2.A à 2.C. Dictionnaires

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〈35〉 (…)

2.A. Dictionnaire Petit Larousse (PL):

La définition est la suivante : « (lat expérienca) Sens 1 : Connaissance acquise par une longue pratique jointe à l’observation. Sens 2 : Avoir de l’expérience. PHILOS. Tout ce qui est appréhendé par les sens et constitue la matière de la connaissance humaine ; ensemble des phénomènes connus et connaissables. Sens 3 : Épreuve, essai effectués pour étudier un phénomène. Faire une 〈36〉 expérience de chimie ; Sens 4 : Matériel embarqué à bord d’un engin spatial pour une investigation scientifique  ».

Nous notons ici le lien direct à la notion d’appréhension dans son double aspect matériel (« les sens ») et idéel (« la connaissance humaine »), qui sera approfondi en partie II.

2.B. Dictionnaire Alain Rey (DHLF) :

La définition est la suivante : « faire l’essai de » Le verbe est formé de ex et de peritus « qui a de l’expérience, habile à », participe passé d’un verbe periri (« empéritie) non attesté. Periri est sans doute en rapport avec le grec peira « expérience » (« empirique) et se rattache à l’importante racine indoeuropéenne per– « aller de l’avant, pénétrer dans » ( » péril, pirate, port, pore).

a- Le mot désigne le fait d’éprouver (qqch.) considéré comme un enrichissement de la connaissance, puis l’ensemble des acquisitions de l’esprit au contact de la réalité. Il s’emploie spécialement en philosophie (1580, Montaigne ; cf empirisme, pragmatisme) ; par métonymie, il se dit d’un acte qui procure l’expérience de quelque chose et s’emploie comme en latin pour « pratique ».

b- Expérience a repris (1314) le sens du latin, désignant le fait de provoquer un phénomène pour l’étudier. En sciences, le concept d’expérience se dégage du XVIIème au XIXème, alors comparé à celui d’observation ; les dérivés expérimentation, expérimental, etc . manifestent l’importance croissante du mot après 1830. ».

Au terme expérimenter, la définition est : « pratiquer des opérations destinées à étudier (qqch.) » puis attesté à la fin du XVIès. « Connaître par expérience personnelle ». Le premier sens s’est précisé avec le début de l’activité scientifique moderne XVIIè-XVIIIè s ».

Commentaire :

  • Le premier sens recoupe celui du 1/ et 2/ du Larousse.
  • Le deuxième sens recoupe celui du sens 3/ et 4/ du Larousse.
  1. Alain Rey développe surtout le verbe expérimenter, que le Larousse explique en quelques mots : « soumettre à des expériences ». 〈37〉

〈37〉 1.C. Dictionnaire Lalande (VTCP) :

On retrouve dans le VTCP les deux sens (ci-dessous 1- l’expérience en général- et 2 -acte d’expérimenter-) bien distingués dans le PL et le DHLF. L’analyse est poussée plus loin en distinguant 5 sens, de A à D. Seuls les 3 premiers sens concernent notre enquête :

« 1.A. Le fait d’éprouver quelque chose, en tant que fait considéré non seulement comme un phénomène transitoire, mais comme élargissant ou enrichissant la pensée : « faire une dure expérience ; avoir (ou avoir acquis) l’expérience des assemblées publiques » [1].

1.B. Ensemble des modifications avantageuses qu’apporte l’exercice à nos facultés, des acquisitions que fait l’esprit par cet exercice, et, d’une façon générale, de tous les progrès mentaux résultant de la vie. On distingue une expérience individuelle et une expérience de l’espèce (on dit encore expérience ancestrale) ; celle-ci peut être elle-même transmise soit par la tradition (éducation, langage, exemples) ; soit par l’hérédité psychophysiologique (…).

1.C. Théorie de la connaissance. L’exercice des facultés intellectuelles, considéré comme fournissant à l’esprit des connaissances valables qui ne sont pas impliquées par la nature seule de l’esprit, en tant que pur sujet connaissant ».

Il est usuel de distinguer en ce sens l’expérience externe (la perception) et l’expérience interne (conscience) ; l’expérience dans son ensemble, est alors opposée, soit à la mémoire, soit à l’imagination créatrice et aux autres facultés dites d’élaboration ; soit à la raison. (…).

Critique : Je dis que l’expérience fournit des connaissances, et non pas seulement une matière, parce que le propre de l’expérience est d‘avoir une valeur probante, et de présenter des liaisons régulières,
– soit que l’on considère celles-ci comme résultant de la nature seule des choses connues (voir Empirisme),
– soit que l’on admette une communauté de nature entre les choses connues et les lois de l’esprit (rationalisme dogmatique),
– soit que l’on admette (criticisme) que ces liaisons viennent de ce que l’intelligence introduit d’elle-même dans la connaissance perceptive, « um sie als Erfahrung lesen zu können » Kant, Raison pure, Dial Transc. A 314 ; B 371 (…)

Commentaire de Lalande : V.Egger définit l’expérience C : la connaissance directe, intuitive et immédiate que nous avons des faits ou des phénomènes ». A. Lalande n’a pas adopté cette définition « parce qu’elle accorde à l’expérience un caractère de connaissance immédiate qui est psychologiquement et logiquement discutable ».

