11.A-B. Apport de l’approche organique

〈313〉 

11.A. L’apport de la pensée organique ; donner un statut ontologique aux réalités d’expérience.

Comme cela a été précisé en conclusion du chapitre 9, la grande nouveauté de Whitehead est notamment de donner un statut ontologique (métaphysique) aux cinq réalités principales suivantes :

  • les préhensions (interactions),
  • la vision portant sur les objets éternels (finalités ou prospective)
  • les propositions (appelées dans le quotidien « les objectifs »))
  • l’actualisation ou détermination
  • les valeurs

La grande nouveauté est de relier toutes ces notions, et de nier tout statut ontologique à des substances qui seraient inertes et sans spontanéité [1], pour ne voir avec Descartes que des res verae, des « choses vraies », qu’il appelle des entités actuelles ou occasions d’expérience actuelles [2]. Ces occasions d’expérience sont le lieu d’un procès interne de concrescence en cours d’actualisation, et d’un procès externe de transition qui permet la transmission à d’autres objectivations par d’autres occasions d’expérience selon la séquence temporelle.

Ce qui est remarquable, et ce que voudraient montrer ces pages, c’est que les « réalités d’expérience », décrites dans les chapitres qui précèdent et employées couramment au quotidien, ont un statut ontologique fort dont rend bien compte le schème organique. Ceux qui travaillent à anticiper l’avenir, c’est-à-dire les politiques, géographes volontaires (au sens de Pierre Georges ou 〈314〉 Jean Labasse), les architectes, urbanistes, ingénieurs et de façon plus large ceux qui cherchent à transformer l’homme et le monde (développeurs, psycho-sociologues, généralistes de la gouvernance et de la formation, …) utilisent et conjuguent ces réalités d’expérience. Elles ne sont pas dérivées d’autres notions, elles sont les composantes ultimes de toutes les notions. Chercher au delà de ces composantes, c’est trouver la créativité (passage du multiple à l’un – concrescence – et de l’un au multiple – transition).

Le fait de donner un statut ontologique signifie qu’il n’y a rien à chercher « derrière » ces réalités comme quelque chose de plus fondamental qui les expliquerait. Elles sont les éléments de l’explication.

Ces réalités sont peu nombreuses. Le piège, déjà signalé en partie I au chapitre 3, serait d’instrumentaliser ces réalités. Ce piège semble pouvoir être évité en revenant aux faits concrets, sans en exclure aucun. Comment ces réalités permettent-elles de définir les objets géographiques ?

10.B. La notion générale organique d’objets : occasions d’expérience objectivées, nexus (potentialité réelle), propositions (potentialité hybride) et objets éternels (potentialités pures)

La définition des objets qui est choisie ici est celle de Procès et réalité. En effet, la définition organique des objets a évolué entre la phase de philosophie de la nature de Whitehead, exprimée dans la trilogie « Une enquête sur les principes de la connaissance naturelle (1919), Le concept de nature (1920), Le principe de relativité (1922) et la phase métaphysique et ontologique de sa deuxième trilogie La science et le monde moderne (1925), Procès et réalité (1929), Aventure d’idées (1933).

Dans sa période de philosophie de la nature, Whitehead s’est refusé à faire de la métaphysique, et s’est senti concerné uniquement par la Nature, c’est à dire, par l’objet de la connaissance perceptuelle, et non par la synthèse du sujet connaissant et du connu, distinction qui « est 〈315〉 exactement celle qui sépare la philosophie naturelle de la métaphysique »[3]. Dans cette période, il définit quatre types d’objets :

  • Les objets des sens,
  • Les objets perceptuels, par exemple la chaise perçue,
  • Les objets physiques, par exemple la cause de la chaise perçue,
  • Les objets scientifiques tels que les molécules et les électrons.[4]

Tous ces objets sont définis par rapport aux évènements. L’évolution de la notion d’objet entre la première philosophie de W et sa deuxième philosophie a été en partie décrite par Lewis S.Ford [5] : «Whitehead se rendit compte à partir de là qu’il était souhaitable de reclasser ses objets essentiellement en fonction de leurs relations temporelles aux évènements : ceux qui sont persistants et récurrents sont devenus à présent les objets durables (endurings objets) et ceux qui vont et viennent sont les « objets éternels ». … un terme plus neutre comme « timeless » ou objet intemporel aurait pu avoir moins de risque de confusion, mais il se peut qu’il ait choisi éternel pour sa connotation d’incréé » [6].

