Chapitre 10 : Géographie non-dualiste /10.A. Du micro au macro

Chapitre 10 : La sortie de la dichotomie matériel/idéel ; Vers une dimension de transcendance non dualiste en géographie :

Arrivé à ce point de notre démarche, et à la suite de l’exposé des principaux éléments de la pensée organique, il est possible de proposer une réponse à la question posée par Guy Di Méo et Pascal Buléon sur le dépassement de « la dichotomie du matériel et de l’idéel ». Les cinq invariants de l’expérience mis en évidence dans la partie I sont des réalités ontologiques fortes de la pensée organique, et leurs relations sont explicitées à travers les deux temps du procès : microscopique (concrescence), et macroscopique (transition). Nous allons montrer que toutes les formes de dualisme se ramènent tous à cette dualité entre le pôle physique et le pôle mental.

10.A. Le schéma de synthèse de la structure de l’expérience, du microcosme au macrocosme. Positionnement de l’axe de dichotomie, et piste de travail dans l’enquête pour le dépassement de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel ».

10.A.1. Les deux temps du procès : microcosme et macrocosme

Jusqu’à présent, la description du procès a été microscopique, avec un certain nombre d’exemples pris dans le domaine macroscopique. Comment s’opère le passage du microscopique au macroscopique ? « Chaque entité répète en microcosme ce que l’univers est en macrocosme » [1] déclare Alix Parmentier à la suite de A.N. Whitehead. Le mode d’investigation de Whitehead pour la structure ultime de la réalité est la vie ordinaire de l’homme : il puise dans les exemples de la vie quotidienne. Le tableau qui suit montre comment s’opère le passage du microscopique au macroscopique. Plusieurs images simples permettent de comprendre ce passage. La première est celle du chimiste qui passe de la molécule à la mole avec l’utilisation du « Nombre d’Avogradro » [2] : une mole contient environ 6,022 X 1023 entités atomiques. Le chimiste qui raisonne en moles passe donc en permanence des entités atomiques aux entités macroscopiques de notre quotidien, le quotidien étant pour lui le nombre de moles de la goutte qui sort de sa pipette au laboratoire. Une deuxième image est celle de l’informaticien qui passe du « bit » [3] de base au Mégabit, voire maintenant au Gigabit (109 bits) : on passe ainsi d’une quantité élémentaire d’information à un très grand nombre. La pensée organique ne fait pas autre chose en passant de l’entité actuelle (microscopique) au réel macroscopique (les nexus et les sociétés qui seront étudiées dans le chapitre 11) . Cela rejoint le raisonnement multiscalaire du géographe qui sera abordé au chapitre 13 et appliqué à la région « Entre Vosges et Ardennes » au chapitre 14, puis à l’Europe au chapitre 15). La pensée organique élargit le raisonnement multiscalaire du géographe depuis le microscopique jusqu’aux galaxies. La différence de la pensée organique avec les deux exemples cités est que le « passage du micro au macro » n’est pas uniquement quantitatif, mais aussi qualitatif : il y a dans la concrescence une synthèse des identités, et les niveaux sont liés entre eux par la transition. Les préhensions dans la concrescence sont inséparables des valeurs morales et universelles. L’unité du micro et du macro constitue une unité de procès. Au chapitre 11 est expliqué que l’individu de base est l’entité actuelle : l’homme est composé de sociétés d’entités actuelles toutes en relations internes les unes avec les autres, il est une société structurée. Les relations du micro au macro ne sont pas d’ordre statistique : elle se réfèrent au concret de l’entité actuelle.

Microscopique
(concrescence)
Macroscopique
(transition)
Forme une nouvelle entité qui unifie en elle la multiplicité de l’univers Renvoie cette entité nouvelle, en l’objectivant, à la multiplicité de l’univers.
Passage du multiple à l’un :
– de la publicité à la privauté
– de l’objectivité à la subjectivité
– de l’immortalité objective à l’existence immédiate.
Passage de l’un au multiple (additionné d’une unité)
– de la privauté à la publicité
– de la subjectivité à l’objectivité
– de l’immédiateté subjective à l’immortalité objective
Immédiateté Objectivation
Conversion de conditions simplement réelles en actualité déterminée. Passage de l’actualité achevée en actualité en voie d’achèvement.
Croissance du réel à l’actuel.

(le présent est l’immédiateté du procès téléologique par lequel la réalité devient actuelle).

Passage de l’actuel au « simplement réel ».

(le futur n’est que réel, il n’a pas d’actualité formelle dans le présent)

Procès téléologique (exercice de la causalité finale). Procès efficient (exercice de la causalité efficiente).
Fournit les fins actuellement atteintes. Fournit les conditions qui régissent réellement l’achèvement de l’actualité.
Procès organique, de phase en phase, chaque phase de la concrescence étant la base réelle à partir de laquelle la suivante continue vers l’achèvement de l’entité actuelle. Expansion de l’univers qui, à chaque stade de cette expansion, est un organisme.
Auto‑création, en laquelle l’entité actuelle est créature de la créativité. Co‑création du monde transcendant, en laquelle l’entité est un caractère conditionnant la créativité.
L’analyse qui correspond à cet aspect de l’actualité est une analyse génétique, qui considère l’entité formaliter. L’analyse qui correspond à cet aspect de l’actualité est une analyse coordonnée, qui considère l’entité objective.
Exercice du pôle mental dans son rôle de détermination et réalisation de l’idéal propre du sujet concrescent (sa visée subjective ). Exercice du pôle mental (3) dans son rôle de détermination de l’efficience relative des divers sentirs du sujet qui intervien­dront dans les objectivations de ce sujet.
Le passé (pôle physique) se transforme en une nouvelle création. Le sujet devient élément du pôle physique d’une nouvelle création.

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Figure 10‑1 : Les deux temps du procès : microcosme et macrocosme (Source ; Alix Parmentier, La philosophie de Whitehead, p.284-285).

