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9.B. Les valeurs

9.B. La notion d’importance (les valeurs). Introduction aux catégories d’obligation.

La notion d’importance est celle qui introduit aux valeurs. Elle est utilisée quotidiennement pour attirer l’attention de l’interlocuteur sur tel ou tel fait, notion, situation. Elle ne concerne pas les faits directement, mais la manière de regarder les faits : elle oriente le regard, focalise l’attention. Elle donne un sens et une direction à la préhension. C’est elle qui indique la valeur. Whitehead lui a consacré un chapitre entier dans son ouvrage Mode de pensée de 1938, écrit à la fin de sa deuxième carrière[1]. On trouve un exemple de cette notion dans le travail de Michel Lussault L’homme spatial. La notion d’importance y apparaît aux pages 22 (2), 30, 138, 324.

Chacun peut observer dans sa vie quotidienne la fréquence de l’utilisation de cette notion, et ainsi découvrir les valeurs qui sont véhiculées à travers les écrits, les paroles des autres, ses propres paroles, les mass-médias.

9.B.1. Présentation des catégories d’obligation (l’unité/diversité, l’identité, les valeurs, l’harmonie, …) :

Le même travail peut être réalisé pour les catégories d’obligation (CO), ou « Obligations Catégoriales », au nombre de neuf. Le symbole abrégé qui sera utilisé sera CO1 à CO9. Il s’agit des obligations auxquelles sont soumises les entités actuelles concrescentes au fur et à mesure des phases logiques. Les trois premières, qui ont un caractère de généralité métaphysique ultime, sont l’unité subjective, l’identité objective et la diversité objective. La première, l’unité subjective, signifie que « les nombreux sentirs qui appartiennent à une phase incomplète du procès d’une entité actuelle, bien que n’étant pas intégrés en raison du caractère incomplet de la phase, sont compatibles pour une intégration en raison de l’unité de leur sujet » [2].

La présentation systématique des 9 catégories dépasserait le cadre de cette thèse, mais il est possible d’en faire une présentation intuitive sur le schéma de base, dans l’ordre de leur apparition et de leur importance dans les phases du procès. Le but de cette présentation est une compréhension globale, dans laquelle on constate le fonctionnement de ces obligations par groupe de trois :

  • Unité subjective (CO1), identité objective (CO2) diversité objective (CO3
  • Evaluation (CO4), réversion (CO5), transmutation (CO6),
  • Harmonie subjective (CO7), Intensité subjective (CO8), liberté et détermination (CO9).

Elles sont placées sur le schéma au moment où elles interviennent de façon principale dans chaque réalité expérientielle. De nombreuses nuances seraient bien sûr à apporter en fonction de leur présentation dans PR 221 à 228 pour les trois premières, et au fil des différentes démonstrations de Whitehead pour les autres.

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Figure 9‑4 : Schéma des 9 catégories d’obligation dans Procès et réalité.

Les catégories d’obligation (CO1 à 9) permettent ainsi de reconnaître dans les réalités de la géographie prospective les réalités ontologiques suivantes :

  • évaluation (ex-ante, intermédiaire, ex-post) = évaluation (CO4),
  • finalité= intensité subjective/visée subjective (CO8)
  • adaptation=liberté & détermination (CO9)

Les catégories d’obligation semblent d’autre part exprimer les relations qui lient les faits avec des notions qui étaient employées jusqu’au XIXème siècle. Thierry Paquot explique dans Demeure terrestre (2005) que l‘utilisation du mot spatium était rare dans les œuvres d’architecture de Vitruve et d’Alberti qui font pourtant référence. Alors de quoi parlaient-ils ? Pour Vitruve, « les principes directeurs de la théorie et de la pratique architecturale sont ceux de proportion, d’harmonie, de convenance, d’effet, d’ordre, de distribution, plus tard de type, et bien sûr toujours de perspective … » (T. Paquot, p.56, citation reprise de Françoise Choay). Les catégories d’obligation de Whitehead retrouvent ces notions d’harmonie, de convenance, d’effet, d’ordre, de distribution, … mais elles passent du domaine de l’art et du dessin à celui de la science la plus pointue. Jennifer Hibbard, musicienne, a également attiré mon atttention sur le lien entre W.Wordsworth et A.N.Whitehead, dans des passages comme Prélude 1 :341-344 : les propos du poète prennent une expression scientifique avec A.N.Whitehead.

9.B.2. Pourquoi une distinction entre catégories d’existence et catégories d’obligation ?

Les catégories d’obligation indiquent comment les choses se font : elles expriment ce qui oblige les existants dans leurs relations mutuelles, et dans les procès de concrescence. La comparaison du texte de l’intervention de Patrice Braconnier au Colloque « Prospective et entreprises » de Paris Dauphine [3] le 6 décembre 2007 avec le texte de sa thèse montre la différence entre la description de la valeur en tant que phases [4], et de la valeur comme élément inclus dans toutes les phases.