Dans Procès et réalité, Whitehead définit « quatre types principaux d’objets, à savoir les « objets éternels », les « propositions », les entités actuelles « objectivées » et les nexùs » [7]. Voici leurs définitions sommaires :

1/ Les objets éternels sont les potentialités pures. Ils n’existent que par ingression (par fusion) dans les entités actuelles. Ils perdent alors leur généralité absolue, même s’ils conservent leur caractère d’être simplement un déterminant potentiel d’entités actuelles. Whitehead distingue les objets 〈316〉 éternels de type objectif, qui sont les formes mathématiques platoniciennes [8], et les objets éternels de type subjectif, comme une émotion, une intensité, une adversion, une aversion ou un plaisir, une peine [9] … En termes simples, il s’agit de tout ce qui peut entrer dans la détermination d’existants particuliers, tout en ayant un caractère de généralité. On aurait pu les appeler « déterminants éternels » (voir plus loin).

2/ Les entités actuelles objectivées: ce sont les entités arrivées à satisfaction. Elles ont péri et sont données pour de nouvelles concrescences. Il s’agit de la première catégorie d’existence,

3/ Les propositions sont les potentialités impures, ou entités hybrides [10] dans lesquelles un objet éternel, simple ou complexe, fusionne avec une entité actuelle ou un nexus d’entités actuelles. En tant qu’ingrédient dans la proposition, l’objet éternel est appelé modèle prédicatif de la proposition. Une proposition est indéterminée quant à sa réalisation. Elle est un « attrait pour le sentir ».

4/ Les nexus sont des ensembles d’entités actuelles dans l’unité des relations constituées par leurs préhensions mutuelles, ou inversement -ce qui revient au même- constituées par leurs objectivations mutuelles [11]. L’entité actuelle est microcosmique. Les nexus sont les entités macrocosmiques de l’expérience quotidienne : hommes, arbres, maisons. Il existe des sociétés structurées, vivantes, personnellement ordonnées, … Les nexùs sont les potentialités devenues réelles [12], et deviennent des potentialités réelles du milieu actuel de nouvelles concrescences.

Les deux types fondamentaux d’entités sont les entités actuelles et les objets éternels. Les autres types d’entités expriment seulement la manière dont toutes les entités des deux types fondamentaux sont dans le monde actuel en communauté les unes avec les autres [13]. 〈317〉 

La notion d’« objet éternel » a été l’occasion de nombreuses discussions sur sa dénomination et sur son rôle. Didier Debaise propose même de parler plutôt de « déterminant éternel », car « aussi loin qu’un objet éternel entre dans cette préhension, ce n’est pas en tant que « datum », mais seulement en tant que déterminant de définité du datum » [14]. La notion d’éternité est la conséquence logique de la distinction des objets d’avec les entités actuelles : seule l’entité actuelle devient, les objets ne deviennent pas. L’éternité signifie alors le régime d’être dans lequel « nous ne trouvons ni naissance, ni origine, ni transformation, ni fin, toutes notions qui ont été attribuées au niveau exclusif des entités actuelles. » [15]

Parmi les nexùs, on définit un nexus social par trois éléments [16] :

  • Un élément commun à tous les membres (un passé commun, un héritage commun provenant des même objets éternels),
  • Un surgissement (ou émergence) de cet élément commun de forme en raison des conditions que lui imposent ses préhensions des autres membres du nexus,
  • Une transmission de l’élément commun.

Didier Debaise exprime de façon synthétique que « Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’à l’intérieur de la pluralité disjonctive, dans la multiplicité des opérations de préhensions qui la définissent, il y a, en certains endroits, des convergences, des préhensions mutuelles d’un passé commun, qui s’imposent une forme et la transmettent à d’autres. » [17] Jean Ladrière explique que « Le concept de nexùs sert de point de départ à la reconstruction qui est chargée de rendre compte de ce que visent des notions classiques et traditionnelles telles que chose, substance, réalité phénoménale, etc. Cette reconstruction fait intervenir les concepts dérivés de société et d’ordre personnel. »[18].

