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1.E. Les réseaux d’ancrage de la recherche :
Associations et fondations sont les lieux d’émergence d’une parole nouvelle. Elles ne sont pas nombreuses. Cette parole nouvelle s‘exprime dans des petits groupes qui expérimentent. Josée Landrieu, chercheur au CNRS explique bien cela dans son travail pour la « Mission Prospective » du Ministère de l’Équipement :
« Il faut dorénavant être conscient de ce que de plus en plus de personnes abandonnent les registres de pensée conceptuelle et rationnelle pour construire ensemble une pensée qui se confond avec l’expérimentation en temps réel d’un vivre et agir différent. Ce qui compte pour elles, c’est que la pensée soit un acte de reconnaissance de l’autre et soit un lien dans un processus où l’émotion est importante. La pensée dans ces mouvements émergents relève d’un « processus amoureux », si je peux dire. Ces personnes pensent et construisent ensemble leur vie, dans le mouvement. (…). Une telle attitude constitue un remarquable instrument de résistance, et c’est bien là la raison de son développement. Résistance par rapport au schéma unique, résistance par rapport à des situations que l’on ressent comme intolérables, résistance à toute hégémonie quelque qu’elle soit … » [1].
〈21〉 Ce texte parle de façon remarquable des aventures expérimentées, en particulier celles de groupes ou communautés de recherche dont les émergences sont par exemple les colloques de Cerisy [2] ou des groupes de formation et d’apprentissage collectif comme les Alliances d’entreprises [3], la Fondation pour le Progrès de l’Homme [4] ou la Fondation (association) Hommes Femmes dans la Cité [5], l’association Terre et Cité [6], les Chromatiques whiteheadiennes, et les Groupes de travail de l’AITF. Nous avons cheminé plus particulièrement avec ces cinq dernières dans le cadre de la présente thèse, dans un croisement permanent avec les travaux universitaires publiés.
Ajoutons tout de suite que ce mode de construction d’une pensée « qui se confond avec l’expérimentation en temps réel d’un vivre et d’un agir différent » n’empêche pas la tentative de tester ces pensées dans les registres conceptuels et rationnels. Dans cette période d’incertitude, de trouble, d’abandon des cadres classiques, il faut accueillir la multiplicité de l’expérience sans abandonner l’unité d’une pensée cohérente, logique, nécessaire et adéquate pour exprimer cette expérience. C’est en ce sens que Whitehead emploie l’image du vol de l’avion.
Nous partons de l’hypothèse que toute pensée qui parcourt le vol de l’avion est une forme de pensée organique, et que la pensée organique est apte à fournir à l’expérimentation et aux tentatives d’élucidation des faits un cadre, soit pour l’exemplifier, soit pour le modifier ou le compléter. La pensée organique propose en effet un « saut de l’imagination », une généralisation de l’expérience à partir d’observations (ou d’analyses) bien concrètes. Ces observations peuvent aussi être nommées, comme nous l’avons fait plus haut, à un niveau macroscopique, des « gouttes d’expérience » [7] de la vie quotidienne et de la pratique professionnelle.
〈22〉 Elles sont l’expression de l’expérimentation en temps réel, un « vivre et agir » différent. Elles construisent une pensée où l’émotion a une part importante. Lorsque l’on sait que l’unité de base du réel dans la pensée organique est « expériencielle » avec sa part d’émotion indissociablement liée aux événements, on comprend l’importance du vécu relationnel au sein des réseaux d’échange et de recherche.
1.E.1. L’université de Lorraine, Nancy II, EA 1135 :
Un groupe de professionnels et d’érudits ont rédigé un gros recueil présenté en format à l’italienne et intitulé Lunéville à travers les plans de 1265 à 2000 [8]. Étant fortement impliqué dans la vie municipale, la prise de conscience s’est faite à partir des liens entre l’expérience humaine et le territoire, avec l’intuition que seule la capacité de rédiger des fiches d’expérience (ou d’observations) pouvait permettre de faire progresser la recherche, transmettre les résultats de celle-ci et préparer des généralisations, tout en restant collé à cette interface entre l’expérience et le territoire. Exprimée autrement, cette prise de conscience est un refus du dualisme, de la « dichotomie entre le matériel et l’idée » avec le vocabulaire de Guy Di Meo. Ce refus est doublé d’une rationalité rigoureuse pour réaliser un travail scientifique.
