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Chapitre 16 : Acteurs du territoire

Chapitre 16 : Les acteurs du territoire.

L’ingénierie territoriale est le terme générique pour le champ de compétence d’un ensemble d’acteurs.

16.A. Le géographe-urbaniste-architecte-ingénieur :

Parmi les acteurs, observons le géographe, l’urbaniste, l’architecte et l’ingénieur territorial. Cette liste n’est pas limitative : ne sont cités ici que ceux qui font de l’espace et de l’intervention sur l’espace une base incontournable de leur travail (le juriste ou le sociologue n’en fait pas une base directe de travail, même si, bien sûr, son intervention est essentielle pour la formation des territoires).

Le passage de l’idée à la matérialité se fait par l’habitude. L’habitude se forme à partir des conceptions du réel. (voir W AI et W. James sur l’habitude). Le passage de la conception newtonienne à la conception relativiste/quantique suscite des changements d’habitudes considérables. Ces changements sont à l’œuvre aujourd’hui en filigrane de la société hypermoderne. Mais ces changements n’émergent pas encore, car les illusions modernes sont encore trop fortes : la prise de conscience des effets néfastes de la modernité n’est pas encore suffisant (voir Thierry Gaudin, Prospective 2100).

16.A.1. Quelques définitions du Larousse 2003 :

16.A.1.1. Géographe :

Géographie :

  • Science qui a pour objet la description et l’explication de l’aspect actuel, naturel et humain, de la surface de la Terre.
  • Ensemble des caractères naturels et humains d’une région, d’un pays.

16.A.2. Urbaniste :

Spécialiste de la conception, de l’établissement et de l’application des plans d’urbanisme et d’aménagement des territoires.

Urbanisme : Science et techniques de l’organisation et de l’aménagement des agglomérations, villes et villages

Urbanité : caractère de mesure humaine et de convivialité conservé ou donné à une ville.

16.A.2.1. Architecte :

  • Professionnel qui conçoit le parti, la réalisation ainsi qu’éventuellement la décoration d’un édifice, d’un bâtiment, et qui en contrôle l’exécution.
  • Personne qui conçoit un ensemble complexe et qui participe à sa réalisation.

Architecture :

  • Art de concevoir et de construire un bâtiment selon des partis esthétiques et des règles techniques déterminées ; science de l’architecte.
  • Structure, organisation.

16.A.2.2. Ingénieur :

Personne, généralement diplômée de l’enseignement supérieur, apte à occuper des fonctions scientifiques, ou techniques actives, en vue de créer, organiser, diriger, etc. … des travaux qui en découlent, ainsi qu’à y tenir un rôle de cadre.

Ingénierie : Étude d’un projet industriel sous tous ses aspects (techniques, économiques, financiers, monétaires et sociaux), qui nécessite un travail de synthèse coordonnant les travaux de plusieurs équipes de spécialistes; discipline, spécialité que constitue le domaine de telles études.

16.A.2.3. Différences et rapprochements :

  • Chez le géographe, la description et l’explication est mise en avant.
  • Chez l’urbaniste, c’est la conception et les plans d’urbanisme et d’aménagement
  • Chez l’architecte, c’est la conception et réalisation d’un bâtiment
  • Chez l’ingénieur, c’est la création, l’organisation et la direction d’un projet (industriel).

L’approche du temps est différente (passé, présent, futur)

  • Le géographe et l’urbaniste sont qualifiés d’abord de « spécialistes ».
  • L’ingénieur et l’architecte, sont d’abord des « concepteurs ».

La conception et la création qualifient l’urbaniste, l’architecte et l’ingénieur. Chez le géographe, la première qualification est la description et l’explication.

Cela pose la question de la création, de la conception, de la composition.

Cela pose également la question du généraliste par rapport au spécialiste.

Le géographe est un spécialiste chez qui la question de la création est seconde ou absente (la dimension du futur n’est pas spontanément dans leur approche -cf Paul Claval La causalité en géographie-)

On sent le risque pour l’urbaniste de devenir un spécialiste de l’établissement de plans sur commande où la dimension de conception peut devenir seconde : qu’est-ce que la conception du territoire ? L’urbanité fait référence à la convivialité. Qu’est-ce qu’un territoire convivial ?

  • Chez l’ingénieur, la référence à l’industrie le place dans les processus de production et consommation industrielle, et non pas dans l’esthétique.
  • Chez l’architecte, la référence à l’esthétique comme finalité est clairement nommée.

Qu’est-ce qui distingue l’urbaniste du géographe ?

Pourquoi l’urbanisme est assimilé à la « géographie-aménagement » ? Serait-ce à dire que la géographie ne fait pas d’aménagement, et que l’aménagement, la créativité, l’action n’est qu’un « à côté » de la géographie scientifique ? La géographie est la seule matière qui ne fait pas référence dans sa définition à la conception, la création, en définitive à l’action. C’est ce qui en son temps avait conduit Jean Labasse à écrire ses Éléments de géographie volontaire (Hermann, 1966). Il exprime que l’aménagement du territoire et l’organisation de l’espace fait partie de la géographie, car ces deux démarches exigent une connaissance approfondie de la géographie économique comme de la géographie humaine. Il qualifie la géographie volontaire comme « une réflexion, tournée vers l’action, sur les efforts que l’homme entreprend délibérément et collectivement en vue de modifier les conditions spatiales de l’existence d’une communauté ». Pour lui, l’attitude de base est l’attitude prospective telle que Gaston Berger l’enseigne. Pour J. Labasse « Il n’y a pas de solution de continuité entre l’analyse géographique classique et la géographie volontaire, mais seulement modification dans l’ordre des préoccupation, déplacement de l’angle de visée ».

Edmond Bonnefoy propose la synthèse globale sous l’égide de l’Architecture (avec un grand « A »), déclinée en 4 techniques,

  • aménagement du territoire
  • urbanisme opérationnel
  • architecture (avec un petit « a »)
  • design

Cette différentiation se fait par les échelles de territoires, et chaque technique correspond à l’une des « coquilles de l’homme » définie précédemment.

Approfondissement technique du procès organique appliqué à la géographie ; vers un procès whiteheadien de transformation des territoires.

Cette étape est la tentative de réaliser un exposé technique du procès en puisant les exemples concrets dans l’expérience.

Cette étape montre aussi l’ampleur de la remise en cause qu’impliquent les relations entre les 5 réalités. Citons les trois principales :

  • rejet de la notion de substance inerte
  • rejet de la notion de perception limitée à la seule perception sensible
  • rejet de la notion de représentation : la carte n’est pas le territoire (PNL)

16.A.3. Les liens entre les différentes approches géographiques :

Quel est l’intérêt d’un procès whiteheadien du territoire ? C’est la création de liens

  • 1/ entre 4 façons de faire de la géographie : géographie descriptive, prospective, d’aménagement, spatiale, et
  • 2/ entre les 4 principaux intervenants sur le territoire : habitants, politique, aménageurs (ingénieurs, urbanistes) et entreprises.

Il permet d’approfondir les travaux d’Eric Dardel, Guy Di Meo, Michel Lussault, … sur des bases non substancialistes.

Voici les schémas des 4 approches principales de la géographie, sous l’angle du procès et des 4 acteurs principaux de la transformation des territoires :

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Figure 16‑1 : Schéma des différentes approches de la géographie (descriptive, prospective, aménagement, analytique).

La géographie a été longtemps descriptive. C’est la géographie héroïque [1] et la géographie de plein vent [2] décrite par Eric Dardel dans L’Homme et la Terre , illustrée par les travaux des grands explorateurs comme Humbold. La géographie prospective est plus récente, et est représentée par Philippe Destatte, Marie-Claude Malhomme ou Jacques de Courson (voir partie I-4).

Ce schéma a pour seul but pédagogique et intuitif de montrer comment les réalités expérientielles du procès permettent de faire les liens entre ces approches géographiques qui semblent parfois inconciliables. En fait, chacune insiste sur une phase du procès. L’important serait alors de garder en vue la globalité du procès pour que chaque approche bénéficie des autres.

16.A.4. Les liens entre les acteurs du territoire : élus, professionnels, usager/habitant/citoyen.

Le deuxième schéma fait apparaître que si l’on n’y prend pas garde, les élus s’occupent de la vision à travers la définition des politiques, les urbanistes et ingénieurs mettent au point les propositions pour réaliser la vision des politiques, les entrepreneurs réalisent la proposition choisie en définitive : les phases ne sont plus simultanées, mais successives, avec les inconvénients que nous connaissons : les habitants sont les oubliés, les propositions s’éloignent de la réalité, la réalisation ne correspond qu’imparfaitement à la vision, et toute correction devient impossible à ce stade. Les habitants ne sont consultés que lorsqu’il y a conflit, risque de conflit, ou une volonté d’exemplarité de la démarche. Une approche processive insisterait sur la prise en compte des habitants dès le départ, afin qu’ils participent à l’élaboration de la vision et, en conséquence, y adhèrent de fait.

Sur l’intervention des professionnels, urbaniste-géographe-ingénieur-architecte pour élaborer au fur et à mesure du débat les propositions correspondantes, avec une anticipation des modes de productions pour éviter tout décalage ultérieur.

Sur le rôle des politiques pour animer la démarche, opérer les choix entre les propositions, juger de l’adéquation entre la réalité, la vision et les propositions avant le choix final de ce qui sera réalisé.

Une réalisation est conforme au programme lorsque les réalisateurs sont impliqués dans la vision et dans la relation aux habitants. A ce stade, ce sont les professionnels qui deviennent animateurs.

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Figure 16‑2 : Schéma des principaux acteurs de la transformation des territoires

Les trois mots de territoire, lieu et paysage en tant qu’occasions d’expériences réunies en un seul nexus ne se laissent pas découper ou diviser : ce sont des notions non-dualistes, processives, telles que Guy Di Meo les recherche.

La différence entre le procès et le système (Travaux de L. Van Bertalanffy et J-L. Le Moigne) : le système est le cœur du procès. Le système est auto-régulateur, mais le procès est auto-créateur.

Le point de départ du procès est la perception élargie à l’(ap)préhension, c’est-à-dire :

  • non seulement la perception strictement sensible,
  • mais aussi les désirs (exemple : « désir de campagne », ou « sens de la fête »), l’histoire (exemple : le traité de l’Epte en 911, le référendum de rattachement de la forêt Noire à Stuttgart), et l’anticipation du futur (politique, prospective, …)

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Notes :

[1] Dardel, 1952, p.98 à 108
[2] Dardel, 1952, p.109 à 114.