Ces éléments peuvent être récapitulés dans le tableau ci-après : 〈318〉 

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.37.05

Figure 11‑1 : Schéma simplifié des objets (source : Procès et réalité p.185e-186a)

La pensée organique est réputée difficile. Pourtant, il semble qu’il y ait une seule chose à bien comprendre : Whitehead traite de ce qui passe (les événements), et ce qui ne passe pas (les objets). Ce qui passe, c’est le flux d’Héraclite, et ce qui ne passe pas, c’est la permanence de Démocrite ou de Parménide. Mais ce qui ne passe pas, ce ne sont pas des « fragments de matière », ce sont des objets éternels qui s’ingressent dans les événements [19]. Ce qui passe, c’est l’action. Ce qui ne passe pas, ce sont les interactions qui se renouvellent de façon fiable. C’est la répétition du lien qui constitue l’objet.

En terme de potentialité, on observe trois types de potentialités : les actualisations sont les potentialités réelles de l’univers, les propositions sont les potentialités indéterminées, et les potentialités pures sont aussi appelées les objets éternels. On voit l’importance de la notion de 〈319〉 potentialité. Les potentialités pures (objets éternels) et impures (hybrides) remplacent la notion de représentation, trop limitative. En outre, la représentation est bien souvent coupée du réel qui la suscite, même si les travaux des géographes lient de plus en plus étroitement pratique et représentation. La tendance est d’oublier le lien, voire de l’inverser. C’est sous l’angle des potentialités qu’une application géographique à la région entre Vosges et Ardennes sera développée dans la partie III.

Les termes possibilités et potentialités sont utilisés par Dominique Janicaud comme des synonymes. En effet, dans la description des catégories [20], Dominique Janicaud a traduit potential par possibilité, mais la traduction littérale convient : potentiel ou potentialité. L’index de l’édition anglaise de PR (version corrigée de 1978) regroupe tous les sens de potential sous potentiality. Dans un souci pédagogique pour la présente thèse, seul le terme de potentialité est utilisé pour caractériser les objets. Ce choix est plus proche de l’usage courant et des couples usuels de notions actuel/potentiel, et potentialité/actualité.

On voit ici comment d’anciennes catégories passent « de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité » [21]. Ici, la philosophie autant que la science réexamine tous les anciens concepts comme le sujet, les objets, la connaissance, l’action … en ceux-ci se définissait une distance sujet-objet, le long de laquelle jouaient connaissance et action. « La mesure de cette distance le conditionnait. Découpage local, distance, mesure, toute cette mise en scène des théories et des pratiques se défait aujourd’hui, où nous passons sur un plus grand théâtre » [22]. Le plus grand théâtre est celui de la nature, qui va dépasser le stade de « quasi objet » [23] ou « quasi personnage » pour être sujet/acteur d’un nouveau contrat (Michel Serres, repris par Bruno Latour). Les couples d’opposés humain/non humain et urbain/non urbain semblent faire référence par absence à la Nature comme le non-humain et non-urbain. Nature et culture sont appelées à se conjuguer, non plus sur le registre de ce qu’ils ne sont pas, mais comme 〈320〉 acteurs/actants en leur nom propre. Les sommets de la Terre, de Kyoto, ou de Johanesbourg, indépendamment des péripéties des débats sont là pour en témoigner. Bruno Latour explique bien les différents types de rapport d’une société à la nature, qu’il résume dans le schéma suivant :

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.38.12

Figure 11‑2 : Schémas des différents types de relation d’une société à la nature, selon Bruno Latour, (1991) 1997, p.142, et La constitution des non modernes (référence : ibid, p.193)

Bruno Latour explique que « notre Constitution, et elle seule, permet de distinguer une société A faite d’humains et une société A(bis) composée de non-humains mais à jamais éloignée de la première ! » Pour lui, la contradiction « n’apparaît aujourd’hui qu’aux yeux de l’antropologie symétrique ». L’approche des objets selon la pensée organique apparaît en cohérence avec cette démarche d‘anthropologie symétrique en ne faisant plus la distinction humain/non-humain. Au contraire, l’exemple organique d’une société personnelle comme « apprendre le grec » peut surprendre par la largeur de l’approche, et la profonde remise en cause des notions usuelles (noyau mou du sens commun). Les sociétés font totalement partie de la nature, au point que la nature elle-même peut être définie comme une société (voir plus loin). Par le lien créé entre la géométrie et le monde sensible [24], la bifurcation de la nature est évitée, et les activités des hommes, les activités 〈321〉 des sociétés et les activités de la nature partagent les mêmes entités microscosmiques et macroscosmiques. La notion d’activité concerne ainsi à la fois nature et culture.