Dès lors, il n’est pas étonnant qu’en faisant dans la présente thèse le chemin inverse, nous retrouvions l’expérience. Ce point a été éclairci lors d’un dialogue avec le philosophe Jean-Marie Breuvart.

La bipolarité au niveau de l’unité d’expérience, au niveau microcosmique, se retrouve au niveau macrocosmique du procès de l’Univers : le pôle mental est alors la nature primordiale de Dieu, «l’Âme concevant les idées » (AI 355), et le pôle physique est le monde du changement, le monde fini. Les deux pôles sont aussi nécessaires l’un que l’autre à l’Univers. Il y a passage de l’actuel au simplement réel parce que le passé est une actualité qui s’est objectivée, ou plutôt un nexus d’ac­tualités, alors que le futur est seulement réel : il est pour le présent comme un objet pour un sujet (AI 250), il n’a pas en lui d’actualité formelle. Il a cependant en lui une réalité objective, une existence objective, «car il est inhérent à la constitution de l’actualité pré­sente, immédiate, qu’un futur doive la remplacer. Ainsi les condi­tions auxquelles ce futur doit se conformer, y compris les relations réelles au présent, sont‑elles réellement objectives dans l’actualité immédiate » (PR 215).

Alix Parmentier [4] explique que cette existence objective du futur dans le présent diffère évidemment de celle du passé dans le présent. Car le passé est constitué d’occasions particulières, dont chacune, en son existence objective individuelle, coopère à la causalité effi­ciente que le passé exerce sur la nouvelle concrescence. Mais dans le futur il n’y a pas d’occasions actuelles déjà constituées, qui exer­ceraient sur le présent une causalité efficiente. Quelle est donc l’existence objective du futur dans le présent ? Elle se présente comme la nécessité qu’un futur d’occasions actuelles vienne remplacer celles du présent, et la nécessité que ces occasions se conforment aux conditions inhérentes à celles du présent. C’est ainsi que « le futur appartient à l’essence du fait présent », mais sans avoir «aucune autre actualité que l’actualité du fait présent. Mais ses relations particulières au fait présent sont déjà réalisées dans la nature du fait présent (AI 251).

Le procès de devenir est bipolaire (PR 45), comme on l’a vu précédemment au niveau de l’analyse d’une entité actuelle (ci-dessus p. 252 sq. ).

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Notes :

[1] Voir PR 215 :
« Chaque entité actuelle, bien qu’elle soit complète en ce qui concerne son procès microscopique, est cepen­dant incomplète en raison de ce qu’elle inclut objectivement le pro­cès macroscopique » (PR 215).
Sur les rapports du microscopique et du macroscopique en fonction de la notion d’organisme, voir PR 128 ; en fonction des notions combinées d’organisme et de procès : PR 215. Whitehead souligne l’analogie de cette partie de sa doctrine avec la philosophie hégélienne :
« L’univers est à la fois la multiplicité des res verae et la solidarité des res verae. La solida­rité est elle‑même l’efficience de la res vera macroscopique incar­nant (embodying) le principe de permanence illimité [il s’agit de la nature primordiale de Dieu, évaluation conceptuelle illimitée de la potentialité] qui acquiert une nouveauté grâce au flux. La multipli­cité est composée de res verae microscopiques, chacune incarnant le principe de flux limité qui acquiert une permanence à jamais (everlasting). D’un côté, l’un devient multiple ; et de l’autre côté, le multiple devient un. Mais ce qui devient est toujours une res vera, et la concrescence d’une res vera est le développement d’un but subjectif » (PR 167).
C’est dire qu’en chaque actualité s’accomplit le devenir du monde, qui est le développement d’une idée divine, d’un idéal reçu de la nature primordiale de Dieu. Whitehead ajoute, très explicitement :
« Ce développement n’est rien d’autre que le déve­loppement hégélien d’une idée » (PR 167).
Mais W.A. Christian voit dans ces mots une « considérable exagération ». (An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, p. 81), en ce sens que la concrescence n’est pas un procès dialectique au sens hégélien.
– Notons d’autre part que c’est l’élaboration de cet aspect de la philosophie de l’organisme qui donne l’interprétation de l’expérience religieuse de l’humanité (PR 167). C’est sur cette élaboration que porteront prin­cipalement les chapitres IX et suivants de notre étude.
[2] « Le nombre d’Avogadro (du physicien Amedeo Avogadro), ou constante d’Avogadro, est le nombre d’entités dans une mole. Il correspond au nombre d’atomes de Carbone dans 12 grammes de l’isotope 12 du Carbone. De par sa définition la constante d’Avogadro possède une dimension, l’inverse d’une quantité de matière, et une unité d’expression dans le système international : la mole à la puissance moins un ». Cette définition est donnée et complétée sur le site suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Nombre_d’Avogadro. Pour la définition de la mole, voir le site http://www.bipm.org/fr/si/si_brochure/chapter2/2-1/mole.html.
[3] « Le bit est une unité de mesure en informatique désignant la quantité élémentaire d’information représentée par un chiffre du système binaire. On en doit l’invention à John Tukey et la popularisation à Claude Shannon ». Cette définition est donnée et détaillée sur le site suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bit.
[4] Alix Parmentier, PhW, 1968, p.286b.

Ch. 2. Qu’est l’expérience ?

Chapitre 1 : Qu’est-ce que l’expérience ? Première approche du procès ; mise au point du schéma de questionnement

Dans ce chapitre est mise en œuvre la méthode de travail à propos des notions présentées jusqu’ici. Cette méthode est justifiée par le fait que le terme d’expérience * [1] ne figure pas dans le Dictionnaire géographique de l’espace des sociétés, qui est pourtant notre référence de base par la qualité de sa recherche des fondements philosophiques de la géographie. L’enquête amène à chercher la cause de cet oubli ou de cette « éviction », et ses conséquences. La recherche oblige à élucider les présupposés qui ont présidé au choix de « l’éviction » de l’expérience.