Dans le texte du colloque, l’évaluation est une phase. Dans la thèse, l’évaluation est partout et elle figure à ce titre présupposée dans toutes les phases du schéma de la page 246 de la thèse. En termes processifs, l’évaluation est un élément de la préhension conceptuelle, le vecteur qui « saisit » les données considérées (données de prospective, de diagnostic, de coordination, …): l’évaluation est la Catégorie d’Obligation n°4 [5].

L’intérêt d’en faire une phase réside dans le fait que personne n’oublie l’importance et la place de la valeur, autrement totalement occultée. François Ascher témoigne vis-à-vis de la valeur du même embarras lorsqu’il écrit qu’ « il faut donc, momentanément tout au moins, mettre de côté ces valeurs et se limiter à une analyse aussi rationnelle et désincarnée que possible » [6]. Est-ce vraiment possible ? N’est-ce pas évacuer du même geste la vie elle-même ? Au lieu d’en faire une phase du processus, il écarte les valeurs, ne serait-ce que « provisoirement ». Whitehead opère ici un « saut de l’imagination » pour définir une abstraction spécifique afin de rendre compte de ce réel spécifique : il définit les catégories d’obligation. Elles rendent compte du concret. Les démarches de Patrice Braconnier et de François Ascher montrent le seuil entre les catégories d’existence et les catégories d’obligation, et ainsi leur nécessité (critère n°5 de la pensée organique).

Ce même travail d’analyse peut être fait de façon successive pour la liberté, l’harmonie, l’intensité … pour ne citer que les plus importantes valeurs, dans l’ordre où elles apparaissent de façon spontanée dans l’expérience de tous les jours. Elles apparaissent dans l’intervention de Patrice Braconnier précitée :

  • La liberté à la page 5 article 2-1-2 est la Catégorie d’Obligation n°9 [7]
  • « L’intensité » du développement à la page 5 article 2-1-2 est la Catégorie de l’Intensité Subjective [8].
  • La coordination pourrait être candidate à ce type de catégorie. En effet, une question à se poser concerne la coordination : la coordination est-elle une instance du processus, ou plutôt une « Catégorie d’Obligation » , c’est à dire une condition de fait à laquelle se plient toutes les phases de la concrescence ? La description qui en est faite est assez proche de la catégorie d’obligation n°7 de L’Harmonie [9]. La définition est en effet la suivante : « La catégorie de l’Harmonie subjective : les évaluations des sentirs conceptuels sont mutuellement déterminés par la capacité de ces sentirs à s’adapter pour être des éléments contrastés congruents avec le but subjectif ».

Ainsi, lorsqu’on prête attention à l’expérience ordinaire il est possible de ressentir la distinction entre la Catégorie d’existence (que Patrice Braconnier appelle le diagnostic-préhensions liées à l’environnement-, prospective-potentialité générale-, concertation -préhensions liées au relations-) et la Catégorie d’Obligation (que Patrice Braconnier appelle Évaluation, Coordination, Intensité, Harmonie, …). La difficulté est d’exprimer cette expérience ordinaire en ce qui concerne les valeurs, la liberté, l’harmonie, …. Le travail effectué ici sur la valeur peut être aussi fait sur la liberté, l’intensité, l’harmonie, la diversité, l’identité, l’unité, ….

Chacun peut faire ce travail à partir de sa propre utilisation des mots dans la vie quotidienne. La liste proposée (liberté, intensité, harmonie, transmutation, réversion, évaluation, diversité, identité, unité) n’est ni plus ni moins que la liste des catégories d’obligation dans l’ordre inverse de la présentation par Whitehead dans Procès et réalité (ordre inverse choisi également par Bertrand Saint-Sernin dans sa présentation de Whitehead [10]).

Les catégories d’obligation sont en quelque sorte les catégories qui régissent (« obligent ») les faits de la nature et des territoires, c’est-à-dire les catégories d’existence. Elles sont des catégories de catégories. Whitehead va d’ailleurs plus loin en précisant dans Modes de pensée l’embryon d’un troisième niveau de catégories avec l’importance, l’expression, la compréhension, l’activité.

Un lien peut ici être fait avec Jacques de Courson, cité au chapitre 3. La prospective « a des liens étroits au système de décision si l’on recherche une évaluation, une efficacité, une pertinence, une intensité et une harmonie plus grande » : il cite les principales catégories d’obligation, et invite à la mise en jeu du maximum d’entre elles.