Nous ne pouvons qu’esquisser (trop) rapidement, dans le présent travail, les premiers éléments de cette remise en cause, et les premières applications possibles d’une vue globale.

Cette approche de Bruno Latour est une introduction à l’œuvre de Michel Lussault L’homme spatial (2007) [25]. Voici l’approche des objets géographiques par Michel Lussault dans L’homme spatial. Ce tableau peut être comparé au schéma simplifié des objets, présenté ci-dessus.

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.38.35

Figure 11‑3 : Présentation des opérateurs de spatialité (Source ; Michel Lussault, L’homme spatial, 2007, p.149)

Michel Lussault garde la séparation « humain/non-humain » de Bruno Latour. La pensée organique, elle, va plus loin dans l’intégration du « pôle nature » avec le « pôle société », dans la mesure où l’entité ultime de la réalité est la même pour les deux pôles : nature et société partagent au cœur du procès microscopique de concrescence la même polarité entre le physique et le mental. La pensée organique articule donc bien les quatre répertoires [26] incontournables des modernes : la réalité extérieure, le lien social, la signification, et l’être ou « Dieu barré » pour reprendre l’expression de Bruno Latour. Sur le schéma des réalités d’expérience, le positionnement est le suivant :

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.39.02

Figure 11‑4 : Bruno Latour, les 4 répertoires de la modernité (Source: Bruno Latour Nous n’avons jamais été modernes, La découverte, 1997)

Sur la notion d’hybride, il convient de noter la différence profonde entre l’approche organique et l’approche de Bruno Latour. Les hybrides décrits par Bruno Latour sont le fruit de la bifurcation (c’est-à-dire séparation stricte et opposition, au sens whiteheadien) entre Nature (non-humaine), Culture (humaine) et Dieu (le « Dieu barré » ou « Être » de Bruno Latour). Les hybrides de l’approche organique sont justement une réponse au niveau microcosmique pour éviter la bifurcation de la nature (et dans le même mouvement de la culture et de la spiritualité). La réponse de Whitehead est au niveau de la physique microscopique, et retrouve les objets concrets de la nature : Whitehead rend compte des objets macroscopiques par une démarche scientifique de construction à partir des éléments microscopiques. Les objets ainsi définis sont en référence au réel : ils ne sont pas définis par des statistiques. Ceci montre l’importance du lien micro/macro étudié plus haut. Les hybrides organiques sont le contraste entre une préhension conceptuelle et une préhension physique. Ce contraste (la proposition) assume une nouveauté possible dans le passage de la nature. Une proposition qui se réalise consacre l’avancée créatrice de la nature. Whitehead propose ainsi une sortie radicale du dualisme nature/société décrit, expliqué et dénoncé par Bruno Latour.

Le schéma des objets proposé ci-dessus dans la figure 11.1 est en fait un schéma dynamique, et les 4 éléments présentés ont chacun leur correspondance avec les 4 phases de la concrescence : ce schéma évolue au fur et à mesure que les objets passent « de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité » [27]. Le trou d’ozone dont parle Michel 〈323〉 Serres est le fruit d’observations scientifiques extrêmement complexes, qui sont passées progressivement des sciences les plus pointues à la politique, puis dans les préoccupations de chaque citoyen pour le choix de leur réfrigérateur et des biens de consommation qui évitent la production de CO2 (responsabilité de chacun).

Ces distinctions terminologiques étant faites, il est possible de les présenter dans un tableau plus complet.

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.40.00

Figure 11‑5 : Les 4 types d’objets (référence : Procès et réalité, p. 52 (117).

〈324〉 Voyons maintenant quelle est la correspondance de ce niveau macroscopique avec le niveau microscopique (ou microcosmique) des phases de la concrescence. On s’appuie sur la notion de « passage » de Michel Serres, évoquée ci-avant p.317 :

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.40.57

Figure 11‑6 : Passage « de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité » (Michel Serres)

C’est le passage d’une métaphysique idéaliste à une métaphysique du concret par l’intermédiaire de la proposition, le tout constituant une ontologie ouverte à la responsabilité et conduisant aux valeurs esthétiques morales et religieuses. Pour établir un lien avec la partie III, donnons tout de suite deux exemples géographiques, directement liés à l’application à la région « Entre Vosges et Ardennes ».