13.A.1-2. R.Debray & P.Calame

13.A.1. Convergences avec l’approche de Régis Debray

Il est étonnant de constater la convergence de pensée d’A.N. Whitehead avec Régis Debray dans Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion » [1]. Cette convergence a déjà été signalée p.335 à propos des sociétés personnelles. Il explique que pour passer du « je » au « nous », que ce soit d’un point de vue social, politique, ou religieux, on retrouve toujours les quatre mêmes gestes ou opérations fondatrices et fondamentales suivantes :

« 1/ D’abord tracer une frontière, délimiter une enceinte, inventer une membrane -physique ou morale- afin de distinguer un dedans et un dehors (ceux qui « en » sont de ceux qui n’en sont pas),

2/ Ensuite, vous donner une origine, soit un père de convention (un Abraham ou un Jacob), un événement (la fondation de Rome ou le baptême de Clovis), un idéal (liberté, égalité, fraternité), un totem (Lénine ou mao), un principe suprême (la constitution américaine), soit une ascendance qui permet aux membres d’un tel groupe naissant de se reconnaître et par laquelle ils feront alliance, en se démarquant des autres loyautés concurrentes.

3/ Puis, il vous faudra doter votre groupe d’une filiation, d’un récit, d’une généalogie, peu ou prou imaginaires, susceptible de raccorder les hasards de l’existence à ce signe premier de ralliement.

4/ Et enfin, établir une hiérarchie interne, une liste plus ou moins officielle ou réglée de préséances, avec un dignitaire ou un chef de file, des adjoints, ou des acolytes et des membres ou fidèles tout courts, seule façon d’assurer un minimum de cohésion interne, et pour l’avenir, une transmission [2] possible.

Ces gestes viennent ensemble, l’un implique l’autre, il n’y a pas de priorité. En tirant un fil, vous tirerez tous les autres» [3] .

Voici le schéma dessiné synthétique et concentré correspondant :

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Figure 13‑3 : Les 4 gestes qui constituent une société par Régis Debray (2005)

C’est ainsi qu’il définit « le processus de construction imaginaire d’un nous à partir d’un chaos colloïdal » [4]. Outre le fait qu’il qualifie lui-même les 4 gestes de processus, on retrouve sans qu’il soit besoin désormais de le préciser tous les caractères du procès organique. L’intérêt de Whitehead est de fournir l’explication au sein de la nature et de l’ensemble des sociétés (minérales, végétales, animales, humaines), et pas seulement de la société humaine. Ces 4 gestes sont le cœur de l’ingénierie associative  [5]: ils constituent ce que l’on peut appeler l’inconscient politique de l’humanité. Ils permettent de faire le passage d’un tas à un tout, d’un chaos à un cosmos, d’un citadin à un citoyen, d’une agglomération à une Cité, d’un agrégat de peuples désunis à une nation.

Pour établir le lien avec l’approche organique, le 3ème geste et le 4ème geste doivent être inversés (Régis Debray précise qu’entre ces gestes « il n’y a pas de priorité » [6]). En effet, c’est au moment de la phase c que les caractéristiques déterminantes (l’héritage) sont transmises (avec ou sans nouveauté) pour une détermination en phase d. C’est au moment de la transition que l’histoire se crée, et qu’une filiation est engendrée. Ces quatre opérations sont résumées dans le schéma ci-joint :

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Figure 13‑4 : Les 4 gestes qui permettent le passage du « je » au « nous » (Source : Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005, p.77-78)

Ces 4 gestes qui font la société (l’émergence, l’héritage, la transmission et la filiation) pourraient être appelés le procès de fondation. Ce procès part d’une intuition partagée, à laquelle adhèrent les membres du groupe ou de la société considérée. Ce lien quasi-génétique entre les membres devient un héritage qui est transmis au sein du groupe. Cet héritage assure une cohésion interne, permet une filiation des membres et une inscription historique du groupe ou de la société.

On voit de quelle façon il n’est pas possible de dissocier la géographie de l’histoire, le territoire de la société qui la porte, le politique du social, et le mondialisme de la mondialisation. Il convient de noter aussi que la frontière est de l’ordre du flux entre un dedans et un dehors : elle n’est donc pas obstacle, mais condition de l’ouverture. Il faut une société (un « nous autre » -mondialisme-), pour s’ouvrir à l’autre, et échanger (flux de la mondialisation). Il n’y a pas le marché d’un côté, et la société de l’autre qui « bloquerait ». Au contraire, la société permet, rend possible et « s’ouvre ». C’est pourquoi il y a une économie de marché, mais pas de société de marché. C’est pourquoi aussi dans la société européenne émergente, l’Europe économique ne pourra pas se développer sans l’Europe politique et sociale. Non seulement elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais elles sont nécessaires l’une à l’autre.

Cette analyse de Régis Debray peut surprendre, de la part d’un homme réputé pour être le théoricien de la révolution, et emprisonné en Bolivie de 1966 à 1970 pour ses écrits. Il est devenu le théoricien des religions, car il a constaté un processus universel dans la construction et la vie des sociétés humaines. Son langage peut paraître excessif, un brin satirique : il n’en reste pas moins qu’il énonce des faits incontournables, des « faits têtus » (James). Il ne dit rien de leur contenu, bon ou mauvais, totalitaire ou progressiste : il explique le fonctionnement du processus, c’est tout. Les valeurs qui sont en jeu sont un autre débat : les « valeurs » « profit », « compétitivité » et « rentabilité » animent la mondialisation, la valeur « respect des minorités » [7] anime la démocratie européenne, et la valeur « la race aryenne » a animé le totalitarisme nazi. Pour éviter tout sectarisme ou tout totalitarisme, c’est à l’œuvre notamment d’Hannah Arendt et de Cornélius Castoriadis qu’il faut se référer. L’important pour l’objet de la thèse est de comprendre le mécanisme de l’intuition qui permet à une société de se construire et d’avancer. Cette intuition fonde l’action. On peut parler de « système social de fondation, basé sur une intuition ». Cette formulation est plus claire que « système démocratique » . C’est l’intuition de la démocratie qui la fonde et cette intuition partagée devient filiation. L’intuition passe de « l’ontologie à la responsabilité », selon l’expression de Michel Serres [8]. Pour l’Union Européenne, comme nous l’avons indiqué plus haut, le « respect des minorités » en est une. L’intuition de la présente thèse est celle d’une convivialité possible pour les régions du monde.

Au niveau régional, seul un équilibre simultané entre la consolidation de la société et son ouverture aux échanges interrégionaux peut porter fruit. Tous les textes explicatifs sur l’intégration européenne l’expriment… mais en repoussant à plus tard l’Europe sociale et politique, et par conséquent aussi, des régions fortement structurées socialement et politiquement. Une certaine confusion règne entre les notions de compétition et de coopération. Jacques Delors, dans la Charte de « Notre Europe » essaye de les conjuguer… mais l’économique prime. William Twitchett parle d’équilibre et de « saine compétition ». La région de Barcelone, à fort dynamisme économique, l’exprime clairement en sollicitant ce double mouvement,

  • le mouvement économique au sein de l’Eurorégion Midi-Pyrennées/Languedoc-Roussillon/Aragon/Catalogne,
  • le mouvement d’autonomie -sociétal et politique- au niveau de la Catalogne [9].

Les exemples pourraient être multipliés. En ce qui concerne la région « Entre Vosges et Ardennes », étudiée plus loin, le même constat sera fait. Le document Vision d’avenir 2020 place dans le long terme « l’apparition d’une société citoyenne active participant à la conception et à la direction de la Grande Région » [10], « une société citoyenne et solidaire, une société profondément attachée à sa région européenne » [11]. Pourtant il est fait le constat que « La Grande Région ne réunit pas certaines conditions essentielles permettant de coordonner ses capacités de manière systématique et de les mettre en commun ; il est même difficile d’envisager une promotion de la science qui soit stratégiquement orientée sur la Grande Région » [12]. L’explication proposée découle de l’analyse des chapitres qui précèdent : on ne peut isoler un des quatre éléments du procès territorial, ou le reporter à un avenir plus lointain. Vouloir privilégier le flux sur l’héritage est consumer l’héritage, le mettre en danger. Le péril donne un caractère encore plus urgent à l’amplification du flux. L’issue semble être la consommation généralisée, et « l’abandon de privilèges ». Est-ce si sûr ? La structure du réel, mise en évidence dans le procès semble indiquer le contraire : seul un héritage assumé, consolidé, enraciné dans l’histoire et transmis permet simultanément l’ouverture et l’échange. Le commerce a toujours été facteur de développement, et l’enracinement social permet d’inventer des formes de redistribution de richesse. C’est l’axe de recherche choisi pour une contribution à la société régionale « Entre Vosges et Ardennes ». L’approche de Régis Debray ouvre à l’approfondissement de la notion de frontière et de centre pour préparer les analyses qui suivent.

13.A.2. Convergence avec l’approche de Pierre Calame

C’est à ce point de nos recherches qu’apparaîssent pleinement la convergence d’approche avec Pierre Calame et ses travaux sur la gouvernance.

Le fil directeur du « lac suisse » détaillé dans la présente thèse au chapitre 2 [13] a été effectivement suivi jusque dans les composantes de la légitimité de la gouvernance énoncées dans Repenser la gestion de nos sociétés [14]. Ces composantes correspondent aux critères des sociétés organiques :

  • « La communauté est consciente d’elle-même, de l’importance des interdépendances en son sein et avec l’extérieur, et elle ressent clairement le besoin d‘établir des régulations assurant sa cohésion, sa survie, son épanouissement »: c’est l’insistance sur les relations internes, génétiques entre les membres, les préhensions,
  • « Les systèmes de régulation reposent sur un socle éthique, des valeurs et des principes communs reconnus par tous »: ce sont les caractéristiques déterminantes du groupe, ou héritage, avec la valorisation qui va des préhensions physiques aux préhensions conceptuelles,
  • « Les méthodes mises en œuvre sont pertinentes, évaluées et sans cesse perfectionnées. »: la pertinence est expliquée en terme de bien commun, de transparence des objectifs poursuivis [15], et de subsidiarité active. La pertinence est ce qui rend compte de la filiation au socle éthique commun, et de la transmission adéquate de l’héritage.

