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8.D. Augustin Berque

8.D.1. Mise en lien des concepts d’Augustin Berque et d’A.N. Whitehead :

En première lecture, et sous toutes réserves de développements ultérieurs, il est possible de proposer l’équivalence suivante entre l’ontologie processive et l’ontologie d’Augustin Berque :

Ontologie d’Augustin Berque   Ontologie processive  
Ecoumène, 14b

« L’écoumène est une relation : la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre. Elle ne se borne donc pas à la matérialité(…) a toujours excédé la dimension géométrique des corps, … »

Continuum extensif, PR 72d

« Le continuum extensif est l’élément relationnel général au sein de l’expérience par lequel les entités actuelles expériencées, et cette unité de l’expérience elle-même, sont unifiées dans la solidarité d’un unique monde commun. »

Médiance : (§27, 124-126)

« moment structurel de l’existence humaine » (124)

« C’est une chose que l’on a détaché par objectivation de son fondement concret, la médiance de l’humain » (125c)

« (…) il y a dans celle-ci une puissance de mouvoir, … » (126e)

« Cela pourrait se représenter par un vecteur » (127a)

C’est l’entité actuelle concrescente: co-croissance des entités préhendées, qui forment la «constitution interne réelle » (Locke) d’une nouvelle entité .

La concrescence est l’objectivation du monde actuel d’une entité faisant émerger une nouvelle entité formant une nouvelle unité des éléments objectivés.

Notion de puissance de Locke, qui qualifie l’entité actuelle concrescente.

La préhension est un vecteur

Corps médial Il semblerait que ce soit tout simplement le corps dans son milieu actuel, c’est-à-dire avec les objectivations multiples du milieu actuel.

La notion de préhension permet à Whitehead d’éviter de créer ce néologisme : la question nous semble traitée dans l’élargissement de la perception sensible à la perception non-sensible

Appréhension : 83c, 126b, 139, 142, 145, 207,

Manière de saisir les choses

Prise « trajective »

Les choses sont « saisies par nos sens et par notre intellect » (144c)

(ap)préhension :

Catégorie d’existence n°2 (CX2 – Les catégories sont expliquées et décrites au chapitre 9 ci-après)

Processus (127b,133, 144, 234, …)

« Processus trajectif » (200c)

Procès

Parler de « processus trajectif » revient à dire que la première division de l’entité actuelle est en terme de préhension (CE10)

« Unité réelle entre chorésie et topocité » (144d) Catégorie d’obligation n°1 (CO1)

De l’Unité subjective

« Les choses y sont en devenir (…) elles sont pour ainsi dire des « devenant-choses » (144d) Principe de procès :

C’est la catégorie d’explication n°9 (CE09 –voir Ch9, p. 286-)

Chora :

« La chôra, (…) c’est bien l’ouverture par laquelle adviennent à l’existence les êtres qui vont constituer le monde ; C’est le lieu géniteur … » (23a)

C’est l’analyse génétique de Whitehead, l’émergence d’une nouvelle concrescence.
Topos :

« Il y va de l’existence des choses(…) puisqu’il faut bien qu’elles se trouvent quelque part »

Espace

Division du continuum extensif.

Rejet de l’actualité vide du principe ontologique (CE18). Il s’agit ici de la remise en cause la plus radicale de l’ontologie des Lumières, avec laquelle Whitehead se trouve en accord avec Augustin Berque.

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Figure 8‑10 : Comparaison de l’ontologie d’Augustin Berque et de l’ontologie processive.

On le voit, l’inventivité semble aussi forte d’un côté que de l’autre. Cela ne montre-t-il pas dans les deux cas l’ampleur de la remise en cause nécessaire pour sortir du dualisme cartésien, et proposer une approche de l’être géographique unifiée, cohérente et proche du concret ?

Le principe de relativité whiteheadien (CE4) essaie d’expliquer comment une entité actuelle entre dans une autre (relation interne) ; Augustin Berque parle à de nombreux endroits de « rapatriement trajectif du monde en notre chair… » [1] « rapatrier le monde en son propre corps » [2], ce qui semble être une autre façon d’exprimer le principe de relativité, et donc les relations internes …

Pourtant il pense que cela ne se fait que par les symboles (130b, p124c, p.157c, …). Il parle de surnaturel (130d). Il parle aussi de représentation : il « nous faut donc affirmer que la « nature », c’est toujours celle que nous nous représentons (…) autrement dit, elle est trajective, non pas objective » [3]. Il ne fait pas de doute que sur ces trois points, son approche diffère de la philosophie organique. Une comparaison des approches obligerait donc à un examen approfondi de la notion de symbolisme dans les deux cas, avec la difficulté déjà énoncée de sources européennes d’un côté et de sources orientales de l’autre.

D’un point de vue pédagogique, et pour la clarté de l’exposé, il semble plus abordable d’essayer de bien expliquer l’approche whiteheadienne de la perception sensible et non sensible, la remise en cause de la théorie de la représentation, le rejet du dualisme et de la substance inerte, … avant d’arriver à l’audacieuse comparaison de l’écoumène avec le procès whiteheadien du territoire.