Capture d’écran 2016-04-17 à 14.41.30

Figure 11‑7 : Deux exemples géographiques concrets du passage de l’ontologie à la réalité.

〈325〉 Pour Thierry Paquot, il s’agit du premier travail du philosophe : repérer les « mots » qui correspondent à des « choses » et éclairer le sens des « mots », afin d’amener ces « choses » à être [28]. On observe que l’intérêt de l’approche organique est de ne plus séparer l’humain du non-humain. Des praticiens et chercheurs, sans être whiteheadiens, ont eu conscience du piège de cette dichotomie, et parlent « d’autres-qu’humains » [29]. La relation n’est donc plus d’opposition (le « non »-humain) mais de différence (« l’autre »-qu’humain) dans l’unité du cosmos. L’actant (ou opérateur) de l’approche de Michel Lussault devient dans l’approche organique l’entité actuelle, dotée d’expérience. L’expérience est présupposée dans tout élément de la nature (phase a à c, parfois d), et non pas réservée aux hommes. C’est la conscience qui est le propre de l’homme (phase d), sans dénuer la nature d’une forme de préconscience (le sense-awareness anglais, présent aux phases a à c, avec la particularité des fins physiques étudiées à la phase c [30]).

Cette démarche a des conséquences importantes pour la géographie, car la dichotomie humain/non humain se retrouve dans la dichotomie urbain/non urbain. En fait, tout le problème revient à connaître le statut de la nature dans les observations. L’approche organique est une explicitation de la parole d’Elisée Reclus « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » [31]. Dans l’approche de Michel Lussault, la nature est ce qui est construit par l’homme, dans un régime de « séparation radicale ». L’ouvrage insiste beaucoup sur cette séparation, au point de la faire figurer à l’index, dans ses nombreuses occurrences (pages 45, 46, 50-52, 54, 66-68, 85, 118, 121, 140, 302, 314, 320, 321, 342). Pourtant, l’auteur déclare que cette partition est un artifice scientifique : « On saisit bien que cette partition est un artifice scientifique : toute réalité sociale, telle qu’elle s’appréhende au quotidien, combine toujours toutes les dimensions. Mais cet artifice est une condition de possibilité du travail de pensée sur la société »[32]. 〈326〉 

Refusant les artifices (autre nom de la bifurcation entre une nature rêvée et une nature pensée), l’approche organique rend compte de la solidarité du monde et de son unité dans la diversité, au nom des critères scientifiques de logique, cohérence, adéquation, applicabilité et nécessité. Elle essaye de rendre compte de toute réalité « telle qu’elle s’appréhende au quotidien ». Michel Lussault, quant à lui, exprime un élément du noyau dur du sens commun en faisant l’observation que la réalité « combine toujours toutes les dimensions ». La réalité dont il parle est « la pratique » qui fonde l’approche organique de la présente thèse : il y a contradiction de penser « en pratique », « dans le quotidien » quelque chose et de poser des théories différentes (c’est la bifurcation combattue par la pensée organique). Cette combinaison qu’évoque Michel Lussault est un procès, le procès de l’expérience. Le procès tient compte de ce noyau dur du sens commun, et propose de nouvelles possibilités de travail aux scientifiques. Le présent travail est une tentative d’aller au bout de cette démarche dans ses implications pour la géographie. Penser autrement, en tenant compte de la solidarité des entités de l’univers, ne supprime certes pas la possibilité et la valeur du travail scientifique, mais fonde un travail différent sur la base de l’étude des nexùs/sociétés (potentialités réelles), des propositions (potentialités indéterminées) et des objets éternels (potentialités pures). Ces potentialités sont présentes dans l’entité ultime de la réalité, l’entité actuelle ou occasion actuelle d’expérience. La pensée organique est ainsi « l’union de l’imagination et du sens commun réfrénant les ardeurs des spécialistes tout en élargissant le champ de leur imagination » [33].