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Notes :

[1] Sa carrière scientifique en Angleterre va de 1898 à 1923, et sa carrière philosophique à l’université d’Harvard aux Etats-Unis va de 1924 à 1938.
2]
PR 223d.
[3] en lien à l’ IAE de Caen & Lipsor
[4] P.Braconnier, Colloque 6 dec 2007, Paris Dauphine, page 6, 2-2
[5] PR 26f (80)
[6] François Ascher, La société évolue, la politique aussi, Odile Jacob, mars 2007, 310 p., citation de la page 9.
[7] PR 27i (81)
[8] PR 27 g (81)
[9] PR 27d (81)
[10] Bertrand Saint-Sernin, Whitehead, un univers en essai, Vrin, 2000, pages 66 à 69.

3.B.1. La Chênaie

3.B. L’expérience au niveau des sociétés :

3.B.1. L’outil pédagogique de l’école de citoyenneté « Hommes Femmes dans la Cité »

Cette école de citoyenneté [1] est placée ici juste après PRH, car elle en est issue. Elle développe depuis 1983 une pédagogie d’apprentissage collectif pour déchiffrer et articuler entre elles les notions disparates du quotidien, pour tracer les liens entre les éléments de l’expérience, tout en déchiffrant les origines de la fragmentation, de l’éclatement ou de la disjonction-réduction tant dénoncée par Edgar Morin. Cette pédagogie est celle du passage du « micro » au « macro », du cloisonnement des disciplines à transdisciplinarité, de la séparation stérile entre matériel et idéel (Di Méo & Buléon) à une dynamique globale.

Les liens s’établissent progressivement pour chaque participant à travers des ateliers de 5 jours. Ils ont pour thèmes « Hommes, Femmes dans la Cité » (HFC), « Cité réalité politique » (CRP), « Croissance et déploiement » (CD), « L’Homme et la Création », « L’événement provoque ma créativité », « Citoyen au quotidien », « Réconciliation », …. Pour les trois premiers ateliers, les notions articulées sont respectivement :

  • Valeurs / Interactions / Structures / Objectifs / Vision
  • Attitudes / Participation / Autorité / Bien commun / Politique
  • Émergences / Enracinement / Déploiement / Engagement / Cité

les dynamiques développées ici fonctionnent chacune de manière intuitive sur une même dynamique de base entre plusieurs réalités, dont l’expression s’ajuste à chaque thème abordé. Ces réalités se saisissent de manière intuitive en référence à l’expérience et au-delà des limites du langage. Compte tenu de ses multiples liens avec des travaux d’urbanisme et de géographie, cette dynamique de base nous semble récapitulée dans le premier atelier : « Hommes Femmes dans la Cité ».

Seule cette introduction vivante et expériencielle à une dynamique générale du réel nous a permis de constater en Avril 2002 l’analogie avec le travail de Jacques Degermann pour L’étude de préfiguration de l’agglomération de Sarrebrück-Moselle-Est, avec les travaux de Bernard Vachon, de Pierre Calame, et avec les phases de la concrescence de l’approche organique de Whitehead.

La valeur est la composante de base de toute interaction (le terme employé par Whitehead pour interaction serait la préhension). Ainsi, en un sens, elle est partout, dans toutes les phases. Elle est une composante de tous les vecteurs entre les réalités.

Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail de chaque atelier. Le schéma fourni est le schéma général intuitif de tous les ateliers. Nous disons intuitif, car il est adapté pour chaque atelier, et ce n’est pas un cadre rigide. Il exprime le parcours intérieur et les principales articulations de ce parcours intérieur.

Chacune des réalités de ce schéma a fourni le matériau de base du schéma d’hypothèse de base présenté ci-dessous, dans un ordre différent. C’est l’ordre du schéma ci-dessus qui correspond le mieux au vécu, et au déroulement d’une formation. L’ordre de l’hypothèse de base est un ordre logique de présentation, mais pas un ordre pour la formation. Il convient de redire ici que les phases logiques ne sont pas des phases successives, mais des phases qui peuvent être simultanées. C’est ce qu’exprime bien par ailleurs P.Braconnier dans sa thèse (p.147 [2]) et la FPH en distinguant 3 phases et 3 types de consciences, sans les lier explicitement entre elles. C’est un ordre logique d’analyse, ce qu’analyse bien Whitehead avec son approche organique (PR 283).

Transposée sur notre proposition de schéma de base, cette approche donne le schéma suivant :

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Figure 3‑3 : Schéma du questionnement de l’expérience sociétale à travers l’approche de la Fondation « Hommes, Femmes dans la cité

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Notes :

[1] Association dont le siège est au Château de Brainville, Route de Malaincourt, 52 150 Brainville-sur-Meuse. Le sigle « Hommes, Femmes dans la Cité » est un label déposé.
[2] « le processus ne constitue pas une succession mais une superposition d’étapes … »