L’apparente difficulté du vocabulaire de Whitehead permet ici paradoxalement une simplification de la compréhension des éléments-clés de la gouvernance à toutes les échelles, du micro au macro. Whitehead étend le « micro » jusqu’aux éléments ultimes de la nature, ce qui permet de supprimer tout dualisme entre l’homme et la nature, objectif-clé de la Fondation pour le Progrès de l’Homme dans tous ses travaux. La mise en évidence de réalités ontologiques présentes dans toute expérience permet de formuler les concepts valables dans toutes les cultures, et de prolonger le dialogue entre les civilisations. L’objectif de la Fondation de conjuguer l’unité et la diversité correspond au déchiffrage des 3 premières catégories d’obligation (CO)  : la catégorie de l’unité subjective -CO1 [16], Identité objective -CO2- Diversité objective -CO3- [17]). Le travail sur le « socle éthique » correspond à la conjugaison des 3 catégories d’obligations suivantes (Évaluation -C04-, Réversion -CO5- ; Transmutation -CO6-). Au fur et à mesure des prises de conscience se conjuguent les 3 catégories suivantes : l’harmonie -CO7-, l’Intensité subjective -CO8- et la liberté -CO9-. Whitehead est parti du réel pour son analyse. Pierre Calame, dans sa confrontation permanente au réel, exprime les mêmes catégories, avec des mots différents. N’aurait-on pas dans la pensée organique des éléments importants du nouveau mode de pensée pour le XXIème siècle appelé de ses vœux par la Fondation ?

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Notes :

[1] Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005, 158 p.
[2] Nous soulignons le terme transmission utilisé par R. Debray au lieu du terme hiérarchie, qui ne concerne, d’après son propre propos que le court terme, au lieu du long terme, de l’avenir par transmission.
[3] Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Fayard 2005, p.77.
[4] Debray, 2005, 78b.
[5] Cette notion de Régis Debray, ingénierie associative, peut être rapprochée de la notion d’ingénierie institutionnelle de Pierre Calame.
[6] Rappelons qu’avec A.N. Whitehead, P. Braconnier a montré que l’ordre logique de départ compte, même si l’unité se fait progressivement par une harmonisation des réalités les unes aux autres. P. Braconnier a même poussé l’analyse des superpositions progressives des réalités, et leurs ajustements.
[7] C’est l’un des trois critères d’adhésion des États candidats à l’appartenance à l’Union Européenne.
[8] Ce point a été développé au chapitre 11 p.318.
[9] Un dossier régional se trouve en Annexe informatique n°12 à l’adresse suivante : Annexe12-Region-Conviviale-Ville&Territoire\D2_Europe\D2-Barcelone-Catalogne.
[10] Vision d’avenir 2020 : 7ème sommet de la Grande Région », SaarLoLux/Saarland, 2003, page 59a. La version allemande se trouve en annexe informatique n° 03 à l’adresse suivante : Annexe03_AggloTrans-Vision2020GdeRegion-SLL2003\Vision2020\Zukunftsbild_2020_-_dt_Internet-Fassung.pdf
[11] idem , page 6d.
[12] Idem, page 22c.
[13] Voir en Partie I, chapitre 2.G.4. p.56 puis au chapitre 3.B.3. p.86 à 90
[14] Pierre Calame, Repenser la gestion de nos sociétés : 10 principes pour la gouvernance du local au global, Ed CLM, 2003, p.70c.
[15] Ibid, p.71c.
[16] La présentation complète des catégories de l’obligation a été faite en partie II, au chapitre 9.B. page 275. Elles sont résumées dans le tableau du chapitre 9.C. pages 287 & 288.
[17] Voir les tableaux des obligations en partie II, chapitre 9.B.

10.B. Sortie de la dichotomie

10.B. Sortie de la « dichotomie du matériel et de l’idéel » (Di Meo). Unité dialectique des opposés analysables :

Lewis S. Ford a fait un véritable travail de détective pour suivre l’évolution de la pensée de Whitehead. Il est pour nous ici d’un grand intérêt pédagogique. En effet, dans sa première métaphysique, Whitehead remplace la localisation simple (base de travail de tout ingénieur en physique, chimie, géométrie, …) par l’unité préhensive : la notion de particules de matières en relations externes avec d’autres est remplacée par celle d’évènements en relations internes avec tous les autres. . L’événement doit être compris comme une unité préhensive de volume [1] et la relation première entre les évènements va être remplacée par la préhension des « occasions actuelles ». Le procès devient fondamental, et l’extension dérivée. La préhension devient un sentir (feeling) qui a un sujet et une forme subjective. Les sentirs sont à la base du procès de concrescence.

La vision est une préhension conceptuelle. C’est un futur visé [2]. Whitehead, pour bien faire comprendre ce qu’est une préhension conceptuelle, et sortir des pièges du terme de « vision » qui pourrait décoller des faits, propose comme synonyme les termes d’appétition (appât pour le sentir), ou d’envisagement. Le but est de donner à sentir le contenu d’expérience de ces termes nouveaux. Le langage est en effet bien souvent impropre à exprimer l’expérience, surtout les langues gréco-latines basées sur l’articulation sujet/prédicat qui conforte l’approche erronée de la réalité en terme de substance/accident (démonstration en partie II).

L’entité actuelle (ou occasion actuelle », « goutte d’expérience ») est l’unité de base de la nature. C’est la première catégorie d’existence.

La préhension est ce qui constitue en première analyse l’entité actuelle. C’est la deuxième catégorie de l’existence.

Michel Lussault pose à l’article « matériel/idéel » du Dictionnaire géographique de l’espace et des sociétés le postulat heuristique de la nature hybride de l’espace qui combine toujours, sans hiérarchie, l’idéel et le matériel. Son constat et sa formulation sont proches de la pensée organique :

  • le matériel correspond aux préhensions physiques.
  • l’idéel correspond aux préhensions conceptuelles.
  • et la combinaison des deux s’appelle la préhension hybride.

L’intérêt de l’approche organique est d’aller beaucoup plus loin dans l’analyse : ces préhensions au sein de l’entité actuelle (Michel Lussault parle quand à lui de « la pensée en acte sous toutes ses formes » : on retrouve la notion d’actualité) ont de nombreuses combinaisons possibles: propositions, transmutations … jusqu’à la détermination finale (la satisfaction). Michel Lussault, lui, parle d’agencements, de combinaisons, d’approche composite … L’approche organique étudie ainsi systématiquement les catégories du sentir. Cette approche renouvelle radicalement celle d’Aristote et de Kant qui avaient, eux, étudié les catégories de pensée, sur fond de pensée dualiste. Le sentir (feeling) intègre la pensée. La pensée est « au dessus », « au dedans », « superposée », « en acte sous toutes ses formes », … mais une fois isolée, elle n’est jamais réellement élément constituant toute réalité. C’est en quoi une approche organique -non dualiste- du quotidien, de la géographie, de l’urbanisme (ou de tout autre métier) est radicalement neuve. Le problème, on le voit ici, est que l’on touche aux limites du langage et de l’expression écrite pour l’exprimer et le transmettre. Le langage et l’écrit ne sont pas les meilleurs moyens de transmission, sauf peut-être à faire appel de manière la plus nette possible à l’expérience du lecteur à travers la sienne. A l’expérience, donc au sentir …Ludwig Von Bertallanfy lui-même consacre à cette question un chapitre complet en fin de sa Théorie Générale des Systèmes, en citant l’approche radicalement différente des indiens Hopi. Grâce aux progrès de la linguistique, d’autres auteurs ont montré par ailleurs que les catégories d’Aristote se superposent aux catégories du langage[3]. A la suite d’Aristote, le langage (notamment scientifique) est devenu la source structurante de la pensée dualisante au lieu d’être un moyen d’expression toujours à renouveler des sentirs.

Michel Lussault exprime en conclusion de son article qu’ainsi « la géographie s’avère une discipline ni idéaliste, ni matérialiste, mais participe de ce qu’on pourrait nommer un réalisme dialogique, dans la mesure où elle reconnaît la liaison permanente de l’idéel et du matériel, et, par la suite, le caractère toujours composite de ses objets ».

Whitehead exprime plutôt un réalisme pluraliste, qui a assimilé le pragmatisme de William James : la démarche organique est comme le vol de l’avion : « la vraie méthode de la découverte est semblable au vol de l’avion. Elle part du terrain de l’observation particulière [empirisme], accomplit un vol dans l’air éthéré de la généralisation imaginative [rationalisme] et atterrit de nouveau pour une observation renouvelée que l’interprétation rationnelle a rendue pénétrante » [4].

On retrouve la démarche pragmatique avec la comparaison du « barbare » (l’empiriste) et du « délicat » (le rationaliste) de William James [5]..

L’approche de Michel Lussault tente une réconciliation du matériel et de l’idéel, une sortie du dualisme . Mais l’expression semble rester un assemblage des deux notions : le premier mouvement d’analyse est de les séparer pour se retrouver « au chaud » dans l’une ou l’autre approche, matérialiste de temps en temps, idéaliste à d’autres moments. Les présupposés semblent ne pas bouger. La conception de base est un matériel dénué d’esprit, ou un esprit désincarné, « au dessus » de la matière. Les deux fonctionnent ensemble, mais restent séparés. Or tout l’enjeu est de sortir de la dualité. Les approches scientifiques de la mécanique quantique et de la relativité consacrent cette sortie de la dualité, notamment depuis les expériences décisives du Professeur Aspect de Genève [6].

C’est pour sortir « définitivement » du dualisme que Whitehead a cherché les termes du langage courant qui ne permettent plus les oppositions, et obligent à penser autrement : concrescence, créativité, processus, organisme, enjoyment, …Il est important de rappeler qu’il propose à la suite d’Aristote et de Kant des catégories de sentir, et non plus des catégories de pensée.

L’approche organique évite et dépasse complètement le dualisme, et opère de ce point de vue un retournement complet et radical. En effet, avec la notion de préhension (perception sensible et non sensible), nous sommes capable de réduire plusieurs types de relations apparemment très différentes à un type fondamental. Ainsi, la catégorie de préhension explique non seulement la mémoire et la perception, qui semblent assez différents de prime abord, mais aussi la temporalité, l’espace, la relation corps-esprit, le relation sujet-objet en général, et la relation Dieu-monde (« Les fondateurs », p.335). Cette découverte est si fondamentale que Hartshorne, philosophe dans la même ligne UE que Whitehead , a affirmé que la notion de préhension est aussi importante pour le XXème siècle que la découverte de la relativité par Einstein.

