de l’extension d’autres événements qui l’incluent ou le comprennent. Cela fait partie de sa signification » [50]. D’une certaine façon, en intégrant le temps dans la démarche de Michel Lussault, l’espace devient l’extension, et la spatialité devient l’extensivité.

Ces définitions permettent d’autre part de définir une approche possible du paysage qui est un événement si sa lecture comprend le temps (reboisement/déboisement d’un site, paysage de déprise 〈343〉 agricole, avancée de la ville sur la campagne) [51]. Dans cette approche, « être une partie de », ou « être composé de » sont des caractéristiques aussi bien ontologiques que spatiales. On peut définir un événement par l’espace qu’il déploie. On rejoint ici l’importance donnée par Michel Lussault à l’espace et la spatialité. Mais cette démarche n’est pas exclusive de l’approche ontologique par les notions d’extension et d’extensivité : il n’y a d’espace que dans l’extension d’un événement. Plus exactement, ce que nous appelons « espace » est la manifestation d’une des formes que peut revêtir la portée et l’extension d’un événement [52].

11.B.1.10. Le tableau de synthèse des nexùs et des sociétés:

La présentation qui précède permet d’établir un tableau de synthèse des nexùs et des sociétés. A notre connaissance, un tel tableau n’existe nulle part, probablement à cause du piège d’une classification qui ne prendrait plus en compte les caractéristiques relationnelles spécifiques à chaque société. Nous avons bien précisé qu’il ne s’agit pas de « classes » : il n’y a pas ici de notion quantitative d’addition, ni de coalescence : les notions sont relationnelles. Il s’agit d’identités formant diversité dans l’unité. La vérification de la pertinence de ce tableau passera toujours par l’étude des liens entre les sociétés et les nexùs considérés. C’est pourquoi il est présenté en trois colonnes : dénomination, relations, exemples. Chaque dénomination est relative à un type de relation.

Ce tableau est suivi immédiatement par le diagramme complet des quatre types d’objet, ceci afin de pouvoir tracer les liens entre les exemples et les différents types de relation. Il s’agit en effet d’un regard différent sur les objets, qui ne fait plus appel à aucune notion fondamentalement dualiste : toutes les notions sont conjuguées dans une dualité tendue vers l’apparition de nouveauté. Toutes les approches précédentes avaient pour but de pouvoir qualifier les objets géographiques et de pouvoir établir des comparaisons entre eux. 〈343〉 

NEXUS ET SOCIETES :

Dénomination Relations Exemples
 

1- Occasion actuelle

(microcosmique)

Elle est l’individu dans son milieu actuel. Elle ne change jamais : elle devient et périt (autocréation à l’intérieur du procès).
2- Multiplicité, ou Pluralité disjonctive
(macrocosmique)
Potentialité réelle de l’individuation
3- Événement, « être ensemble » ou nexus Préhensions mutuelles
 

4- Sociétés

Nexus qui a un ordre social (héritage = caractéristiques déterminantes / exigences mutuelles / transmission -reproduction) Tout ce qui jouit d’une durée, d’une histoire, et qui « existe par soi-même ».
5- Sociétés structurées (elles accueillent des sociétés subordonnées)
9- Sociétés subordonnées Relation d’extension : « contenir » et « être contenu » (relation ontologique et spatiale); lien négocié (relation différente du tout et de la partie) ; événement & espace la molécule dans la cellule ; les cellules dans les organes, etc.
 

6- Sociétés personnelles

1/ Être une société

2/ Connexité génétique (engendrement ou ordre sériel)

la connaissance du grec, des souvenirs, des apprentissages, des impressions, mais aussi des organisations biologiques et physiques ; une armée ; un souvenir, un écrit, une légende, une action
7. Les corps physiques Société indifférente au milieu. Puissance de moyenne dénuée de toute originalité. Tous les vastes agrégats inorganiques, à une échelle comparables aux corps animaux, ou plus grands : cristaux, rochers, planètes, soleils
 

8-Sociétés vivantes

Capacité d’innovation : initiative dans les préhensions conceptuelles, c’est-à-dire dans l’appétition. Toutes les espèces de la vie animale, les insectes, les vertébrés, les autres genres