Pour une bonne compréhension du raisonnement, il faut largement citer les sources utilisées, avec un resserrement progressif du sens jusqu’à pouvoir exprimer avec nos propres mots la source du problème. Ces mots seraient incompréhensibles sans ce fil directeur. Il n’y a pas de géographie sans expérience de terrain, sans voyage, sans une confrontation au monde extérieur. De l’expérience de géographie à une géographie de l’expérience du terrain, le chemin à parcourir est escarpé.

L’exposé donne les définitions des dictionnaires et ouvrages spécialisés. Les commentaires sont identifiés en précédant notre propos du terme « Commentaire :» (sans autre précision). Ceux-ci iront grandissant, pour arriver progressivement à la compréhension de la définition processive de l’expérience, puis à la mise en question de sa pertinence et de son intérêt pour la géographie.

9.D-E. Géographie et ontologie

9.D. Intérêt du statut ontologique des réalités d’expérience pour la géographie :

La rencontre entre la philosophie et la géographie mérite d’être soulignée : le fait de donner un statut ontologique aux réalités de terrain de la géographie permet de fonder une approche scientifique nouvelle.

Le résultat final est simple. Mais les remises en cause pour y parvenir sont nombreuses. Elles sont autant de passages à réaliser inlassablement pour que « le germe de l’invention d’une nouvelle culture » (Di Méo) cité plus haut [1] puisse s’ouvrir et croître. Un tableau au chapitre 12 présente ces passages. Le résultat final est simple. La complexité est de montrer comment chaque point séparément, se résout en lien aux autres points : rien ne pourra remplacer l’expérience personnelle de l’entrelacement des notions. La pensée organique permet d’apprendre à penser cet entrelacement. La simplicité ne réduit pas la complexité, elle propose des liens cohérents, elle est une complexité maîtrisée. Le fruit en est une progression vers l’unité de la géographie dans une approche transdisciplinaire.

L’intérêt pédagogique de cette approche, quelle que soit l’adhésion du lecteur, est indéniable : elle permet de réaliser de nombreux liens pertinents sur la base de réalités expérientielles et non plus de « mots » ou de concepts figés.

Le même travail pourrait être réalisé pour les 27 catégories d’explication (CE 1 à CE 27), mais seules trois de ces catégories ont une importance particulière pour la démonstration des liens entre le procès organique et le procès de transformation des territoires :

  • Le principe de relativité (CE4)
  • Le principe de procès (CE09)
  • Le principe ontologique (CE18)

1/ Le principe de relativité (CE4) signifie que « la potentialité d’être un élément dans une concrescence réelle d’une pluralité d’entités en une actualisation unique est le seul caractère métaphysique général attaché à toutes les entités actuelles et non actuelles ; et chaque élément de son univers est compris dans chaque concrescence. En d’autres termes, il appartient à la nature d’un « être » d’être un potentiel pour chaque « devenir » » [2]. C’est ce principe qui rend compte des relations internes : le terme dans a été indiqué en gras afin d’exprimer une nouvelle fois qu’il s’agit d’une inclusion, et non d’une addition. Il s’agit d’une relation interne, et non d’une relation externe. C’est le fait que la relation est interne qui explique la localisation absolue (newtonnienne) lors de la satisfaction, et l’irréversibilité du temps. Nous détaillerons plus loin ces deux points sur l’espace et le temps, compte tenu de leur importance pour la géographie. C’est l’expression mathématique des relations internes par la méthode mathématique de l’abstraction extensive, qui a suscité toute l’admiration de Bertrand Russell. Une telle méthode permettrait de faire passer le travail d’un Pierre Sansot de La poétique de la ville, du rayon de la poésie au rayon de la science. L’œuvre de Bachelard aussi, mais dans une moindre mesure, car Bachelard a conservé la différence entre le noumène et le phénomène de Kant, poursuivant par là une forme de dualisme. On a avancé qu’il y a des analogies entre les catégories de Kant et celles de Whitehead, mais celles de Whitehead sont opérantes dans la totalité du monde (le phénomène & le noumène), et pas seulement dans l’expérience consciente des personnes (le noumène). Dans le système de Whitehead, l’expérience n’est pas limitée à l’expérience consciente, mais s‘étend à une forme d’expérience primitive, d’expérience coextensive à toute la réalité considérée comme activité préhensive. Le principe de relativité est « le principe d’un dépassement immédiat et permanent de l’approche dichotomique de la matière et de l’idée »[3] : c’est le « véritable esprit dialectique »[4] développé par Guy Di Meo & Pascal Buléon. L’approche organique approfondit cette dialectique dans des termes qui seront développés plus loin.

2/ Le principe de procès (CE09) insiste sur le fait que « l’« être » d’une entité actuelle est constitué par son « devenir » » [5]..Nous avons en effet depuis le début insisté sur l’importance de promouvoir une dynamique dans le devenir des choses.