L’intuition de Michel Lussault d’une combinaison du matériel et de l’idéel [7] reste dualiste, puisque son approche repose sur une base substantialiste. L’approche pourrait être dialectique si les relations internes étaient reconnues et nommées. Whitehead propose une approche non dualiste dans Interprétation de la science, p304 « Chaque « idée » a donc deux faces : elle est une forme de valeur et une forme de fait. Quand nous jouissons d’une valeur réalisée, nous faisons l’expérience de la jonction essentielle des deux mondes ». La forme de valeur est la préhension conceptuelle. La forme de fait est la préhension physique, et l’expérience de la valeur est indissociable des faits physiques qui la porte. C’est le fondement de l’expérience esthétique. Retenons ici que c’est la valeur réalisée qui rejoint au plus prés la sensation d’exister pleinement au cœur du quotidien, et qui procure ainsi les joies les plus profondes de la vie. Cette approche permet le réenchantement du monde, et la redécouverte du lien à la Terre (Dardel, 1990).

10.B.1. L’approche de Jean-Marie Breuvart :

Tout l’enjeu, comme nous le rappelle Jean-Marie Breuvart [8], est de sortir de la dualité. Les tableaux qui suivent (fig.10-2&3) présentent une analyse des dualismes et la recherche de la sortie de ces dualismes. Le dualisme des « âmes » et de la nature « physique » des derniers dialogues de Platon, le dualisme des « substances pensantes » et des « substances étendues » de Descartes, le dualisme de l’« entendement humain » et des « choses extérieures » de Locke (décrites pour lui par Galilée et Newton) se retrouvent dans la pensée organique à l’intérieur de chaque occasion d’actualité [9]: « A travers tout l’univers règne l’union des opposés qui est le fondement du dualisme » [10] . Il s’agit d’une dualité entre le pôle physique et le pôle conceptuel, et non plus d’un dualisme. Chaque fois qu’apparaît un dualisme vicieux, c’est que l’on a pris une abstraction pour un fait concret ultime, ce que Whitehead appelle le sophisme du concret mal placé.

Il convient de noter que l’approche de Kant visée ici lorsque l’on écrit que « Whitehead remet Kant sur ses pieds » est celle de la Critique de la Raison Pure. Lors d’un entretien de décembre 2004, Jean-Marie Breuvart explique que l’on ne peut pas dire que chez Kant, le monde émerge du sujet. C’est vrai de la Critique de la Raison Pure (1781), ce n’est plus vrai depuis la Critique de la faculté de juger (1790). Dans cette dernière œuvre, le sujet est soi-même saisi dans l’expérience artistique libre : il y a un accord entre le réel qui se donne à sentir et sa propre vie intérieure. Autrement dit, Kant a réhabilité le réel sous l’angle esthétique. Le philosophe Éric Weil explique cette réintroduction du réel dans l’expérience esthétique dans Problèmes kantiens [11]. Il y a dans l’Art une coexistence profonde entre le donné extérieur et le donné intérieur. Qu’est-ce que le génie ? C’est de retrouver dans le réel la structure fondamentale, et l’artiste exprime ce réel par l’Art.

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Figure 10‑2 : Tableau de synthèse des oppositions dressé à partir de la thèse de J.M. Breuvart

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Figure 10‑3 : Tableau de synthèse des traits communs à tous les dualismes à partir de la thèse de J.M. Breuvart :

Alors pourquoi est-il si important de nommer la pensée organique ? La réponse est au niveau des présupposés. Lorsque les présupposés sont erronés, le résultat de la démarche ne sera pas celui escompté. Or, les présupposés non exprimés explicitement dans les termes de la pensée organique entraînent immanquablement les mêmes erreurs que celles des fondateurs de la pensée moderne occidentale : Descartes, Locke, Hume, Kant. Ainsi, si les res verae de Descartes sont très proches des entités actuelles de Whitehead, leur développement est entaché d’erreur par la présupposition de la substance d’Aristote et par la présupposition d’une pensée en terme de sujet et de prédicat héritée du même Aristote (ou ce que le Moyen Age et la Modernité ont retenu d’Aristote qui a aussi une pensée générative). Ainsi, seule l’explicitation des présupposés permet d’éviter le piège de ce que Whitehead appelle la « bifurcation de la nature », et le piège du « concret mal placé ». Jean-Marie Breuvart, dans sa thèse sur Whitehead de 1976 explique cela très bien.

Certaines démarches géographiques, sans l’exprimer nommément, sont exemplaires de cette triple démarche de saisir à la fois le passé et l’avenir, pour éclairer le présent. Ainsi, le travail de thèse de William Twitchett, sous la direction de Paul Claval dégage minutieusement l’histoire, le présent puis toutes les potentialités (possibilités) actuelles des sites de Toulouse, Louxor (Egypte) et Warreway (Australie). Il met en œuvre une pensée organique qui s’ignore !

Les architectes également mettent en œuvre une pensée organique qui s’ignore. C’est ce qui rend bien souvent leurs textes incompréhensibles au non architecte.

6.A.2. L’approche d’Anne Fairchid-Pomeroy. L’unité dialectique des opposés analysable :

Pour parfaire notre enquête sur la question de la dichotomie du matériel et de l’idéel soulevée par les géographes, il convient de citer le travail d’Anne Fairchid-Pommeroy, qui fait le lien entre Whitehead et Marx. Elle montre comment peut être validée la fluidité de la catégorisation passant du microscopique au macroscopique. C’est l’imbrication des formes de relationalité interne, s’appliquant depuis la plus petite goutellette non-temporelle d’existence jusqu’à la totalité extensive de l’univers lui-même, qui rend possible l’extension de l’analyse processive/dialectique depuis le niveau métaphysique jusqu’aux analyses de l’individu unique, du capitalisme moderne, du capitalisme en tant que tel, des êtres humains en général, du monde animal et de la nature. C’est grâce aux relations internes que Marx est en mesure d’analyser l’activité processive/productive sur une série de matériaux analysables allant de l’ontologique au socio-économique [12]. Dès lors, il est possible d’opérer le rapprochement entre la dialectique et le procès, l’unité réelle des opposés apparents, et cette unité elle-même engendrant le changement à partir de l’histoire établie du fait passé : tel est le sens de l’empirique et du matériel chez Whitehead et chez Marx [13]. L’univers processif vit, se meut et a son être dans l’interaction dialectique réelle entre opposés analysables [14]. Abstraire les moments les uns des autres est mal placer ces abstractions en les prenant pour le réel : c’est s’engager dans une forme destructrice de création de soi et du monde. C’est en ce sens que le capitalisme sépare et réduit (avec des abstractions telles que « Personne n’est irremplaçable » [15]) et troque le vivant pour le mort, la nouveauté pour la stagnation [16].

6.A.3. Un langage commun à différentes approches :

Comme le souligne Isabelle Stengers , la pensée organique n’entre en opposition avec aucune autre pensée, à la seule condition qu’elle respecte le noyau dur du sens commun (NDSC), étudié au chapitre 6 ci-dessus. Le NDSC est ce que tout le monde présuppose en pratique, même s’il le nie verbalement : il est l’expression la plus adéquate, cohérente, applicable et nécessaire de ces présupposés (ce sont les 5 critères énoncés en partie I, chapitre 1). La pensée organique se détache en cela de la pensée moderne qui joue sur les oppositions des théories entre elles [17]. Dès lors, il n’est pas étonnant que les liens entre la pensée organique et les autres approches soient nombreux. Outre les liens déjà établis avec l’approche de Kant et le matérialisme dialectique, ci-dessus, des références peuvent être citées pour établir le lien avec le structuralisme génétique de Piaget, l’approche de Husserl, et les travaux des architectes-urbanistes. Les liens à Marx,Piaget et Husserl ont été choisis en correspondance aux références philosophique de Guy Di Méo dans l’ouvrage Les territoires du quotidien (1996). Le but de ces liens est de montrer comment la pensée organique peut devenir le langage commun à toutes ces approches, selon le schème organique évolutif, ouvert et à l’opposé de tout dogmatisme, présenté au chapitre 9.

Pour le lien entre Whitehead et le structuralisme génétique, Reto Luzius Fetz [18] (Pr de Philosophie à l’Université d’Eichstätt, Allemagne) montre comment Piaget a interprété la théorie génétique de la connaissance (dans l’histoire de l’humanité tout autant que dans le développement de l’individu) comme un processus historique. La psychogenèse des structures cognitives de Piaget peut donc être mise en parallèle avec le « processus génétique » de la constitution d’une entité actuelle (PR26). Ce que Whitehead avait appelé manière génétique et manière morphologique de penser, Piaget le rassemble dans l’idée de la méthode et de l’interprétation générale qu’il appelle le « structuralisme génétique ». En outre, Piaget se réfère à l’organicisme de Ludwig von Bertalanffy (1973) dont nous avons montré qu’il annonce dès 1926 la « révolution organique » à la suite de Whitehead (SMM, 1925). Reto Luzius Fetz montre comment une « ontologie génétique » pourrait être un complément bienvenu à l’« épistémologie génétique » piagétienne. Les matériaux empiriques collectés par Piaget depuis 1920 confirment une conception organismique de la réalité. Franz Ritter [19] (Université de Salzbourg), établit lui aussi à la suite de R.L. Fetz de nombreux parallèles entre Whitehead et Piaget.

Le lien entre Whitehead et Husserl a été étudié par Ervin Laszlo dans son ouvrage Au delà du scepticisme et du réalisme. Une exploration constructive des méthodes d’enquête de Husserl et de Whitehead (1966). L’auteur montre qu’il ne peut trancher entre les deux approches, et que toutes les deux ont un éclairage qui devrait pouvoir trouver des prémisses communes.