Toute la vie végétale

 

6&8. Sociétés vivantes et personnelles

L’existence humaine, corps et esprit (organes cellules, molécules, mais aussi connaissances, désirs, impressions, perceptions)
Animaux en un certain sens ? (AI 269)
Toutes les cellules vivantes singulières

Présentation dessinée compacte :

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.43.30 Capture d’écran 2016-04-17 à 14.43.46

Figure 11‑8 : Tableau des nexus, des pluralités disjonctives aux sociétés (Source : Procès et réalité et commentaires)

〈345〉 

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.45.57

Figure 11‑9 : Tableau complet des objets géographiques (application de la section 11.B.1)

On voit ici comment la pensée organique permet de se référer au réel lui-même, et non à des abstractions prises pour le réel (concret mal placé). Ces abstractions prennent le nom de modèles dans une approche systémique classique. Chacune des cases du tableau précédent est ainsi un 〈346〉 modèle. Il est possible d’esquisser un lien entre les quatre modèles proposés par Marie Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé[53].

Ainsi, au lieu d’un système-monde constitué comme un système de systèmes, ce qui est proposé ici est une société structurée en émergence, formée de sociétés subordonnées. Au lieu de fédérer le système de systèmes par l’espace, la société structurée et ses sociétés subordonnées sont reliées par les relations d’extension au sein du continuum extensif (l’extension inclut l’espace et le temps, dans une relationalité générale).

Pour autant, cette démarche n’est pas totalisante, ni dogmatique. Par contre, elle est la « quête d’un modèle unitaire » qui « ne peut en aucun cas être abandonnée » [54] selon Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé. Elle est universelle, au sens où

  • elle intègre tous les faits, sans en exclure aucun (voir en Partie I, chap.3-H), même « ceux qui nous dérangent »[55],
  • elle est ouverte au changement (le schème est évolutif).

Nous sommes arrivés ici au monde ordinaire sur lequel se penche le géographe. Le lien avec les phases de la concrescence reste visible par l’organisation en quatre notions, dont les liens macrocosmiques sont tous explicables en termes de concrescence microcosmique. Rappelons le : « Chaque entité répète en microcosme ce que l’univers est en macrocosme »[56]. C’est l’observation du réel macrocosmique qui a permis à Whitehead d’élaborer le schème explicatif microcosmique. Cela signifie que les objets ainsi définis se réfèrent au concret, et non à des statistiques. Ainsi, les éléments d’une société sont tous en relations internes mutuelles.

On peut résumer ainsi les quatre éléments qui définissent une société :

  • Trois éléments concernent la définition de l’ordre social :
    • L’héritage est « ce qui ne passe pas »  〈347〉
    • Les préhensions mutuelles sont les flux de toutes sortes, « ce qui passe »,
    • La transmission est « ce qui change » (ou a la possibilité de changer)
  • Le quatrième point est la succession historique.

11.A.2. Conclusion :mondialisme et mondialisation

L’ensemble de ces quatre éléments, à l’échelle de la planète, est l’émergence d’une société mondiale, un « système monde » ou « société-monde ». C’est la définition du mondialisme.

« Ce qui passe » est le domaine de l’économie : c’est la « fluidité des marchés », « l’ouverture des frontières », la « libre circulation des marchandises, des biens matériels, et des biens financiers », et, de façon moins systématique, la « libre circulation des personnes ». « Ce qui passe » à l’échelle planétaire est ce que l’on appelle la mondialisation.

On rejoint ici pour chacun des deux termes mondialisme et mondialisation les définitions toutes simples du Larousse 2003. Ce point introduit directement aux applications géographiques. Il est approfondi en début de partie III. 〈348〉 

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Notes :