Il est important de bien saisir le point de départ précis de la comparaison. Augustin Berque déclare: « Aussi bien le point de vue de la médiance équivaut-il à une invalidation radicale non seulement de l’ontologie moderne mais de toutes les conceptions de l’existence humaine qui plus ou moins consciemment tablent sur cette ontologie » [4].

A la suite de ce propos, il commence une critique radicale de Descartes. Un peu plus loin, il reconnaît pourtant que l’absolu fondait encore la démarche de Descartes [5] et que le sentiment (l’esthétique) chez Descartes est « notre vie elle-même » [6]. C’est donc en définitive la caricature de Descartes après trois siècles de modernisme qui est critiquée, et l’incohérence de sa séparation arbitraire entre la substance pensante et la substance étendue. Augustin Berque rejoint ici la critique nuancée de Descartes par A.N. Whitehead, décrite ci-après.

8.D.3. « Réaliser le rêve de Descartes … » Valeur pédagogique de l’approche whiteheadienne.

L’intérêt du travail de Whitehead est de montrer qu’en supprimant cette incohérence, en supprimant de façon plus radicale toute référence à une « substance inerte » [7] et en réformant le principe subjectiviste (le « je pense, donc je suis »[8], plusieurs intuitions de Descartes vont précisément dans le sens de la thèse de l’ontologie organique. Il est ainsi de la res verae (« chose vraie ») de Descartes, et de plusieurs intuitions sur la perception de la réalité, sensible et non sensible, dont l’expression n’a pas été aboutie par Descartes. Whitehead, en scientifique, mathématicien et philosophe reprend ces intuitions et les mène à maturité, avec l’acquis de la science relativiste et de la mécanique quantique. C’est en ce sens que Whitehead réalise le rêve de Leiniz et de Descartes de la mathématisation de la nature [9], malgré le doute émis sur ce point par Félix Cesselin [10]. Les remises en cause sont sérieuses et sévères, mais cette démarche de réforme rend justice à la fécondité de la science cartésienne. Whitehead reprend les fondations de la science. Il met à jour tous les présupposés non explicités, toutes les idées sous-jacentes qui ont permis son succès, et ceci sans décrocher du sens commun, c’est-à-dire de que chacun peut retrouver dans son expérience personnelle, dans l’expérience de son corps propre, communautaire, et biologique. Il fait le grand ménage des idées du noyau dur du sens commun, celles que chacun présuppose en pratique, même s’il le nie verbalement. Or Descartes, Hume et Locke, de façon spectaculaire, présupposaient en pratique un certain nombre de thèses que contredisaient leurs propres théories. La pensée organique tient compte et explicite l’ensemble des notions que chacun de nous pense en pratique sur la créativité, la liberté, l’unité d’expérience entre le corps et l’esprit, sur les valeurs, sur l’existence du monde extérieur, sur les relations internes, …

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Notes :

[1] Berque, 2000, 157c.
[2] Berque, 2000, 130b.
[3] Berque, 2000, 154e
[4] Berque, 2000, 181-182.
[5] Berque, 2000, 185b.
[6] Berque, 2000, 215d.
[7] Ce qui ne revient pas à supprimer la substance.
[8] Cette parenthèse est une approximation pédagogique. Pour un exposé technique détaillé du principe subjectiviste whiteheadien, voir David Ray Griffin (DRG), La philosophie de Whitehead postmoderne et radicalement différente : un argument en faveur de sa pertinence contemporaine, State University of New York Press, 2007, 241 pp. traduction française Henri Vaillant (inédite), notamment l’appendice « Le principe subjectiviste de Whitehead : de Descartes au panexpériencialisme », PP. 215-240. Cet appendice est consultable intégralement dans l’annexe informatique n°08. Ol se veut une synthèse « définitive » depuis les premiers travaux de Rorty (1963), Lindsey (1976), DRG (1977), Olac Bryant Smith & DRG (Revue PS 2003)
[9] Voir Louis Couturat, « Études critiques. L’algèbre universelle de M.Whitehead [1898] », pp. 323 à 362, Revue de Métaphysique et de Morale, 1900, citation p.362 : « Puisque M.Whitehead a développé et unifié dans une vaste synthèse le calcul logique de Boole et le Calcul géométrique de Grassmann, on peut dire qu’il a réalisé le rêve grandiose [de Leibniz], et que son Algèbre universelle n’est pas autre chose que la Caractéristique universelle de Leibniz. Mieux encore, c’est la Mathématique universelle que Descartes voulait substituer à la Logique scolastique, et qui était pour lui la vraie Logique scientifique. Ces rêves prophétiques prennent corps en quelque sorte dan l’ouvrage de M.Whitehead : il fournit un contenu scientifique et des applications positives à ces intuition divinatrices, qui ont longtemps pu passer pour des chimères de métaphysiciens ; il vient donner raison à ces grands rationalistes, en confirmant et en illustrant l’idée cartésienne de la Mathématique conçue comme la science universelle ». Également cité par H.Vaillant dans « La réception de Whitehead en France » (2005), p. 49.
[10] Félix Cesselin, La philosophie organique de Whitehead, Thèse de Lettres, Paris, 1950.