7.B. Entités actuelles

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7.B. Les entités actuelles :

Depuis Démocrite et les penseurs grecs, nos sociétés occidentales imaginent le monde comme l’agglomération d’une grande quantité d’atomes, c’est-à-dire de petits morceaux de matière insécable, inerte et sans spontanéité.

Quand la bombe atomique a explosé, ce fut à la stupéfaction des physiciens. En effet, ce résultat est celui des mathématiciens. Les objets éternels (ou les formes de Platon), une fois actualisés, sont à l’œuvre dans la nature, dans des entités concrètes qui agissent, et … explosent ! Les mathématiques révèlent le concret. Il n’y a pas de raison pour que la conscience de l’homme soit une exception. Il ne s’agit pas d’une illumination, il s’agit d’un constat. Les objets éternels, ou formes (par exemple les objets mathématiques) sont bien incarnées (ou ingressées) dans des entités présentes dans la nature. Les mathématiciens, puis les physiciens de nos jours font ce constat. Mais celui-ci n’est pas encore partagé dans le grand public. Tout le monde admet aujourd’hui, après plusieurs décennies d’applications pratiques aux machines thermiques, aux bombes et aux centrales nucléaires que la matière est de l’énergie. Il a fallu plusieurs siècles pour que ce soit admis dans le grand public. Ainsi, « tout est énergie ». Mais il n’est pas encore admis, que « tout est expérience ». Or, l’expérience et la conscience sont des formes d’énergie.

Le milieu des physiciens depuis le colloque de Cordoue [1], puis celui de Tsukuba [2] au Japon dans les années 1980 est bien obligé de l’admettre : la matière ne réagit pas comme la théorie moderne (dualiste) exigerait qu’elle réagisse : le réel résiste aux théories réductionnistes ou positivistes. Et 〈190〉 force est de constater (mais c’est le réel qui est l’avocat final) que la démarche processive est plus en adéquation avec les expérimentations des physiciens, tant au niveau microscopique que macroscopique.

Ainsi, les plus récentes découvertes de la physique montrent que les entités microscopiques sont capables d’expérience au sens large c’est à dire préconscientes (en anglais awareness). L’expérience est au cœur de la matière ! Il reste encore un passage important à faire, un « saut de l’imagination » pour que cette donnée soit admise communément par le grand public. Il convient dans la présente thèse de bien préciser que c’est en accord avec les découvertes scientifiques que la notion d’expérience est introduite. Toute découverte scientifique qui contredirait ce propos doit être prise en compte et modifie l’approche philosophique et métaphysique.

En résumé, la métaphysique de Démocrite est périmée quant au caractère inerte des entités ultimes de la nature : la « matière » se montrerait capable de spontanéité, et ne serait pas composée comme on l’a cru jusqu’à aujourd’hui de micro-éléments de matière inertes et insécables.

Cela remet en cause simultanément la métaphysique sur laquelle s’appuyait cette conception, à savoir que la réalité serait formée d’une substance « qui n’a besoin que d’elle-même pour exister ». S’il y a substance, c’est une substance changeante, en devenir.

Par contre, les découvertes scientifiques ne remettent pas en cause la notion de discontinuité, et de « quantum » de matière. Mais ces quanta sont des « quanta d’expérience », ou quanta d’actualisation. Cela nécessite une définition de ce qu’est l’actualisation, à savoir : ce qui permet de passer du micro au macro.

Les scientifiques se rendent compte de nos jours que la mécanique quantique, science de l’infiniment petit, s’applique au niveau de l’astro-physique : les lois du microcosme se retrouvent dans celles du macrocosme !

Whitehead use régulièrement de la métaphore de l’arbre : « Un arbre est une démocratie » dit-il. C’est sa façon de dire qu’une cellule de l’arbre est l’individu qui doit être compris par analogie avec un individu humain, et non l’arbre entier, qui est une colonie cellulaire et infracellulaire. La botanique semble venir à l’appui de cette distinction. Le point important est que l’arbre, qui n’est 〈191〉 pas doté d’un système nerveux, manque peut-être de l’unité d’action et de sentir qu’ont les animaux multicellulaires [3].

L’évidence pour Whitehead de remplacer les atomes sans spontanéité par les entités actuelles apparaît la même que celle d’Edgar Morin de remplacer les machines-artéfact par la notion d’être existentiel [4]. L’atome semble toutefois mieux respecter les critères de Crosby [5] car la machine concerne les produits de l’ingéniosité humaine alors que l’atome concerne toute la nature. Remplacer l’atome par l’entité actuelle, c’est réenchanter l’ensemble du réel.

Comment caractériser l’entité actuelle ? Comment et de quoi est-elle constituée ? Whitehead montre que la première analyse de l’entité actuelle se fait en termes d’appréhension du monde extérieur, dans les mêmes termes que dans l’expérience ordinaire de chacun de nous : chacun appréhende le monde extérieur à travers son corps. Comme nous allons le voir ci-après, le verbe appréhender et la notion d’appréhension sont couramment utilisées, le plus souvent sans avoir conscience de toutes les implications de cette utilisation. A partir d’une enquête menée sur ces utilisations, nous montrerons comment la pensée organique déchiffre cette expérience ordinaire, et en rend compte dans un schème global.

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Notes :

[1] Colloque de Cordoue, Oct. 1979, Science et conscience. Les deux lectures de l’univers, Stock, Paris, 1980, 495 p.
[2] Colloque de Tsukuba, Sciences et symboles. Les voies de la connaissance, présenté par Michel Cazenave, Albin Michel, France Culture, Paris, 1986, 453 p.
[3] Cet exemple est inclus dans un texte d’approfondissement de Charles Harsthorne, qui est placé en annexe sous le titre 02_PartieII_Ch7-Entite-Actuelle-Hartshorne.doc à l’adresse suivante : « 00_Annexes\Annexe00-Textes-Citations\02_PartieII_Ch7-Entite-Actuelle-Hartshorne.doc »
[4] Edgar Morin, La Méthode : 1. La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, 399p, page 234-235. Dans les pages qui précèdent l’énoncé de l’évidence, Edgar Morin traite du « vif de l’objet : le surgissement de l’existence » en citant d’emblée Whitehead avec les mots suivants : « L’ouverture, c’est l’existence. L’existence est à la fois immersion dans un environnement et détachement relatif à l’égard de cet environnement. Whitehead a dit fortement : « Il n’y a aucune possibilité d’existence détachée et autonome », et effectivement tout ce qui existe est dépendant. L’existant est l’être qui est sous la dépendance continue de ce qui environne et/ou de ce qui le nourrit ». (page 206b). Edgar Morin connaît donc Whitehead et s’en inspire dès le premier tome de La Méthode.
[5] Voir en Partie I, chapitre 1.