[1] Joseph Grange, The City : An Urban Cosmology, State University of New York Press, 1999, 267 pages, et aussi Nature : An Environmental Cosmology, State University of New York Press, 1997, 272 pages.
[2] Didier Debaise, Un empirisme spéculatif, 2007, au chapitre III « Expériences et sociétés, une pensée de la nature ».
[3] Debaise, 2006, p.66
[4] Debaise, 2006, p.66, 72, 75, 137.
[5] Debaise, 2006, p.74, 75, 138
[6] Debaise, 2006, p.169
[7] Debaise, 2006, p.170
[8] D.Debaise, respectivement pour chaque notion aux pages 136c/169c, 149c, 150b, 151&152, 154-157, 156, chapitre II pour l’individuation, 160, 161, 162-163, 164, 165, 167a, 168d, 169, 171 (la vie),
[9] D.Debaise, p.89b.
[10] D.Debaise, 2006, p.148d.
[11] PR 24c (76). C’est la 14ème catégorie d’explication (CE14).
[12] William James, La volonté de croire, 1956, p.24 , cité par D.Debaise, 2006, p.144b.
[13] PR 73a.
[14] PR 80c.
[15] PR 230e.
[16] en référence à PR 182c : cet aspect est développé plus loin avec la notion de paysage.
[17] Jean Wahl, Vers le concret, Vrin, 2004 (1932), p.157.Cité par D.Debaise, op.cit. p.161.
[18] Jean Wahl, 2004, p.152, cité par D.Debaise p.161
[19] Glossaire de Sherburne dans Les clés, 1965, à l’entrée Nexùs complété par le texte des pages 118 à 121.
[20] Ou une série comme trajet historique d’occasions. (Debaise, 2006, 151b.). Aux conjonctions de Hume (relations externes), Whitehead substitue les connexions (relations internes).
[21] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La découverte, 1997, p.186c. Le cri de Bruno Latour est « Ou sont les Mounier des machines, les Lévinas des bêtes, les Ricoeur des faits ? » (p.186b.) On peut juste s’étonner ici de son silence sur Whitehead, tant dans le texte que la bibliographie, alors que la pensée organique est justement une tentative de reformulation des fondements de la définition des objets. Même en cas de désaccord, pourquoi ce silence ? La pensée organique conjugue les 4 répertoires constitutifs de la modernité (p.122a) : réalité, lien social, signification et être. La confrontation ne serait-elle pas fructueuse ?
[22] PR 34c. (90)
[23] PR 91
[24] AI, 266
[25] AI 267.
[26] D.Debaise, 2006, 146, & PR 91.
[27] D.Debaise, 2006, 147b.
[28] Ibid, p.148
[29] PR, 99d. (183).
[30] PR 99 (182-183)
[31] D.Debaise, 2006, 166b.
[32] D.Debaise, 2006, 150b, qui cite PR 34e (91).
[33] PR 198b.
[34] D.Debaise, 2006,153b.
[35] PR 80e p.157.
[36] Exemple cité par D.Debaise, 2006, p.155b.
[37] Debray, 2005, p.72.
[38] PR 101b (184). Cité par D.Debaise, 2006, p.170a.
[39] PR 102a (186)
[40] PR, 104e (190)
[41] PR 102e (186).
[42] PR 105b. (190)
[43] MP, 215a (175)
[44] PR 157.
[45] PR 99b.
[46] D.Debaise,2006, 160b.
[47] D.Debaise, 2006, p.161.
[48] D. Debaise, 2006, p ;158. Il cite S.Butler, Vie et habitude, Nrf, Paris, 1922, p.111.
[49] D. Debaise, 2006, p.159b.
[50] Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead, 2003, p.46, cité par D.Deebaise, 2006, p.159c.
[51]4- Si le paysage est un événement, il existe une chaîne de rapports symboliques produisant, dans ce qui est donné à l’occasion percevante, un nexus faiblement pertinent entre le paysage, tel qu’il est prononcé et l’événement. Cette analyse sera prolongée plus loin en s’appuyant sur l’analyse du « sens des mots » en PR 182c. Nous partirons de la proposition que les différents types de paysages sont « les mots » du géographe, et la pensée organique leur syntaxe. A l’appui de cette proposition, Whitehead propose lui-même en PR 182d l’exemple de la forêt.
[52] D.Debaise, 2006, p.161.
[53] Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaillé, Le monde. Espaces et systèmes, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et Dalloz, Paris,1992, 565 p. Citation de la page 17a à 35b.
[54].Idib, p.16b
[55] Idid, 16b.
[56] PR 327.