Il est probable que si l’auteur de L’homme spatial renonçait à l’artifice séparateur qu’il décrit, son approche serait de type organique car il se verrait « obligé » (au sens des 5 critères de scientificité et des catégories d’obligation issues du noyau dur du sens commun) de penser la notion d’actant (issue 〈327〉 de la linguistique ?) au niveau de la réalité ultime de l’univers : il étudierait comment les relations mathématiques impliquées dans l’immédiateté de présentation appartiennent également au monde perçu et à la nature du percevant (travail scientifique de Whitehead des première et deuxième périodes [34]). La méthode d’abstraction extensive de Whitehead permet par exemple de caractériser la géométrie du monde sensible [35]. De nombreux travaux universitaires et de nombreuses thèses ont été réalisés sur ce thème et ont apporté leurs contributions au dépassement de l’artifice. Un exemple parmi d’autres est l’Essai sur quelques caractères des notions d’espace et de temps par René Poirier. Il écrit : « De même que l’espace et le temps sensibles ne se séparent que par artifice de leur prolongement objectif et métaphysique, ainsi la perception directe qui nous les donne n’est isolée que par abstraction de toute l’expérience consciente ou inconsciente qui s’y rapporte » [36]. Sa conclusion est que « le monde physique est solidaire de son cadre spatio-temporel, et s’exile tout entier hors de la perception » [37].

Dans ses exemples et l’explication de ses exemples, Michel Lussault est « quasi-organique ». Dans l’explication du réel, sa notion d’espace devient quasiment la notion d’extension, et sa notion de spatialité devient quasiment la notion d’extensivité. La différence est que chez Whitehead l’extension prend en compte l’expérience, toute l’expérience (tout en reconnaissant le côté incontournable de l’espace, et des notions de mesure et de distance). Ceci n’est pas étonnant: en se rapprochant de l’expérience concrète, le sens du réel [38] surpasse nos abstractions. Ce sont les explications et le schème d’explication présupposé qui sont à réexaminer: cela suppose un passage d’un ensemble de notions à d’autres notions: tous ces passages seront récapitulés au chapitre 12.A.2&3. 〈328〉 

De nombreux colloques rendent compte de la pertinence de la question. Citons par exemple un propos lu dans les actes d’un colloque à Lyon II : « Le monde contemporain est caractérisé par l’apparition d’objets d’un nouveau genre. Ces objets brouillent les frontières établies et qui semblent fermes entre la nature et la société (…) certains ont fait leur entrée dans le champ géographique (…) rares sont les géographes qui se sont risqués à produire des constructions théoriques sur ce thème ».» [39]. Et les auteurs énumèrent les démarches existantes, qu’ils résument dans les points suivants :

  • 1/ Dissociation entre humains et non humains (par exemple B.Latour). La conséquence est que « Les non-humains, rassemblés pêle-mêle dans une catégorie aux contours « en lambeaux » (Whitehead) -la nature- se trouvaient exclus du champ de la société » [40]. Ph Descola écrit « que nous sommes […] bien mal armés pour analyser tous ces systèmes d’objectivation du monde où une distinction formelle entre la nature et la culture est absente. » [41] Cette dissociation génère les contradictions que l’on rencontre dans les modèles de « développement durable » ou de « protection de la nature » proposé par l’Occident aux pays en développement (Rossi, 2000 [42])
  • 2/ Les analyses d’Ulrich Beck montrent que « la nature est strictement incluse dans le fonctionnement social et économique (…) Transformer les éléments naturels en biens naturels permet de les intégrer au fonctionnement social ».
  • 3/ Les géographes proposent des solutions : François Ost [43] avec trois types de relations société/nature, Jacques Bethemont avec « les trois ages du fleuve », Augustin Berque avec la notion de « médiance », G.Bertrand [44] avec la notion de géosystème. Ces concepts sont-ils suffisants ? sont-ils applicables par les géographes ?

〈329〉 Ces propos tenus par des professeurs de géographie de l’université de Lyon2 (qui citent Whitehead) montrent l’intérêt d’une approche whiteheadienne des objets. La pensée organique permet de répondre aux trois questions/constats posés :

  • 1/ Elle résout le problème de la dissociation entre humains et non-humains. Il n’y a plus deux domaines ontologiques séparés, mais un seul. Il n’y a plus de distinction formelle entre la nature et la culture. Les objets sont les potentialités pures, les potentialités hybrides et les potentialités réelles, les frontières étant souples entre les trois types.
  • 2/ La notion d’entité actuelle, fondement commun à l’ensemble du réel, conduit au niveau macroscopique aux cercles des activités et au schéma emboîté du développement durable, développé en partie III, chapitre 13.C.
  • 3/ Un lien entre la pensée processive et la pensée d’Augustin Berque a été esquissé au chapitre 8.D. Une esquisse d’application à la géographie est tentée dans la partie III.