3/ Le principe ontologique (CE18) signifie tout simplement qu’il n’y a pas d’actualité vide. Tout fait est issu d’un fait qui le précède, donc d’une expérience aboutie. Rien ne part de rien. Michel Godet retrouve le principe ontologique lorsqu’il rajoute sa question Q0 (« Qui suis-je ? ») aux quatre autres questions-clés de la prospective appliquée aux territoires [6] : la prospective s’applique à un territoire dans son identité, son histoire, ses tensions, ses forces, ses faiblesses. Patrice Braconnier met la concertation et le diagnostic, c’est à dire l’ensemble des interactions en première phase de son processus de gouvernance. Pierre Calame « pense avec les pieds », façon imagée de rester collé aux faits concrets et singuliers. William Twitchett analyse soigneusement le site avant toute prospective territoriale. Guy Di Méo & Pascal Buléon ne disent pas autre chose lorsqu’ils expliquent que l’identité « ne se confond pas avec une substance immuable, comme secrétée une fois pour toutes par le corps et l’esprit des hommes. Sauf pour ce qui concerne le moment essentiel, mais fugitif, de l’expérience du cogito cartésien, elle résulte d’un rapport interactif avec autrui, dans un cadre à la fois social et spatial, géographique. L’identité est une construction sociale » [7]. Il n’y a d’ailleurs aucune raison que le cogito cartésien échappe à ce principe. « La philosophie de l’organisme étend le subjectivisme cartésien en affirmant « le principe ontologique » et en l’analysant comme une définition de l ‘« actualisation ». Cela revient à postuler que toute entité actuelle est un lieu pour l’univers » [8]. C’est le principe subjectiviste de Descartes, réformé par la pensée organique. La réforme en question est la suppression, d’une part de l’incohérence de la séparation arbitraire en deux substances, l’une pensante, l’autre étendue, et d’autre part de la substance comme inerte et sans spontanéité [9]. Ainsi, principe de relativité et principe ontologique se conjuguent pour dépasser la notion de substance inerte et proposer un principe subjectiviste réformé, donnant toute leur importance aux res verae [10] de Descartes, qui sont les entités actuelles de la philosophie organique. La pensée organique prolonge donc la pensée de Guy Di Meo & Pascal Buléon [11], et réalise le dépassement de la dichotomie dans une dialectique entre opposés analysables [12],qu’illustrent notamment de façon exemplaire les notions géographiques de territoire, de territorialité, de lieu et de paysage [13]..L’intérêt du caractère ontologique des réalités analysées est de rendre compte de ces notions, qui sont transdisciplinaires « en pratique », et de manière incontournable. Les notions de territoire, de territorialité, de lieu et de paysage sont l’exemplification du procès d’évolution du territoire, et le procès est la synthèse de ces composantes. Le véritable fondement de la géographie est une philosophique non dualiste, animée par la dialectique du mouvement et de la permanence, du devenir et de la créativité.

L’approche organique est en lien très proche tant de la dialectique du procès de production de Marx, du structuralisme génétique de Piaget qu’une forme d’existentialisme/phénoménologie personnaliste [14] . Elle fournit une base unifiée proposant une sortie des cloisonnements et des antagonismes « irréductibles » entre les notions, tout en conservant un caractère de généralité ultime. Cette attitude de refus d’entrer dans les antagonismes entre écoles pour lui substituer un apprentissage des liens, des passages et des tissages est bien caractérisée par Isabelle Stengers à travers le rejet de la modernité sous la forme d’une hydre à 6 têtes qui se combattent les unes les autres [15]. Nous avons déjà évoqué son rappel de la fable bien connue du vieux bédouin et de ses 11 chameaux pour illustrer son propos [16].

9.E.  Conclusion

Ce travail aura pu paraître un peu long et fastidieux. Il avait pour but de montrer que la pensée organique peut être un langage commun à des approches dont les vocabulaires font tous appel à des nomenclatures, des contextes et des tissages différents. Le but était de montrer qu’il ne s’agit pas d’une réduction de ces langages à une seule approche, mais au contraire de la généralisation de toutes ces approches par la méthode du vol de l’avion. La pensée organique est un nouveau mode de pensée qui remet en cause

  • La théorie de la perception uniquement sensible
  • La théorie de la représentation,
  • La pensée en terme de sujet/prédicat (la substance « qui n’a besoin que de soi pour exister »)

Ces remises en cause permettent de tracer les traits de l’émergence d’un urbanisme et d’une géographie qu’il est proposé d’appeler trans-moderne. Étant donné la difficulté de démêler les aspects nouveaux des approches anciennes conservées/modifiées ou de celles qui sont rejetées, la mise en tableau de cette transmodernité sur les modèles des approches d’Eric Dardel et de François Ascher sera tentée en fin du chapitre 12. La progression sera donc régulière depuis l’explication de détail des notions jusqu’à leur présentation générale.

Cette méthode serait inefficace si elle ne suscitait pas des applications concrètes permettant de tester la fécondité des notions mises en évidence. Quelques-unes de ces applications sont présentées dans la partie III. Ces applications trouveront une expression de synthèse dans la notion de région conviviale. Cette notion tentera de rendre compte de la solidarité de l’univers dans la perspective de la pensée organique.

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Notes :

[1] Guy Di Méo & Pascal Buléon, 2005, p.120.
[2] PR 22d.
[3] Di Méo & Buléon, 2005, 107b.
[4] id.
[5] PR 23a
[6] Voir l’explication et la référence dans la conclusion du chapitre 3, rubrique 3.C.12.
[7] Di Méo & Buléon, 2005, p.43c.
[8] PR 80a.
[9] Rappelons qu’au lieu de dire « Je pense donc je suis », rappelons que Whitehead exprime qu’il serait également vrai de dire « Le monde actuel est mien » [9] et que David R. Griffin propose de dire la phrase également équivalente suivante : « Je préhende d’autres réalités actuelles donc nous sommes » [9]
[10] Descartes, Méditations métaphysiques, GF Flammarion, 1979, p.60-61, développé par Whitehead dans PR xiii, 22, 29, 68-70, 74, 75, 128, 137, 166, 16. PR 75a explique « A la fin de la citation de la Méditation I, Descartes utilise l’expression res vera dans le sens que j’ai donné au terme « actuel ». Elle signifie « existence » en son sens le plus plein et le plus exhaustif. »
[11] Di Méo & Buléon, 2005, p.43c.
[12] Pomeroy, 2004, 129a, 275-276.
[13] Di Méo & Buléon, 2005, 75a.
[14] telle que l’approche d’Emmanuel Mounier. Les phénoménologies de Merleau-Ponty, d’Heidegger et d’Husserl conservent une forme de dualisme. (voir les travaux de Van der Veken et de Jean-Marie Breuvart )
[15] Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil 2002, page 26.
[16] Voir id, 27d.

9.C.Les catégories organiques

9.C.  La présentation générale des catégories organiques :

Les catégories sont de quatre types:

  • La Catégorie de l’Ultime, la Créativité, dont l’abréviation sera CU,
  • Les Catégories d’Existence, dont les abréviations seront CX1 à CX8,
  • Les Catégories d’Explication, dont les abréviations seront CE1 à CE27,
  • Les Catégories d’Obligation (ou Obligations Catégoriales) dont les abréviations sont CO1 à CO9.