En ce qui concerne les architectes et urbanistes, l’intérêt de la pensée processive devient évident lorsque l’on connaît l’importance des typologies et de la morphogenèse des typologies architecturales et urbaines. La morphogenèse renvoie directement à l’analyse morphologique d’une part (les choses telles qu’elles apparaissent) et à l’analyse génétique d’autre part (l’explication qui montre comment et pourquoi la typologie est devenue ce qu’elle est). Les travaux de Jean-Pierre Frey (1983a, 1983b, 1988) et de tous les auteurs qu’il cite témoignent de cette double approche. La démarche d’analyse a sa correspondance dans la pensée processive avec la double analyse génétique (Partie III de PR) et morphologique (Partie IV de PR). L’approfondissement de ce lien nous semble parfaitement illustré par l’œuvre de Rodrigo-Vidal-Rojas, analysée au chapitre 8.C.3.1 pp.247-249.

Le lien à la géographie nous semble bien illustré par l’œuvre géographique d’Eric Dardel. Ce lien est analysé ci-dessous.

6.A.4. En synthèse, l’approche géographique d’Eric Dardel :

Eric Weil à travers Kant montre comment « nature et liberté sont indissolublement liées » [20]. Eric Dardel, dans sa conclusion de L’homme et la terre [21] montre que « la géographie présuppose et consacre la liberté ». Whitehead dans sa proposition de schème organique nomme sa dernière catégorie de l’obligation « la liberté, intérieurement déterminée, et extérieurement libre » [22]. On pourrait ainsi retrouver les autres catégories d’obligation au fil des pages, comme l’intensité (CO8) recherchée dans les voyages par les écrivains pour « renouveler leur énergie lassée » (Dardel, 131b) ou l’harmonie (CO7), dans les longues descriptions de « l’harmonie sincère avec la forêt, la mer ou la montagne » (Dardel, 131b), … où il décrit les éléments du réenchantement de la géographie. Ce réenchantement est fait de la fraîcheur de vision (132b), « retrouver le premier étonnement, la naïveté du regard » (131b), « l’expérience première et inoubliable, ce regard émerveillé de l’enfant » (129b). Il cherche à rendre aux espaces terrestres « leur fraîcheur et leur gloire, pour peu que nous acceptions encore de les recevoir comme un don » (133b) et à retrouver « une matérialité vivante prise au niveau de l’émotion » (132b). Il rejoint ici l’intuition la plus profonde de Whitehead de la préhension comme « transfert d’impulsion d’énergie émotionnelle » (PR 116c).

Lorsqu’il explique que l’attitude scientifique objective « entre dans une compréhension totale du monde qui ne peut manquer d’être aussi morale, esthétique, spirituelle » (p.133a), il fait la même distinction que Piaget et Whitehead entre analyse morphologique (la science) et analyse génétique (les valeurs morales, esthétiques, spirituelles). Et il conclut : « La géographie, par sa position, ne peut manquer d’être tiraillée entre la connaissance et l’existence » (133a). Notre propos n’est donc pas en marge de la géographie, mais au cœur de la question géographique.

D’autres géographes ont une approche qui rejoint celle d’Eric Dardel. Joël Bonnemaison [23] lie même directement le territoire à la notion de convivialité. La convivialité est une valeur qui sera développée en partie III pour l’étude des territoires régionaux à l’échelle indicative des 32 000 km2 sous la dénomination de « régions conviviales ».

Après avoir récapitulé les liens qui existent entre toutes les approches citées et la pensée organique, et esquissé comment la pensée organique peut être un langage commun à celles-ci, il est possible de conclure sur le dépassement de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel ».

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Notes :

[1] SMW 64-65
[2] W, PR 32.
[3] Voir les travaux de Benveniste Emile, Catégories de pensée et catégories de la langue, Les études philosophiques n°4, Repris in Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1966, 63-74. Cité dans Aristote, Catégories, Essai 484, mai 2002, p.349. Voir aussi La métaphysique et le langage de Louis Rougier (Flammarion, 1960, 252 p.)
[4] PR 5
[5] William James, Le pragmatisme, Flammarion, 1968, p.29
[6] Voir les quatre articles du site Wikipedia suivant : « Expérience d’Aspect », « Alain Aspect », Paradoxe EPR », Intrication quantique  Les adresses sont http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_d’Aspect, http://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Aspect, http://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_EPR, http://fr.wikipedia.org/wiki/Intrication_quantique
[7] Michel Lussault et Jacques Levy Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés , Belin, 2003, 1034 pages. Voir notamment l’article « Matériel/Idéel » page 592 où il exprime sa conviction « (…) on ne peut étudier la moindre société sans comprendre la relation permanente de la matérialité et de l’idéalité et son caractère créateur de l’ordre social. L’idéalité n’est pas l’instance des idées abstraites, mais la pensée sous toutes ses formes (y compris celles qui la fixe dans des énoncés matériels, comme les cartes, les peintures, les objets ou dans des dispositifs formels comme des bâtiments, des paysages, etc …), en acte(s) dans la construction et la stabilisation des agencements sociétaux et des pratiques des êtres humains. » L’expression « en acte(s) », soulignée par l’auteur lui même n’est pas sans laisser penser à l’entité actuelle (en acte) de Whitehead …
[8] Jean-Marie Breuvart Les directives de la symbolisation et les modèles de référence dans la philosophie d’A.N. Whitehead, Thèse présentée devant l’Université de Lille III le 26 juin 1976
[9] L’occasion actuelle, ou entité actuelle est une res vera au sens cartésien du terme (voir PR XIII, 21, 75).
[10] Alfred-North Whitehead, Aventures d’Idées, dynamique des concepts et évolution des sociétés, 1993, (AI) Paris, éd. du Cerf, Coll. «Passages» Tr. A. Parmentier et J.-M. Breuvart. Citation de la page 244-245. ANW explique « Chaque occasion implique une succession physique et une réaction mentale qui la conduit à son achèvement. Le monde n’est pas purement physique, mais il n’est pas non plus purement mental. Il n’est pas non plus simplement un, avec de multiples phases subordonnées. Il n’est pas non plus un fait complet, statique en son essence, et donnant l’illusion du changement » Sur la dualité « pôle physique-pôle mental », voir aussi Alix Parmentier, PhW, 251, le chapitre intitulé « Les dichotomies de l’actualité ». Celui-ci détaille la triple dichotomie de l’expérience : pôle physique et pôle mental, objets préhendés et formes subjectives des préhensions, Apparence et Réalité (cette dernière départageant le contenu objectif (datum) de l’occasion d’expérience (AI 268).
[11] Eric Weil, Problèmes kantiens, Paris, Librairie philosophique Vrin, Paris, 1970, 175 p. Voir notamment pp.92-93.
[12] POMEROY Anne FAIRCHILD *, Marx et Whitehead : Procès, Dialectique et Critique du Capitalisme, SUNY Press, New York, 2004, Traduction H.Vaillant, 2006, 385 p. Voir le chapitre 2 « La dialectique du procès », notamment la page 40. La traduction est consultable dans l’annexe informatique à l’adresse suivante :
Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Sur-Whitehead-Ouvrages&Articles\2004_Pomeroy-AnneFairchild_Marx&Whitehead_385p-complet.pdf
[13] idib, p.24.
[14] ibid, p.161.
[15] ibid, p.162.
[16] idib, p.163.
[17] Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead, 2002. Elle compare avec Bruno Latour la modernité avec une hydre à 6 têtes qui combattent toutes entre elles : la nature transcendante / immanente, la société faite de main d’homme / transcendante, Dieu lointain/ intime ( p.25). La « chamaille perpétuelle » entre les 6 têtes en fait une machine de guerre invincible … L’antidote proposée par Whitehead a pour nom « cohérence » (p.26).
[18] FETZ Reto Luzius *, « Sur la formation des concepts ontologiques : la relation entre les théories de Whitehead et de Piaget », Revue Process Studies, 17/4, Hiver 1988, 29 p. Ce texte est consultable dans l’annexe informatique à l’adresse suivante :
Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Sur-Whitehead-Ouvrages&Articles\1988_FETZ-PS17.pdf
[19] RIFFERT Franz *, « Sur le non-substancialisme en psychologie. Convergences entre la philosophie du procès de Whitehead et le structuralisme génétique de Jean-Piaget », Conférence du Centre d’Etudes pour le Procès, CPS Papers 24/2, Claremont, Califormnie, été 2001, 47p. Ce texte est consultable à l’adresse suivante :
Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Whitehead-Ouvrages&Parties-d-ouvrages\2001_Riffert Franz CPS 24-2.pdf
[20] Eric Weil, Problème Kantiens, p.94
[21] Eric Dardel, L’homme et la terre, p.130b. Voir aussi p.126b.
[22] PR 27h.
[23] Joël Bonnemaison, « Voyage autour du territoire », L’Espace géographique, n°04, 1979, pp.225-261. Citation de Guy Di Méo, Territoires du quotidien, 1996, p.22 : « Un territoire, c’est d’abord une convivialité, un ensemble de « lieux où s’exprime la culture et plus loin, l’espèce de relation sourde et émotionnelle qui lie les hommes à leur terre et dans le même mouvement fonde leur identité culturelle » ». La relation « sourde et émotionnelle » est la définition par A.N. Whitehead de la causalité efficiente.

8.D. Augustin Berque

8.D.1. Mise en lien des concepts d’Augustin Berque et d’A.N. Whitehead :

En première lecture, et sous toutes réserves de développements ultérieurs, il est possible de proposer l’équivalence suivante entre l’ontologie processive et l’ontologie d’Augustin Berque :

Ontologie d’Augustin Berque   Ontologie processive  
Ecoumène, 14b

« L’écoumène est une relation : la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre. Elle ne se borne donc pas à la matérialité(…) a toujours excédé la dimension géométrique des corps, … »

Continuum extensif, PR 72d

« Le continuum extensif est l’élément relationnel général au sein de l’expérience par lequel les entités actuelles expériencées, et cette unité de l’expérience elle-même, sont unifiées dans la solidarité d’un unique monde commun. »

Médiance : (§27, 124-126)

« moment structurel de l’existence humaine » (124)

« C’est une chose que l’on a détaché par objectivation de son fondement concret, la médiance de l’humain » (125c)

« (…) il y a dans celle-ci une puissance de mouvoir, … » (126e)

« Cela pourrait se représenter par un vecteur » (127a)

C’est l’entité actuelle concrescente: co-croissance des entités préhendées, qui forment la «constitution interne réelle » (Locke) d’une nouvelle entité .