La pensée organique résout donc les problèmes posés. Paradoxalement, elle simplifie la compréhension du réel, permet de ne plus opposer les concepts, mais de les assembler dans un schème global. Elle permet ainsi de rejoindre les analyses intuitives (mises en œuvre et non explicitées, pensées « quasi-organiques » de fait ) des géographes humanistes comme Jean Brunhes, J.Beaujeu-Garnier, etc. Une approche processive de la géographie peut permettre de fonder une « géographie générale des potentialités » qui n’est pas l’ancien « possibilisme » des géographes. Cette approche constitue en outre le support de projets et d’analyses prospectives.

Nous allons maintenant entrer dans le détail de la potentialité réelle, qui comprend les multiplicités, les nexùs et les sociétés.

(…) 〈329〉 

___________________________________________________
Notes :

[1] Rappelons ici que A.N. Whitehead ne rejette pas la notion de substance en général, mais uniquement celle « qui n’a besoin que de soi pour exister » (Aristote, Catégories).
[2] PR 74-77 & 144-160
[3] PCN, préface vii.
[4] Note III de PCN, qui appartient à la seconde édition de PCN qui fut publié en 1924, donc après CN et REL. Elle est mentionnée par Palter, p.31, et par Hélal, p.115, n.107. A propos des objets physiques, Whitehead explique : « Une caractéristique essentielle d’un objet physique est que sa situation est une condition active pour sa perception. Pour cette raison, l’objet lui-même est souvent appelé la cause. Mais l’objet n’est cause que de manière dérivée, par sa relation à sa situation. Essentiellement, une cause est toujours un événement, c’est-à-dire une condition active » (p.90c (112) traduction H.Vaillant 2008).
[5] Lewis Ford, L’émergence de la métaphysique de Whitehead, p. 25 à 40
[6] Ford, EMW, 43.
[7] PR 52 a&b.
[8] PR 290-291.
[9] PR 291.
[10] PR 185e & 186a (307).
[11] C’est la définition donnée dans la 14ème catégorie d’explication, dans PR 24c.
[12] « la potentialité réelle est relative à une entité actuelle, un nexus, une société considérés comme point de vue à partir desquelles se définit le monde actuel » (PR 65c (136))
[13] PR 78.
[14] I.Leclerc, Whitehead’s metaphysics : an introductory exposition, p.177, cité par Didier Debaise, Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité, Vrin, 2006, p.108.
[15] Bebaise, 2006, p 109a.
[16] PR 90-91. Voir aussi l’analyse détaillée faite par Didier Debaise dans Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité, Vrin, 2006, pages 138 à 140.
[17] Debaise, 2006, 140b.
[18] Jean Ladrière, Aperçu sur la philosophie de Whitehead, p.169.
[19] Cet exemple répond à Jean-Louis Le Moigne dans La théorie du système général, page 72b. En effet, l’auteur pose la question de « l’objet dit « couteau de Jeannot », dont on avait changé le manche et remplacé la lame, et qui restait pourtant le même objet, le couteau de Jeannot. ». Son exemple, qui se veut une plaisanterie, exprime exactement le propos de Whitehead : le couteau est l’objet « pour couper », et c’est le « pour couper » qui lui donne la qualité d’objet, qui ne « passe pas ».
[20] PR 22 (73) et suiv.
[21] Michel Serres, Retour au Contrat Naturel, Bibliothèque de France, 2000, p.15b. Ce passage est illustré dans les figures 11-6 et II-7 page 322.
[22] idem.
[23] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La découverte, 1997, p.198
[24] Nous faisons référence à la théorie de l’abstraction extensive, et tous les travaux qui sont liés, récapitulés au chapitre 3 : ces travaux scientifiques permettent d’éviter la bifurcation de la nature
[25] En effet, Michel Lussault reprend les mêmes distinctions que Bruno Latour, et la citation de plusieurs des travaux de ce dernier dans sa bibliographie laisse penser que leurs références sont communes.
[26] Latour, 1997, p.122a.