Ces catégories ont été rassemblées dans le tableau ci-après, et sont décrites dans le texte exact et complet que Whitehead lui-même a placé en tête de Procès et réalité. Le but est de permettre au lecteur de former sa propre sensation de l’ensemble du schème organique dans son contexte original. En effet, tous les éléments en sont interdépendants, « organiques » et ne peuvent être saisis que les uns par les autres.

En préalable, voici quelques commentaires qui font la liaison avec les analyses des chapitres précédents qui ont utilisé ces catégories. En effet, les premières catégories de chacun des types ont été analysées le plus soigneusement possible en rapport avec leur utilisation en géographie.

  • La catégorie CX1 (l’entité actuelle) est analysée ci-dessus au chapitre 7.B. Dans la définition organique des objets géographiques l’entité actuelle remplace la notion d’actant de Michel Lussault (voir au chapitre 11, A&B). L’entité actuelle remplace la notion d’« atome » de notre scolarité. Elle est appelée à être enseignée tôt ou tard dès le plus jeune age psi l’on veut promouvoir l’« unité subjective » de la personne, plutôt que les dissociations et disjonctions actuelles (Morin [1]).
  • La catégorie CX2 (l’(ap)préhension) est analysée avec la phase « a » du procès de concrescence au chapitre 11.B.2 : on y montre comment ce terme est utilisé couramment dans le quotidien. La pensée organique est l’analyse de ce quotidien.
  • La catégorie CX3 (le nexus) est analysée au chapitre 7.C.
  • La catégorie CX4 fait partie de la préhension. C’est probablement sa dissociation quasi systématique des éléments concrets de l’expérience dans la culture moderne dualiste qui oblige à l’élever au rang de catégorie.
  • La catégorie CX5 (les objets éternels) est analysée avec la phase « b» du procès de concrescence au chapitre 8.C.1. L’objet éternel est synonyme de potentialité pure (ou générale [2]). La référence à la potentialité permet de rejoindre le quotidien, tout en permettant une utilisation technique du terme.
  • La catégorie CX6 (les propositions) est analysée avec la phase « c» du procès de concrescence aux chapitre 8C.2 à 8.C.4. Le terme « proposition » est utilisé couramment dans le langage quotidien. La pensée organique est l’analyse de ce quotidien. « Proposition » est synonyme de potentialité hybride [3] , ce qui permet de le relier à la potentialité pure (ou objets éternels) et à la potentialité réelle (les actualisations).
  • La catégorie CX7 (les multiplicités) est analysée en même temps que les nexùs(CX3),
  • La catégorie CX8 (les contrastes) fait l’objet d’une symbolisation en « triangle » dans les schémas de concrescence. Un exemple concret (le cheminement d’une proposition de l’ingénieur jusqu’au Conseil Municipal) est fourni en partie I, chapitre 2.F.1. (figure 2.14). et exemple montre comment la vie quotidienne est remplie de contrastes. Ce terme n’est pas réservé l’Art (à la peinture, à la photographie ou au cinéma) …
  • La catégorie CE9 (le procès) est analysée au chapitre 9.A. : il est montré comment ce terme est utilisé couramment dans le quotidien. La pensée organique est l’analyse de ce quotidien.
  • Les catégories d’obligation ont été analysées globalement au chapitre 8.B.6.

Aller plus loin dans la présentation serait une autre thèse. On constate que les termes techniques de la pensée organique sont des termes du quotidien (principes de Crosby présentés en partie I, chapitre 1.E.7.). La démonstration en a été faite de façon soignée pour les termes d’appréhension, de procès, de proposition, de potentialité, de contraste, de société. Elle pourrait être poursuivie avec les termes d’ objectivation, d’ actualisation, d’ harmonie, d’ intensité, de liberté, … Chacun pourra dans son expérience personnelle quotidienne, ses rencontres et ses lectures, faire ses propres observations.

Pour faire le lien à la géographie, cette insistance de Whitehead sur les faits (CX1à8, les faits concrets, manifestes, intimes, potentiellement déterminés, …) rejoint l’insistance du géographe Jean Brunhes sur les « faits essentiels » de La géographiques humaine (1956). Ses faits de géographie humaine « sont classés par ordre de complexité croissante.- de la géographie des premières nécessités vitales (besoins physiologiques fondamentaux : manger, dormir, se vêtir) jusqu’à la géographie politique et, dans son sens le plus général, à la géographie de l’histoire » [4]. Il propose alors 3 groupes et six types de faits essentiels : faits d’occupation improductive du sol (maisons et chemins), faits de conquête végétale et animale (champs cultivés et animaux domestiques), faits d’économie destructive (exploitations minérales et dévastations végétales ou animales). Avec l’accélération de l’histoire depuis 1942 et l’irruption dans la vie des hommes de nouveaux objets géographiques (hybrides entre potentialités pures -ex : mathématiques- et potentialités réelles -ex : actualisations, sociétés-), cette liste est appelée à évoluer, et les définitions de l’objet géographique de notre chapitre 11 (et son tableau synthétique en 11.B.3.) sont un pas en ce sens. On voit donc que les catégories sont la base des notions géographiques utiles à ces recherches futures.

Catégorie de l’Ultime : la Créativité.

Figure 9‑5 : Catégorie de l’Ultime (CU) (Source: PR 21 (72))

Tableau des Catégories d’existence (CX1 à CX8)
CX1 : Les entités actuelles (aussi appelées occasions actuelles d’expérience). Ou Réalités finales, ou Res Verae CX2 : Les Préhensions,

ou Faits concrets de Relation

CX3 : Les Nexus,

ou Faits Manifestes.

CX4 : Les formes subjectives,

Ou Faits intimes.

CX5 : Les Objets Eternels,

Ou Pures possibilités pour le fait d’être Déterminé spécifiquement, ou Formes de définités [5].