La concrescence est l’objectivation du monde actuel d’une entité faisant émerger une nouvelle entité formant une nouvelle unité des éléments objectivés.

Notion de puissance de Locke, qui qualifie l’entité actuelle concrescente.

La préhension est un vecteur

Corps médial Il semblerait que ce soit tout simplement le corps dans son milieu actuel, c’est-à-dire avec les objectivations multiples du milieu actuel.

La notion de préhension permet à Whitehead d’éviter de créer ce néologisme : la question nous semble traitée dans l’élargissement de la perception sensible à la perception non-sensible

Appréhension : 83c, 126b, 139, 142, 145, 207,

Manière de saisir les choses

Prise « trajective »

Les choses sont « saisies par nos sens et par notre intellect » (144c)

(ap)préhension :

Catégorie d’existence n°2 (CX2 – Les catégories sont expliquées et décrites au chapitre 9 ci-après)

Processus (127b,133, 144, 234, …)

« Processus trajectif » (200c)

Procès

Parler de « processus trajectif » revient à dire que la première division de l’entité actuelle est en terme de préhension (CE10)

« Unité réelle entre chorésie et topocité » (144d) Catégorie d’obligation n°1 (CO1)

De l’Unité subjective

« Les choses y sont en devenir (…) elles sont pour ainsi dire des « devenant-choses » (144d) Principe de procès :

C’est la catégorie d’explication n°9 (CE09 –voir Ch9, p. 286-)

Chora :

« La chôra, (…) c’est bien l’ouverture par laquelle adviennent à l’existence les êtres qui vont constituer le monde ; C’est le lieu géniteur … » (23a)

C’est l’analyse génétique de Whitehead, l’émergence d’une nouvelle concrescence.
Topos :

« Il y va de l’existence des choses(…) puisqu’il faut bien qu’elles se trouvent quelque part »

Espace

Division du continuum extensif.

Rejet de l’actualité vide du principe ontologique (CE18). Il s’agit ici de la remise en cause la plus radicale de l’ontologie des Lumières, avec laquelle Whitehead se trouve en accord avec Augustin Berque.

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Figure 8‑10 : Comparaison de l’ontologie d’Augustin Berque et de l’ontologie processive.

On le voit, l’inventivité semble aussi forte d’un côté que de l’autre. Cela ne montre-t-il pas dans les deux cas l’ampleur de la remise en cause nécessaire pour sortir du dualisme cartésien, et proposer une approche de l’être géographique unifiée, cohérente et proche du concret ?

Le principe de relativité whiteheadien (CE4) essaie d’expliquer comment une entité actuelle entre dans une autre (relation interne) ; Augustin Berque parle à de nombreux endroits de « rapatriement trajectif du monde en notre chair… » [1] « rapatrier le monde en son propre corps » [2], ce qui semble être une autre façon d’exprimer le principe de relativité, et donc les relations internes …

Pourtant il pense que cela ne se fait que par les symboles (130b, p124c, p.157c, …). Il parle de surnaturel (130d). Il parle aussi de représentation : il « nous faut donc affirmer que la « nature », c’est toujours celle que nous nous représentons (…) autrement dit, elle est trajective, non pas objective » [3]. Il ne fait pas de doute que sur ces trois points, son approche diffère de la philosophie organique. Une comparaison des approches obligerait donc à un examen approfondi de la notion de symbolisme dans les deux cas, avec la difficulté déjà énoncée de sources européennes d’un côté et de sources orientales de l’autre.

D’un point de vue pédagogique, et pour la clarté de l’exposé, il semble plus abordable d’essayer de bien expliquer l’approche whiteheadienne de la perception sensible et non sensible, la remise en cause de la théorie de la représentation, le rejet du dualisme et de la substance inerte, … avant d’arriver à l’audacieuse comparaison de l’écoumène avec le procès whiteheadien du territoire.

Il est important de bien saisir le point de départ précis de la comparaison. Augustin Berque déclare: « Aussi bien le point de vue de la médiance équivaut-il à une invalidation radicale non seulement de l’ontologie moderne mais de toutes les conceptions de l’existence humaine qui plus ou moins consciemment tablent sur cette ontologie » [4].

A la suite de ce propos, il commence une critique radicale de Descartes. Un peu plus loin, il reconnaît pourtant que l’absolu fondait encore la démarche de Descartes [5] et que le sentiment (l’esthétique) chez Descartes est « notre vie elle-même » [6]. C’est donc en définitive la caricature de Descartes après trois siècles de modernisme qui est critiquée, et l’incohérence de sa séparation arbitraire entre la substance pensante et la substance étendue. Augustin Berque rejoint ici la critique nuancée de Descartes par A.N. Whitehead, décrite ci-après.

8.D.3. « Réaliser le rêve de Descartes … » Valeur pédagogique de l’approche whiteheadienne.

L’intérêt du travail de Whitehead est de montrer qu’en supprimant cette incohérence, en supprimant de façon plus radicale toute référence à une « substance inerte » [7] et en réformant le principe subjectiviste (le « je pense, donc je suis »[8], plusieurs intuitions de Descartes vont précisément dans le sens de la thèse de l’ontologie organique. Il est ainsi de la res verae (« chose vraie ») de Descartes, et de plusieurs intuitions sur la perception de la réalité, sensible et non sensible, dont l’expression n’a pas été aboutie par Descartes. Whitehead, en scientifique, mathématicien et philosophe reprend ces intuitions et les mène à maturité, avec l’acquis de la science relativiste et de la mécanique quantique. C’est en ce sens que Whitehead réalise le rêve de Leiniz et de Descartes de la mathématisation de la nature [9], malgré le doute émis sur ce point par Félix Cesselin [10]. Les remises en cause sont sérieuses et sévères, mais cette démarche de réforme rend justice à la fécondité de la science cartésienne. Whitehead reprend les fondations de la science. Il met à jour tous les présupposés non explicités, toutes les idées sous-jacentes qui ont permis son succès, et ceci sans décrocher du sens commun, c’est-à-dire de que chacun peut retrouver dans son expérience personnelle, dans l’expérience de son corps propre, communautaire, et biologique. Il fait le grand ménage des idées du noyau dur du sens commun, celles que chacun présuppose en pratique, même s’il le nie verbalement. Or Descartes, Hume et Locke, de façon spectaculaire, présupposaient en pratique un certain nombre de thèses que contredisaient leurs propres théories. La pensée organique tient compte et explicite l’ensemble des notions que chacun de nous pense en pratique sur la créativité, la liberté, l’unité d’expérience entre le corps et l’esprit, sur les valeurs, sur l’existence du monde extérieur, sur les relations internes, …

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Notes :

[1] Berque, 2000, 157c.
[2] Berque, 2000, 130b.
[3] Berque, 2000, 154e
[4] Berque, 2000, 181-182.
[5] Berque, 2000, 185b.
[6] Berque, 2000, 215d.
[7] Ce qui ne revient pas à supprimer la substance.
[8] Cette parenthèse est une approximation pédagogique. Pour un exposé technique détaillé du principe subjectiviste whiteheadien, voir David Ray Griffin (DRG), La philosophie de Whitehead postmoderne et radicalement différente : un argument en faveur de sa pertinence contemporaine, State University of New York Press, 2007, 241 pp. traduction française Henri Vaillant (inédite), notamment l’appendice « Le principe subjectiviste de Whitehead : de Descartes au panexpériencialisme », PP. 215-240. Cet appendice est consultable intégralement dans l’annexe informatique n°08. Ol se veut une synthèse « définitive » depuis les premiers travaux de Rorty (1963), Lindsey (1976), DRG (1977), Olac Bryant Smith & DRG (Revue PS 2003)
[9] Voir Louis Couturat, « Études critiques. L’algèbre universelle de M.Whitehead [1898] », pp. 323 à 362, Revue de Métaphysique et de Morale, 1900, citation p.362 : « Puisque M.Whitehead a développé et unifié dans une vaste synthèse le calcul logique de Boole et le Calcul géométrique de Grassmann, on peut dire qu’il a réalisé le rêve grandiose [de Leibniz], et que son Algèbre universelle n’est pas autre chose que la Caractéristique universelle de Leibniz. Mieux encore, c’est la Mathématique universelle que Descartes voulait substituer à la Logique scolastique, et qui était pour lui la vraie Logique scientifique. Ces rêves prophétiques prennent corps en quelque sorte dan l’ouvrage de M.Whitehead : il fournit un contenu scientifique et des applications positives à ces intuition divinatrices, qui ont longtemps pu passer pour des chimères de métaphysiciens ; il vient donner raison à ces grands rationalistes, en confirmant et en illustrant l’idée cartésienne de la Mathématique conçue comme la science universelle ». Également cité par H.Vaillant dans « La réception de Whitehead en France » (2005), p. 49.
[10] Félix Cesselin, La philosophie organique de Whitehead, Thèse de Lettres, Paris, 1950.

6.B. Quels obstacles ?

6.B. Quels sont les obstacles rencontrés ?

Le problème principal du travail de Guy di Méo et Pascal Buléon nous apparaît être la présupposition systématique (non explicitée) de la séparation du matériel et de l’idéel. En effet, ces auteurs font une longue démonstration pour montrer que le territoire relève du matériel d’un côté (les pratiques du territoire, agricoles, économiques, sociales…), et de l’idéel de l’autre (les représentations politiques, culturelles, sociales, les lieux symboliques). Suit alors un long développement pour montrer qu’il n’est pas possible de les séparer. Écoutons les auteurs : « La dialectique du matériel et de l’idéel nous met dès lors sur la piste d’une complexité fondamentale des objets de la géographie, sur celle de leur indispensable approche pluridisciplinaire. (…) Elle nous (ré)apprend que l’homme est engagé dans la nature et y loge avec toute sa (ses) culture(s) : l’idéel investit le matériel. Mais la nature en retour pénètre tout l’homme et lui impose ses lois : le matériel constitue une condition irréductible de l’idéel » (..) Une claire conscience de la dialectique de l’idéel et du matériel porte les germes de l’invention d’une nouvelle culture [1] qui ne fasse pas violence au milieu naturel, qui pousse l’humanité à maîtriser les processus techniques de la transformation de ce milieu. Produit d’une dialectique du matériel et de l’idéel, une gestion patrimoniale de la nature semble seule capable d’apporter une solution convenable à quelques-unes des questions environnementales les plus préoccupantes de notre temps. Personnellement, ce qui nous séduit le plus dans la dialectique du matériel et de l’idéel, rapportée aux objets et aux préoccupations de la géographie, c’est le renfort théorique qu’elle fournit pour la fondation d’une méthode de la géographie sociale ».