Suite à un rapprochement avec l’EA 1135 est née l’idée de regrouper dans une thèse tous les éléments pratiques et théoriques (méthodologiques) pour permettre de formaliser la démarche d’expérimentation alors en cours dans le réseau des ingénieurs de la région Grand-Est, et de faire le lien à la géographie à travers la notion de territoire vécu au quotidien.
L’apport de l’université à la présente thèse est significatif à travers les travaux suivants :
- Les séminaires de Chromatiques Whiteheadiennes de la Sorbonne : les travaux de Michel Weber, Jean-Claude Dumoncel, Jean-Marie Breuvart, Bertrand Saint-Sernin, Xavier Verley, Rony Desmeth, Didier Debaise, Guillaume Durand, …
- La thèse universitaire de philosophie whiteheadienne de Pierre-Jean Borey soutenue le 18 juin 2007 〈23〉
- La thèse universitaire d’économie de Patrice Braconnier soutenue en 2005
- Les travaux de Guy Di Méo, Augustin Berque, Rodrigo Vidal-Rojas.
1.E.2. Le CNFPT et l’AITF :
Le directeur des formations des ingénieurs territoriaux au CNFPT puis maintenant l’École Nationale d’Application des Collectivités Territoriales (ENACT) de Nancy, Bernard Poureyron, propose l’approche systémique et l’approche « projet » comme pièce principale d’une boîte à outil des ingénieurs territoriaux. Il recommande l’ouvrage de Dominique Génelot, Manager dans la complexité : réflexions à l’usage des dirigeants [9].
Il est possible de décrire l’approche proposée dans la présente thèse sous l’angle de vue plus systémique choisi par Dominique Génelot. Cet auteur est important. Voici sa présentation générale de la démarche :
« L’organisation d’une entreprise n’est pas indépendante des hommes qui la composent. C’est une émergence progressive et continue à partir de leurs représentations. L’entreprise, en produisant, s’auto-produit. Pour les systèmes complexes, le concept d’organisation est inséparable du concept d’autonomie : leur capacité d’organisation tient à leur capacité à développer des comportements autonomes cohérents (…) En changeant leurs représentations de l’entreprise et de ses finalités, les hommes changent les actes quotidiens par lesquels ils construisent l’entreprise, et changent ainsi l’entreprise. Ce faisant, ils se changent eux-mêmes, … Cette progression dans l’élaboration du sens suppose une progression dans la richesse des contextes d’interprétation (ce qui pose la question de l’ouverture culturelle de l’entreprise), et dans la richesse des intentions profondes, individuelles et collectives, les unes et les autres se nourrissant réciproquement ». Plus loin, il cite F. Varela[10] et conclut « L’intelligence d’une communauté se développe davantage par les interconnexions et les effets de réseau, que par les efforts d’optimisation. Un réseau ne serait en somme qu’une forme de l’intelligence collective, qu’un processus d’émergence, qu’un moyen qu’une communauté se donne pour construire son devenir ! ».
Ce qu’il écrit est valable pour tout groupe humain. L’importance des réseaux est vitale pour une communauté (communauté scientifique, communauté rurale dans le développement territorial, communauté de commune, communauté de ville, communauté urbaine, …). Un réseau (le nexus* 〈24〉 de la pensée organique) est par nature fait pour l’apprentissage collectif, l’émergence du sens et de sa transmission.
Cet ouvrage est remarquable, car il permet, ainsi que La Nouvelle Alliance [11] (qu’il cite) et l’œuvre de William James [12], de faire le passage * entre les anciennes habitudes de pensée et les nouveaux modes de pensée systémiques et processifs . L’importance pédagogique de ces ouvrages de seuil tient à ce qu’ils facilitent le passage d’anciennes habitudes de pensées aux nouvelles. Réussir ce passage implique de se sentir sur un nouveau socle éprouvé, expérimenté, suscitant une adhésion complète pour se lancer