CX6 : Les Propositions,

ou Faits potentiellement déterminés.[6]

CX7 : Les Multiplicités,

Ou Disjonctions Pures d’Entités diverses.

CX8 : Les Contrastes,

Ou Modes de Synthèse des Entités dans une Préhension, ou Entités modélisées.

(Contrastes de contrastes, puis contrastes de contrastes de contrastes, et ainsi de suite).

Figure 9‑6 : Les Catégories de l’existence (CX1 à 8) (Source : PR 22 (73))

Tableau des Catégories d’Explication (CE1 à CE27)

(ces catégories sont présentées en 3 colonnes de 9 catégories)

CE1 : Le monde actuel est un procès, et le procès est le devenir des entités actuelles. Les entités actuelles sont donc des créatu­res ; elles sont aussi appelées « occasions actuelles ». CE10 : La première analyse d’une entité actuelle en ses éléments les plus concrets la fait apparaître comme étant une concres­cence de préhensions, qui ont leur origine dans le procès de son deve­nir. Toute analyse plus approfondie est une analyse de préhensions. L’analyse en termes de préhensions est appelée « division ». CE19 : Les types fondamentaux d’entités sont les entités actuelles et les objets éternels. Les autres types d’entités expriment seulement comment toutes les entités des deux types fondamentaux sont en communauté réciproque dans le monde actuel.
CE2 : Dans le devenir d’une entité actuelle, l’unité potentielle des multiples entités dans leur diversité disjonctive – actuelles et non-actuelles – acquiert l’unité réelle (real) de l’entité actuelle unique ; de sorte que l’entité actuelle est la concrescence réelle de multiples potentiels. CE11 : Toute préhension comprend trois facteurs :
– Le sujet qui préhende, c’est-à-dire l’entité actuelle dont cette préhension est un élément concret ;
– Le donné (datum) qui est préhendé ;
– La forme subjective, qui exprime comment ce sujet préhende ce donné.Les préhensions d’entités actuelles – c’est-à-dire les préhen­sions dont les data impliquent des entités actuelles – sont appelées préhen­sions physiques ; les préhensions d’objets éternels sont appelées préhensions conceptuelles. Les formes subjectives de ces deux types de préhensions n’impliquent pas nécessairement la conscience
CE20 : « Fonctionner » signifie apporter une détermination aux entités actuelles dans le nexus d’un certain monde actuel. Le caractère déterminé et l’identité propre (self-identity) d’une entité ne peu­vent donc faire abstraction de la communauté des différents fonctionne­ments de toutes les entités. La détermina­tion est analysable en défini­tude et position : la définitude est l’illustration d’objets éternels sélec­tionnés, et la position est le statut relatif des entités actuelles dans un nexus
CE3 : Dans le devenir d’une entité actuelle, sont en devenir également les préhensions nouvelles, les nexùs, les formes subjecti­ves, les propositions, les multiplicités et les contrastes ; mais il n’y a pas d’objets éternels nouveaux. CE12 : Il existe deux espèces de préhensions :
(a) Les « préhensions positives », appelées « sentirs » (feelings).
(b) Les « préhensions négatives » qui sont dites « éliminées du sentir ».[7] Les préhensions négatives ont aussi des formes subjecti­ves. Une préhension négative maintient son datum inopérant dans la [24] concrescence progressive des préhensions constituant l’unité du sujet.
CE21 : Une entité est actuelle quand elle a une signification pour elle-même : par quoi l’on veut dire qu’une entité actuelle fonc­tionne eu égard à sa propre détermination. Ainsi, une entité actuelle joint l’identité du soi (self-identity) à la diversité du soi (self-diversity).[8]
CE4 : La potentialité d’être un élément dans une concrescence réelle [9] fusionnant des entités multiples en une actualité unique est l’unique carac­tère métaphysique général attaché à toutes les entités, actuelles ou non [c’est-à-dire aux entités actuelles et aux objets éter­nels] [10]; et chaque élément de son univers est impliqué dans chaque concres­cence. En d’autres termes, il appartient à la nature d’un « être » d’être un potentiel pour tout « devenir ». C’est le « principe de relativité ». CE13 : Il y a de nombreuses espèces de formes subjectives, telles que les émotions, les valuations, les intentions, les adver­sions [11], les aversions, la conscience, etc. CE22 : Une entité actuelle, en fonctionnant pour elle-même, joue différents rôles dans sa formation propre (self-formation), sans perdre son identité propre (self-identity). Elle est auto­créatrice, et dans son procès de création elle transforme sa diversité de rôles en un unique rôle cohérent. Ainsi, le « devenir » est la transformation de l’incohérence en cohérence, et dans chaque cas particulier il cesse quand ce but est atteint.
CE5 : Deux entités actuelles ne peuvent avoir pour origine un univers identique, même si la différence entre les deux univers consiste seulement [23] en ce que certaines entités actuelles font partie de l’un et pas de l’autre, et que chaque entité actuelle introduit dans le monde des entités subordonnées. Les objets éternels sont les mêmes pour toutes les entités actuelles. Le nexus d’entités actuelles de l’univers corrélé à une concrescence est appelé « le monde actuel »[12] corrélé à cette concrescence. CE14 : Un nexùs est un ensemble d’entités actuelles dans l’unité de la relationalité constituée par leurs préhensions mutuelles, ou, inversement – ce qui revient au même – constituée par leurs objectivations mutuelles. CE23 : Cet auto-fonctionnement est la constitution interne réelle d’une entité actuelle. C’est l’« immédiateté » de l’entité actuelle. Une entité actuelle est dite le « sujet » de sa propre immédiateté.
CE6 : Chaque entité dans l’univers d’une concrescence donnée peut, dans la mesure où est concernée sa nature propre, être impliquée dans cette concrescence selon l’un ou l’autre de multiples modes ; mais en fait elle n’est impliquée que selon un seul mode : ce mode particu­lier d’impli­cation ne devient totale­ment déterminé que par cette concres­cence, bien qu’il soit conditionné par l’univers corrélé. Cette indétermi­nation, rendue déterminée dans la concres­cence réelle, constitue la signifi­cation du terme « potentialité ». Puisqu’il s’agit d’une indéter­mination condi­tionnée, on l’appellera « potentialité réelle ». CE15 : Une proposition est l’unité de certaines entités actuelles dans leur potentialité à constituer un nexus, avec sa relationalité potentielle partiellement définie par certains objets éternels ayant l’unité d’un unique objet éternel complexe. Les entités actuelles mises en jeu sont appelées les « sujets logiques » », et l’objet éternel complexe le « prédicat ». CE24 : Le fonctionnement d’une entité actuelle dans la créa­tion de soi d’une autre entité actuelle est l’« objectivation » de la première pour la seconde. Le fonctionnement d’un objet éternel dans la création de soi d’une entité actuelle est appelé l’« ingression » de l’objet éternel dans l’entité actuelle.
CE7 : Un objet éternel ne peut être décrit qu’en fonction de sa potentialité d’ingression dans le devenir des entités actuelles ; son analyse ne révèle que d’autres objets éternels. C’est un pur potentiel. Le terme « ingression » désigne le mode particu­lier selon lequel la potentialité d’un objet éternel se réalise dans une entité actuelle particulière, contribuant à la définitude de cette entité actuelle. CE16 : Une multiplicité consiste en de multiples entités, et son unité est constituée par le fait que toutes ses entités constituantes satis­font individuellement au moins à une condition qu’aucune autre entité ne satisfait.
Tout énoncé concernant une multiplicité particulière peut être exprimé :
– soit comme se rapportant séparément à tous ses membres
– soit comme se rapportant séparément à certains de ses membres indéfinis,
– soit comme niant l’un de ces énoncés.
Un énoncé qui ne peut être exprimé sous cette forme n’est pas un énoncé sur une multiplicité, bien qu’il puisse être un énoncé sur une entité étroi­tement associée à une certaine multiplicité, c’est-à-dire systématique­ment associée à chacun des membres de cette multipli­cité.
CE25 : La phase finale du procès de concrescence, qui consti­tue [26] une entité actuelle, est un sentir unique, complexe et complètement déter­miné. Cette phase finale est appelée la « satisfaction ». Elle est complè­tement déterminée en ce qui concerne :
a) sa genèse,
b) son caractère objectif pour la créativité transcendante,
c) sa préhension – positive ou négative – de chaque  élément de son univers.
CE8 : Une entité actuelle exige deux descriptions :