Cette « nouvelle méthode » tourne-t-elle court ?  La méthode annoncée reprend des travaux plus anciens sur le concept de formation socio-spatiale (FSS : par exemple la Palestine des Palestiniens, la mosaïque sociale à Philadelphie, le littoral de la Manche, les Touaregs de Bankilaré, le vignoble des Graves dans le Bordelais …) et de combinaison socio-spatiale (CSS – ce sont des composantes des FSS). La question revient souvent sous la plume des auteurs de savoir comment dépasser cette dichotomie, opposition, contradiction du matériel et de l’idéel. La référence à Maurice Godelier ne vient qu’après coup appuyer, mais non pas fonder les méthodes géographiques de la FSS et de la CSS.

A la lecture de cette analyse, il semble que la source du problème de ces auteurs est d’avoir pris comme référence Maurice Godelier qui est anthropologue, alors que c’est la philosophie qui peut apporter des éclairages, notamment la philosophie organique.

[1] Mis en gras par l’auteur de la thèse.

3.C.8-9. P. Sansot & E. Dardel

3.C.8. Confrontation avec la démarche de Pierre Sansot :

Pierre Sansot, né le 9 juin 1928 et décédé le 6 mai 2005 à Grenoble, était un philosophe, sociologue et écrivain français. Durant trente années (1963 à 1993), il a enseigné la philosophie, puis l’anthropologie à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble, puis de 1993 à 1998 à l’Université Paul Valéry de Montpellier.

La démarche de Pierre Sansot dans Poétique de la ville [1] est exemplaire à plusieurs titres : cet urbaniste/philosophe a tout au long de sa carrière bien explicité le lien entre sa démarche d’urbaniste/géographe (de « topologue urbain [2] ») et de philosophe ; d’autre part, tout son travail témoigne d’un dépassement de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel » [3], par l’exploration systématique du lien réciproque entre l’objet et le sujet, au point de parler de la ville comme d’un « quasi-personnage » [4], dans une notion très proche de celle d’actant de Michel Lussault [5].

Le schéma ci-après indique les notions prises en compte par Pierre Sansot, en suivant les étapes du schéma de questionnement.

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Figure 3‑16 : Schéma du questionnement de l’expérience géographique à travers l’approche de Pierre Sansot dans Poétique de la ville, Payot, 2004.

C.C.9. Confrontation avec la démarche d’Eric Dardel

Éric Dardel est un géographe français, né en 1899 et décédé en 1967. Spécialiste de la pêche, il mène une carrière de professeur d’histoire-géographie puis de proviseur de lycée. C’est cependant par son livre L’homme et la terre que la communauté des géographes le redécouvre, cet ouvrage étant passé inaperçu lors de sa parution en 1952. Éric Dardel s’intéresse de manière sensible aux relations entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le rapport qu’entretient chaque homme avec les lieux et l’espace géographiques, sa façon d’habiter, selon son concept de « géographicité », qui est le « moyen par lequel l’homme réalise son existence, en tant que la Terre est une possibilité essentielle de son destin » [6]. L’approche d’Eric Dardel montre la participation de l’homme à la substance des choses [7] : les 23 occurrences du terme montrent une approche bien loin d’une substance statique et sans spontanéité : sa substance est relationnelle, et liée à une expérience intime de la Terre. L’expérience géographique élémentaire est celle de la « réalité-expérience », c’est à dire « une certaine manière pour nous d’être envahi par la terre, la mer, la distance, d’être dominé par la montagne, conduit par la direction, actualisé par la paysage comme présence de la Terre » [8]. L’espace s’ouvre ainsi sur sa perspective temporelle, ce qui rejoint « l’intuition spéculative de Whitehead, pour qui l’espace lui-même est relation d’évènements », ainsi que la vision du poète. L’homme est inséparable de son milieu (il cite Merleau-Ponty), et la géographie s’adresse « à l’homme lui-même comme personne et sujet » [9].

La référence à l’événement chez Whitehead renvoie à la première élaboration métaphysique de La science et le monde moderne (1925), le lien à l’entité actuelle de Procès et réalité étant établi par Lewis Ford [10] et par Whitehead lui même en PR 73 : il définit l’événement par « un nexus d’occasions actuelles, interconnectées selon une figure déterminé dans un quantum extensif unique. Une occasion actuelle est le cas limite d’un évènement ne comportant qu’un seul membre ». La notion de nexus est développée dans la partie II. L’expérience de l’homme à la Terre est « source qui nous fait être » (p.59), « fulguration de l’être » (p.61) : elle manifeste notre historicité fondamentale. Elle est une base pour se poser et se reposer, c’est à dire habiter. Ce sera en partie III le critère n01 de la région conviviale.

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Notes :

[1] Pierre Sansot, Poétique de la ville, PPB n°512, Payot, Paris, 204 (1996), 626 p.
[2] Sansot, 2004, p.64
[3] Di Méo & Buléon, 2005
[4] Sansot, 2004, PP.19, 368, 576.
[5] Levy & Lussault, DGES, 2003, pp.38-39
[6] DARDEL Éric, L’homme et la terre, Éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1990, 198 p. , 1ère éd. PUF, Paris, 1952, citation page 124.
[7] Un texte complémentaire précise toutes les occurrences de la notion de substance à l’adresse suivante : Annexes\Annexe00b-Textes-Citations\Dardel-Eric-Mentions-de-la-Substance.doc
[8] Ibid, p.54.
[9] Ibid, p.54.
[10] Lewis S. Ford, Emergence de la Métaphysique de W., 1925-1929. Selon Lewis Ford, c’est prise en compte du caractère atomique de la temporalité (“l’atomicité temporelle”) qui a permis à Whitehead d’aboutir à la conception des entités actuelles. “Il y a un devenir de la continuité, mais pas de continuité du devenir” explique Whitehead.

3.C.7. P.Destatte & M.C.Malhomme

3.C.7. Confrontation avec p. Destatte & M.C. Malhomme :

Philippe Destatte est directeur de l’Institut Jules Destrée, il joue un rôle de premier dans l’écriture de l’histoire wallonne. Il est également chargé d’enseignement aux Universités de Paris Diderot – Paris 7, de Clermont Ferrand et de Reims. Il collabore également comme directeur scientifique à la Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires de la France (la DIACT, anciennement la DATAR).

Philippe Destatte présente dans l’ouvrage de géographie porspective Évaluation, prospective et développement régional [1] un schéma général de la prospective (figure 3-15). Ce schéma peut être représenté suivant le schéma de questionnement synthétisé dans la figure suivante:

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Figure 3‑15 : Schéma de la démarche de prospective selon Philippe Destatte , 2001 ; confrontation au schéma de questionnement.

La principale difficulté pour réaliser cette transposition d’un mode de schéma à l’autre relève du positionnement de l’évaluation. Celle-ci se positionne entre deux temps de l’expérience, et non sur la phase d. D’autre part, la figure 3.16 tient compte des critiques émises avec le commentaire du schéma [2]. En effet, l’ajustement aux phases techniques du procès organique y apporte naturellement une réponse. Nous entrerons dans cette discussion en partie II au moment où sera détaillé le vocabulaire technique du procès de transformation des territoires. La démarche de Marie-Claude Malhomme [3] entre aussi exemplaire par l’articulation de l’évaluation et de la prospective. Elle est exemplaire par l’articulation de l’évaluation et de la prospective.

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Notes :

[1] Philippe Destatte dir.) Évaluation, prospective et développement régional, Institut Jules-Destrée, Charleroi-Wallonie, 2001, 399 p. schéma page 347.
[2] Destatte, pp. 346 à 350
[3] Marie Claude Malhomme, Aliette Delamarre, La Prospective, Territoires en mouvement, Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) – DIACT, 2002, 112 p.

3.C.5-6. R. Vidal Rojas & J. de Courson

3.C.5. Confrontation avec la démarche de RodrigoVidal-Rojas

Rodrigo Vidal Rojas est Architecte, DES en Études du Développement, DES en Urbanisme et Aménagement du Territoire, Docteur ès Lettres mention Géographie. Professeur et chercheur à l’École d’Architecture de l’Universidad de Santiago de Chile.

Une première lecture de Rodrigo Vidal -Rojas permet de trouver les éléments de réponse à chacune des interrogations du schéma de questionnement. L’ouvrage est très technique, et beaucoup de termes sont proches de ceux employés dans la pensée organique. Seul un approfondissement après la définition des termes de la pensée organique sera possible. Ce travail sera fait au chapitre 8.

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Figure 3‑13 : Schéma de l’approche de Rodrigo Vidal-Rojas dans Fragmentation de la ville et nouveaux modes de composition urbaine (p.106-107)

Il est néanmoins possible dès maintenant de constater la convergence avec les autres approches, avec une grande richesse d’exemples du praticien de l’aménagement, architecte ou urbaniste. L’intérêt de cette analyse est renforcé par la qualité et l’érudition de la synthèse proposée par Rodrigo Vidal-Rojas . Il propose en effet une synthèse [1] de plus de 37 ouvrages clés, de Bernard Tsumi à Steven Holl.

3.C.6. Confrontation avec la démarche de Jacques de Courson :

Jacques de Courson, docteur ès sciences économiques et ancien élève de l’Institut d’urbanisme de Pans, est consultant et enseignant. Il est l’auteur de Le projet de ville (1993), Les élus locaux (2000), Brésil des villes (2003) et L’appétit du futur : voyage au cœur de la prospective (2005). Il a créé l’association Urbanistes du monde.

Le premier livre de Jacques de Courson porte sur Le projet de ville. Ce livre est pour beaucoup dans ma façon de « plonger » dans le vécu de la ville de Soissons, alors que j’étais en poste dans cette ville (1990 et 1995), et dans la mise au point d’une approche de la ville qui a ensuite été appliquée à la ville de Lunéville (Voir Lunéville à travers les plans de 1265 à 2000 en annexe 01).