1.D. Expérimentation : Une expérience est le fait de provoquer, en partant de certaines conditions bien déterminées, une observation telle que le résultat de cette observation, qui ne peut être assigné d’avance, soit propre à faire connaître la nature ou la loi du phénomène étudié. On 〈38〉 parle, dans ce sens, non seulement d’expériences physique ou physiologique, mais encore d’expérience morale . (Rauh).

On discute sur la question de savoir si l’observation doit être opposée à l’expérience uniquement par l’intervention active de l’expérimentateur dans cette dernière ou si, pour qu’il y ait vraiment expérience au sens propre, l’on doit y joindre l’intention, soit de vérifier par son moyen une hypothèse déjà formulée, soit de faire naître une idée : « expérience pour voir ». Voir J.S. Mill, Logique, livre III, ch 1 et C. Bernard Introd. à la médecine expérimentale, 1ère partie, ch. 1

Commentaire :

Le sens C résume et récapitule le premier sens du PL (Larousse) et de DHLF (Lalande).

L’intérêt du sens C est, on le voit, de dégager des liaisons régulières, qui prennent une signification différente dans chaque philosophie (empirisme, rationalisme, criticisme, …) mais gardent dans tous les cas une valeur probante. L’intérêt du pragmatisme et de la pensée organique est du même ordre : aucune perspective de chacune des philosophies n’est écartée, elles sont simplement situées dans leur cadre et leurs limites respectives, chacune ne rendant compte que d’un aspect des liaisons régulières. Le pragmatisme et la pensée organique ont à ce titre une valeur méthodologique et pédagogique indéniable. Illustrons cela par le schéma de l’avion déjà utilisé dès le début de la thèse :

Capture d’écran 2016-04-15 à 22.03.36

Capture d’écran 2016-04-15 à 22.03.52

Figure 2‑1 : Schéma du vol de l’avion décrivant empirisme, rationalisation et application source: PR 17 (67)) et schéma de la Référence Symbolique.

On verra qu’Alfred North Whitehead (A.N. W.) fit de cette « connaissance immédiate » au sens C commenté par V.Egger un mode de préhension spécifique, un mode de connaissance du réel qui ne nécessite pas forcément la conscience : un mode primitif, qu’il nomma causalité efficiente * dans lequel interviennent l’intuition, le passé et la mémoire. Ce mode est à distinguer soigneusement du 〈39〉 « présent immédiat », ou immédiateté de présentation *, ou encore « immédiateté présentationnelle », qui est plus élaboré, et nécessite la conscience. A.N.W. apporte donc sa propre réponse à A.Lalande en allant dans le sens de V. Egger avec ses propres mots.

Pour le terme Expériencer [2], le VTCP renvoie à « Observations ». « Expérientiel » se rapporte à l’expérience C, ou ce qui repose sur elle, sans impliquer nécessairement l’emploi de l’expérience D.

Pour compléter cette approche, le lien à l’observation proposé au sens C doit être fait. Le Larousse distingue 7 sens : tous partent de l’observateur comme spectateur qui assiste et regarde, et de l’observation comme résultat de cette action de regarder. Le DHLF montre le passage de « l’observation de la loi » à « l’action de considérer la nature afin de mieux la connaître » qui deviendra au XVIIIème s. un terme technique de science désignant un procédé d’investigation distinct de l’expérience (1733, Fontenelle). Le VTCP nomme l’observation « L’une des formes de la connaissance expérientielle : s’oppose à l’expérimentation (ou à l’expérience au sens D). Il suit une analyse critique de cette « opposition » de l’observation et de l’expérimentation, d’où il ressort que l’observation apparaît comme un moment de constatation nécessaire dans toute application expérimentale. L’observation est le moment de constatation par opposition à l’expérience qui est l’information résultant du travail de confrontation des constatations (C.Bernard) ». Pour la présente thèse, nous continuerons à faire le lien avec l’image de l’avion :

Capture d’écran 2016-04-15 à 22.05.36

Figure 2‑2 : Schéma du vol de l’avion décrivant l’observation et la généralisation imaginative.

En un sens, une observation scientifique n’est jamais tout à fait passive.

〈40〉 La notion de « liaison régulière » d’André Lalande au sens C nous semble être à rapprocher de la notion de « relation » de la pensée organique, et plus particulièrement des faits concrets de relationalité, deuxième catégorie de l’existence du schème organique [3]. Ces faits concrets de relationalité sont les préhensions *.

On voit ici concrètement comment l’approche organique unifie la segmentation du sens des différents dictionnaires, tout en différenciant les temps de l’expérience. « Distinguer pour mieux unir » disait Jacques Maritain dans Les degrés du savoir [4]. Distinguer n’est pas disjoindre, et c’est la disjonction cartésienne qui est écartée ici. Il s’agit d’une expérience UNE dans une démarche progressive. Nous verrons qu’elle est processive.

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Notes :

[1] Cf William JAMES et son ouvrage L’expérience religieuse.
[2] Le terme est très utilisé par A.N.Whitehead.
[3] PR 22
[4] Jacques Maritain, Les degrés du savoir, distinguer pour unir, Desclée de Brouwer, 1991