l’une qui analyse sa potentialité d’« objectiva­tion » dans le devenir d’autres entités actuelles,

l’autre qui analyse le procès qui constitue son propre deve­nir.

Le terme « objectivation » désigne le mode particulier selon lequel la potentialité d’une entité actuelle se réalise dans une autre entité actuelle

CE17 : Tout ce qui est un datum pour un sentir a une unité en tant que senti. Les nombreux composants d’un datum com­plexe ont donc une unité : cette unité est un « contraste » d’entités. En un sens, ceci signifie qu’il existe un nombre infini de catégories d’existence, puisque la synthèse d’entités en un contraste produit en général un nouveau type existentiel. Par exemple, une proposition est, en un sens, un « contraste ». Pour les fins pratiques de l’« entendement humain », il suffit de considérer quelques types d’existence de base, et de réunir en bloc les types les plus dérivés sous l’appellation de « contras­tes ». Le plus important de tels « contrastes » est le contraste « affirmationnégation » dans lequel une proposition et un nexus réalisent leur synthèse en un unique datum, les membres du nexus étant les « sujets logiques » de la proposition. CE26 : Chaque élément du procès génétique d’une entité actuelle a une fonction consistante en soi (self-consistent), et cependant complexe, dans la satisfaction finale.
CE9 : Comment une entité actuelle devient constitue ce que cette entité actuelle est, en sorte que les deux descriptions d’une entité actuelle ne sont pas indépendantes. Son « être » est constitué par son « devenir ». C’est le « principe du procès ». CE18 : Chaque condition à laquelle se conforme le procès du devenir dans un cas particulier quelconque a sa raison soit dans le caractère de quelque entité actuelle appartenant au monde actuel de cette concres­cence, soit dans le caractère du sujet qui est en procès de concres­cence.[13] Cette catégorie de l’explication est appelée « principe ontologique ». On pourrait aussi l’appeler « principe de causalité efficiente et finale ». Ce principe onto­logique signifie que les entités actuelles sont les seules raisons, de sorte que chercher une raison, c’est chercher une ou plusieurs entités actuelles. Il s’ensuit que toute condition à laquelle doit satisfaire une entité actuelle dans son procès est l’expression d’un fait concernant soit les « constitutions internes réelles » de certaines autres entités actuelles, soit la « visée subjective » qui conditionne ce procès. CE27 : Dans un procès de concrescence, il y a une succession de phases en lesquelles naissent de nouvelles préhensions par intégra­tion des préhensions des phases antécédentes. Dans ces intégrations, les « sentirs » contribuent par leurs « formes subjectives » et leurs « data » à la formation de nouvelles préhensions intégrantes ; mais les « préhensions négatives » n’y contribuent que par leurs « formes subjectives ». Le procès se poursuit jusqu’à ce que toutes les préhensions soient devenues des composants de l’unique satisfaction intégrante déterminée.