Le quatrième ouvrage de Jacques de Courson, L’appétit du futur, voyage au cœur de la prospective [2], porte sur la géographie prospective. L’intérêt de sa démarche est ici sa façon d’expliquer la prospective à partir du quotidien du vécu d’une famille. Cette démarche pourrait être faite dans le vécu ordinaire des collectivités territoriale en ce qui concerne l’aménagement du territoire, et dans le vécu professionnel ordinaire : c’est ce qui est tenté dans les chapitres 4 & 5 qui suivent. « La démarche de prospective ne constitue qu’un exercice et non une décision. On lui donne parfois une importance qu’elle n’a pas. La démarche de prospective ne vise qu’à explorer l’avenir: cela n’a rien à voir avec un système de décision qui déclenche des actes sur le terrain. Tous les prospectivistes sérieux sont des gens modestes, qui cherchent à éclairer le décideur sans prendre de décisions à sa place. Il me paraît également important de revenir sur la distinction entre prévision et prospective. Les prévisionnistes sont des scientifiques qui ont une conception assez étroite de leur discipline et qui cherchent à déterminer ce qui va advenir. Le prospectiviste étudie au contraire l’environnement de façon très large, dans toutes ses dimensions, afin de déterminer ce qui pourrait advenir. » [3]

Dans cet extrait, on retrouve la distinction entre prévision et prospective (qui nécessite un « saut de l’imagination »), notion déjà imaginée par de William Twitchett et Patrice Braconnier.

En déclarant que la prospective n’a rien à voir avez un système de décision, F. de Courson semble seulement indiquer que cette phase a une spécificité en soi : cela est en cohérence avec le statut ontologique que donne Whitehead à cette phase, au même titre que les autre réalités/phases de l’expérience. Ce propos est conforté par un ouvrage ultérieur publié sur la prospective, où celle-ci s’insère bien dans un processus de décision. Par contre, la prospective n’a pas « rien à voir avec la décision » : elle tisse des liens étroits avec le système de décision si l’on recherche une évaluation, une efficacité, une pertinence, une intensité et une harmonie plus grande (c’est à dire la mise en jeu du maximum de catégories d’obligation, comme il sera montré en partie II, ch. 2).

D’autre part, il est étonnant de constater que dans la « Loi des 7 P » proposée par Jacques de Courson, il ne manque guère que le mythe au-dessus de la prophétie pour pouvoir retrouver toutes les notions qui caractérisent l’évolution de la géographie analysée par Eric Dardel : la géographie mythique, puis la géographie de la Terre dans l’interprétation prophétique … jusqu’à la géographie scientifique. On constate qu’il s’agit d’une seule et même réalité existentielle (pour reprendre un mot d’Éric Dardel en référence à Emmanuel Lévinas).

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Figure 3‑14 : La loi des 7 « P » ou de l’imagination à l’action et le schéma de confrontation (Jacques de Courson dans L’appétit du futur, 2005, et séminaire DIV 2006)

« C’est le rêve de tous les commanditaires des exercices de prospective territoriale : passer commande d’une étude qui permette de déboucher sur une feuille de route directement applicable. Hélas, le territoire le plus souvent résiste … » (2006, p.70) Ce propos introduit à la nécessité de n’occulter aucune des phases logiques a, b, c et d du schéma de questionnement.

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Notes :

[1] Rodrigo Vidal-Rojas, Fragmentation de la ville et nouveau modes de composition urbaine, tableau 1 « Synthèse des contributions des textes et des projets à la compréhension du tout et des parties » (p.49 à 54)
[2] Jacques de Courson, L’appétit du futur, voyage au cœur de la prospective, Éditions Charles Léopold Mayer, 2005. Voir les schémas des pages 29 et 38.
[3] Rencontres des acteurs de la ville Les éditions de la DIV Séminaire 1er décembre 2006 Colloque «Villes, prospective et cohésion sociale» Séminaire du 1er décembre 2006 Rencontres villes, prospectives et cohésion sociale Délégation interministérielle à la ville 194, avenue du Président Wilson 93217 Saint-Denis La Plaine Tél : 0149174646 – Site internet : http:/www.ville.gouv.fr. Citation de la page 27.

3.C.4. G. Di Meo & P. Buléon

3.C.4. Confrontation avec la démarche de Guy Di Méo & Pascal Buléon,

La démarche de Guy Di Méo et de Pascal Buléon s’apparente, selon l’analyse faite à un prolongement de la démarche d’Alain Reynaud dans son ouvrage Société, Espace et Justice [1].

Il est étonnant de constater comment Alain Reynaud, dans son ouvrage majeur Société, Espace et Justice (PUF, 1981) définit le concept de classe socio-spatiale de façon quadripartite de la manière suivante :

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Figure 3‑12 : La problématique des classes socio-spatiales, selon Alain Reynaud, 1981

Dans le schéma interprétatif proposé, sur sa base à droite, le côté qualifié par A.Reynaud d’« objectif », signifie que l’« étude peut faire l’unanimité à partir du moment où ont été définies et acceptées les limites des classes socio-spatiales étudiées ». Le reste, sans qu’il le précise, est classé dans le « subjectif » … On ne peut en dire plus ici, mais un approfondissement de la confrontation au schéma de questionnement est proposé en partie II, au chapitre 9.

La valeur d’inégalité se retrouve à tous les niveaux de l’analyse, comme notre description de la valeur. L’inégalité est ce qui fait mal au corps social. On peut faire pour ce choix de valeur l’analogie avec le corps humain : on sent le corps quand ça fait mal. Quand tout va bien, on ne sent rien. Ainsi, A. Reynaud propose un contraste entre l’égoïsme socio-spatial et l’injustice socio-spatiale. N’y a-t-il pas de place pour l’harmonie, et la coordination, comme en Afrique entre les tribus différentes par exemple la coexistence paisible entre Hutus et Tutsi au Rwanda avant la colonisation ?

La conscience est pour lui un sentiment d’appartenance éprouvé [2], et assumé. Nous avons ici un début d’analyse de potentialité, mais directement porté au niveau de la conscience, alors que bien souvent, cela se passe sans conscience, ce qui ne signifie pas ne pas exister : en reprenant l’exemple du corps, c’est plutôt sans avoir conscience de son corps que le sentiment d’exister peut être intense. Pourtant le corps se fait oublier. Nous irons plus loin dans l’analyse en partie II, chapitre 9.

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Notes :

[1] REYNAUD Alain, Société, espace et justice : inégalités régionales et justice socio-spatiale, PUF, 1981, 263 p., 21e & 22a.
[2] SEJ, 25b

3.C.3. Patrice BRACONNIER

3.C.3. Confrontation avec la démarche de la thèse de Patrice Braconnier

La thèse d’économie de Patrice Braconnier [1] propose un processus de connaissance et d’action pour une gouvernance dans le sens du développement territorial. L’approche se réfère autant à l’économie (Amartya Sen, 2000) qu’à la psychanalyse à travers l’œuvre de Carl Gustav Jung.

Cette approche est originale par l’insistance portée sur le diagnostic [2], avec une ouverture à la prospective basée sur l’intuition [3] et une approche de la coordination [4]. En effet, il s’agit d’une thèse de « recherche action » portant sur le cas d’une jeune organisation, le C.C.R.E.F.P. (Comité de Coordination Régional de l’Emploi et de la Formation Professionnelle). La thèse analyse l’état de la démarche en 2005, et formule des propositions pour l’avenir. La prospective en est donc à ses débuts, et pour la phase de coordination « Le CCREFP de Poitou-Charente ne s’est pas encore engagé dans cette phase » [5].

L’objet de la mise en œuvre relève du schéma du processus présenté. sont les alliances d’entreprises et les engagements personnels pour favoriser ces alliances. D’autre part, il y est précisé que les valeurs sont incluses dans toutes les phases. Ainsi, concertation et diagnostic seraient la réalité des interactions. L’intérêt de souligner le diagnostic réside dans le fait qu’il existe dans toutes les méthodologies professionnelles relatives aux problèmes de transport, d’analyse territoriale, de programmation d’équipements, de chartes d’environnement, d’agenda 21 … Le diagnostic est donc incontournable en milieu professionnel. Le « processus de connaissance et d’action pour une gouvernance dans le sens du développement territorial » (titre de la thèse) est le suivant :

  • 1/ Concertation (concertation sur la base du quadripartisme)
  • 2/ Diagnostic (Élaboration d’un diagnostic partagé sur la situation régionale)
  • 3/ Prospective (Réflexion prospective sur l’avenir du territoire régional
  • 4/ Coordination (Coordination des politiques d’emploi et professionnelles).

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Figure 3‑10 : Schéma du processus de connaissance et d’action. P.Braconnier (2005) p.246

La prospective correspond à la deuxième réalité. Elle réclame un « saut de l’imagination ». Ce saut est plus facile hors d’une institution administrative. Sur la figure 3.10, on remarque qu’il n’y a pas de flèche entre 1 et 3, alors que ce lien figure explicitement dans le schéma de base. Cela peut expliquer et renforcer la difficulté de développer la créativité dans l’exercice de prospective : le diagnostic peut étouffer les intuitions. La présente thèse insiste sur l’importance du lien direct entre les acteurs et la prospective, sans détour obligatoire par le diagnostic qui ne peut jamais être partial s‘il s’agit de préparer l’avenir. Le passage par les valeurs et l’intuition est un passage incontournable, mais il convient de ne pas surestimer le diagnostic. Un changement de point de vue peut infléchir les données du diagnostic (voir le cas du diagnostic de la gare de Vandières entre Nancy et Metz selon l’adoption du point de vue parisien ou européen sur l’axe Londres-Munich).

Le processus n’est pas circulaire, tant dans la thèse de P. Braconnier que dans le schéma de base (flèche inversée entre 1 et 4). Cela montre qu’il s’agit d’un processus d’unification en train de se faire. C’est la concrescence de la pensée organique que nous détaillerons en partie II.

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Figure 3‑11 : Schéma du questionnement de l’expérience géographique à travers l’approche de Patrice Braconnier, 2005.

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Notes :

[1] Patrice Braconnier, Un processus de connaissance et d’action pour une gouvernance dans le sens du développement territorial : application au C.C.R.E.F.P. en Poitou Charente, sous la direction de Bernard Guesnier, Université de Poitiers, 2005.
[2] Braconnier, p.284 à 302
[3] Braconnier, p. 302 à 312
[4] Braconnier, p.312 & applications p 328, 331, 334, 336, 338, 342, 345
[5] Braconnier, p.312