[27] Michel Serres, Retour au Contrat naturel, BNF, 2000, p.15b. Michel Serres s’est beaucoup intéressé aux objets hybrides contemporains, comme « la guerre propre », ou « l’ingérence humanitaire ». Il en décrit quelques-uns dans Le tiers instruit, Francçois Bourin, 1991, 149p. Cette analyse est reprise et discutée par Gilbert Rist dans La culture otage du développement ?, L’Harmattan, 194, pages 49.
[28] Thierry Paquot, Demeure terrestre, Les éditions de l’imprimeur, collection Tranches de ville, 2005, 189 p. Cit. p.55.
[29] Gaston Pineau, Dominique Bachelard, Dominique Cottereau, Anne Moneyron (coord), Habiter la terre. Ecoformation terrestre pour une conscience planétaire, Préfaces de Michel Lussault, de Jean-Paul DELEAGE et de Denis CHARTIER, L’Harmattan, 2005, 291 p. Citation de la page 209a. Michel Lussault apporte son soutien dans cet ouvrage au changement culturel que suppose la redécouverte du lien entre la nature, le territoire et la communauté. La citation complète est la suivante : « Dans le contexte de ce changement culturel, l’éducation relative à l’environnement s’inspire du courant « biorégionaliste » (Traina et Darley-Hill, 1995). L’accent est mis sur le developpement d’un sentiment d’appartenance au milieu (si temporaire soit la migration qui nous y amène), indissociable d’un sens de la responsabilité envers ce dernier. Le milieu est celui de la communauté de vie à laquelle nous appartenons, ici et maintenant, notre « communauté biotique », selon l’expression d’Aldo Léopold (1949). Il s’agit de s’ouvrir à ce milieu, à cette communauté, d’apprendre à connaître le lieu et les gens, les entrelacs de la nature et de la culture, et d’y prendre racine, d’y appartenir : s’enraciner pour mieux s’y déployer, en harmonie avec les autres membres, humains et autres-qu’humains, de cette communauté de vie. C’est à partir des caractéristiques et des possibilités du milieu, valorisant également le talent des gens qui y vivent, que peuvent se développer entre autre des initiatives économiques locales ou régionales, alternatives, endogènes, dont la force permet d’établir des relations plus saines avec les économies d’ailleurs et d’échapper aux dictats de l’économie globale ». (souligné par nous).L’extrait est tiré de l’article de Lucie Sauvé, Tom Berryman, Carine Villemagne, intitulé « Terre en ville, Terre en vue, une pédagogie de l’appartenance », pages 191 à 211. L’ouvrage trace de nombreux liens entre la culture, les pensées, les végétaux, les organismes forestier, et la nature.
[30] En texte complémentaire.
[31] Exergue à son ouvrage L’homme et la terre.
[32] Lussault, 2007, 39a.
[33] PR 17d.
[34] Voir l’œuvre de Victor Lowe pour une présentation générale de l’œuvre de Whitehead, et en ce qui concerne les travaux scientifiques, la thèse de Guillaume Durand Des événements aux objets. La méthode de l’abstraction extensive chez A.N. Whitehead, Ontos Verlag 2007.
[35] Voir la thèse de Jean Nicod, préfacée par Bertrand Russell, et les travaux des professeurs d’universités Jules Vuillemin, Louis Couturat, Ferdinand Gonseth. Pour une approche générale : Xavier Verley, 2007.
[36] René Poirier, Essai sur quelques caractères des notions d’espace et de temps, Thèse de doctorat, Éditions Vrin, 1931, page 20a.
[37] Poirier, 1931, 374a.
[38] C’est le « sens robuste du réel » de Bertrand Russell, cité par J.C. Dumoncel.
[39] Colloque de l’Université de Lyon 2, mercredi 23 juin 2004, « Epistémologie de l’interface nature/société en géographie », Intervenants : J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier, texte de travail préparé par E.Delahaye et R.Garcier, 6 pages.
[40] Idem, p. 2/6
[41] Descola, Philippe, Leçon inaugurale faite le 29 mars 2001, Paris, Collège de France, 2001. p.14
[42] Rossi, G. L’ingérence écologique : Environnement et développement rural du Nord au Sud, CNRS Éditions,. 2000
[43] François Ost, La nature hors la loi, Paris, La Découverte, 2003.
[44] Bertrand G, « La nature en géographie, un paradigme d’interface », Université Toulouse le Mirail, Géodoc, 34, 1989, et aussi : Bertrand, G.et C., Une géographie traversière : l’Environnement à travers territoires et temporalités, Paris, Éditions Arguments, 2002.