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Figure 9‑7 : Tableau des Catégories d’Explication (CE 1 à 27)

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Voici maintenant le tableau des Catégories d’obligation (C01 à CO9)  

(ces catégories sont présentées en 3 lignes de 3 catégories)

CO1 : L’Unité Subjective :

Les sentirs (…) ont vocation à l’intégration en raison de l’unité de leur sujet. (…)

CO2 : L’Identité Objective :

Il ne peut y avoir duplication d’aucun élément dans le donné objectif de la « satisfaction » d’une entité actuelle, s’agissant de la fonction de cet élément dans cette « satisfaction ». (…)

CO3 : La Diversité Objective

Il ne peut y avoir coalescence de divers éléments dans le donné objectif d’une entité actuelle en ce qui concerne les fonctions de ces éléments dans cette satisfaction. (…)

CO4 : L’évaluation conceptuelle :

De chaque sentir physique dérive un sentir purement conceptuel dont le donné est l’objet éternel qui détermine la définité de l’entité actuelle ou du nexus physiquement ressenti. (…)

CO5 : La réversion conceptuelle :

Il y a une origine secondaire des sentirs conceptuels avec les données qui sont partiellement identiques aux objets éternels formant les données de la première phase du pôle mental, et partiellement différente d’eux. La diversité est une diversité pertinente par rapport au but subjectif. (…)

CO6 : La Transmutation :

(…) dans une phase ultérieure d’intégration de ces sentirs physiques simple avec le sentir conceptuel dérivé, le sujet préhendant peut transmuer le donné de ce sentir conceptuel en caractère d’un nexus (…). Le donné complet du sentir transmué est un contraste avec l’objet éternel. Ce type de contraste est l’une des significations de la notion de « qualification de la substance physique par la qualité ». (…)

CO7 : L’Harmonie subjective :

Les évaluations des sentirs conceptuels sont mutuellement déterminées par la capacité de ces sentirs à s’adapter pour être des éléments contrastés congruents avec le but subjectif. (…)

CO8 : L’Intensité Subjective :

Le but subjectif, dans lequel le sentir conceptuel trouve son origine, se rapporte à l’intensité du sentir dans le sujet immédiat, et dans le futur pertinent. (…) la détermination du futur pertinent et le sentir anticipateur permettant d’assurer son degré d’intensité sont des éléments qui affectent le complexe immédiat du sentir.

CO9 : La Liberté et la Détermination :

(…) dans chaque concrescence, (…) il y a un toujours un reste qui relève de la décision du sujet-superjet de cette concrescence. Dans cette synthèse, le sujet-superjet est l’univers, et au-delà, il y a non-être. Cette décision finale est la réaction de l’unité du tout à sa propre détermination interne. Cette réaction est la modification finale de l’émotion, de l’appréciation et du dessein. (…)

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Figure 9‑8 : Tableau des Catégories d’Obligation (CO 1 à 9)

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Notes :

[1] Notons que si Edgar Morin est cité ici, c’est parce qu’il se montre plus critique que Whitehead sur toutes les disjonctions et dissociations des notions, qui entraînent la fragmentation des savoirs et en définitive l’éclatement de nos sociétés. Edgar Morin a également un souci pédagogique et de vulgarisation que Whitehead n’a pas eu dans ses écrits. Faire le lien entre Edgar Morin et Whitehead serait une nouvelle thèse vu l’étendue de la culture d’Edgar Morin et l’absence d’index des notions et des noms dans son œuvre. Ses bibliographies témoignent de sa connaissance de Whitehead. Eu égard à l’œuvre immense d’Edgar Morin, Whitehead présente l’avantage paradoxal d’être plus synthétique. Oserons-nous tenter un jour le rapprochement des 5 tomes de La méthode avec les 5 phases du Procès de concrescence ? Cela ne s’éloignerait pas de l’objectif commun à Whitehead et Edgar Morin d’une politique de l’homme.
[2] PR 65 c (136).
[3] PR 185e-186a
[4] Jean Brunhes (1956), p.18b.
[5] Henri Vaillant traduit cette catégorie de la façon suivante: “Les Objets Eternels, ou Purs Potentiels pour la Détermination Spécifique du Fait, ou Formes de Définitude. » ; Il précise que J-M. Breuvart traduit Forms of Definiteness par Formes de spécificité, ou Formes de définition (DSMR 517) ; J. Ladrière par formes de détermination définie. La traduction qu’il adopte est celle d’A. Parmentier (PhW 206, n. 42).
[6] Henri Vaillant traduit cette catégorie de la façon suivante :  « Les Propositions, ou États de Fait en Détermination Poten­tielle, ou Potentiels Impurs pour la Détermination Spécifique des États de Fait, ou Théories ». L’expression de potentialité hybride pour les proposition trouve sa justification sous la plume de Whitehead en PR 185e-186a dans les termes suivants : « Une proposition est une nouvelle sorte d’entité. C’est un hybride entre pures potentialités et actualisation ».
[7] Voir A. Parmentier, qui précise et commente ainsi ce passage : « Une préhension est dite positive quand elle intègre son datum dans la synthèse de l’entité actuelle en voie de concrescence. Elle est alors appelée un sentir (feeling). Elle est dite négative quand elle exclut son datum de la synthèse, quand elle l’élimine du sentir » (PhW 220)
[8] Voir DSMR II, Ch.I, p.297, où J-M. Breuvart analyse la définition de l’entité actuelle en référence à la notion de signification.
[9] Note des éditeurs américains : « Dans la marge, Whitehead a noté : « Cf. le Sophiste de Platon, 247, i.e. la diversité disjonctive est potentialité.»
[10] le crochet explicatif est de D.W.Sherburne (A key to Whitehead’s Metaphy­sics).
[11] Cf PhW 202 (n.22) qui commente ce terme d’adversionadversion, qui pourrait être traduit par attraction (voir Imm. 696), désigne une forme spéciale d’appétition à l’égard d’un objet éternel (voir PR 120) qui implique un accroissement d’intensité de la forme subjective ; l’aversion implique au contraire une diminution d’intensité (voir PR 167) »
[12] « the actual world », « monde actuel » ou « monde de l’actualité » lorsque l’adjectif actuel est trop trompeur. J-C. Dumoncel, dans son étude Whitehead ou le cosmos torrentiel (Arch. Phil., T.47, 1984, p.575) traduit actual world par monde ambiant. George L. Kline, dans son essai Forme, concrescence et concretum précise la terminologie de la façon suivante : « …une concrescence tire (activement) son origine d’un monde actuel2 (passif) (PR 22-23 [Cat. Expl. 5]), et… les concreta fonctionnent (passivement) comme des « objets pour une préhension [active] dans le présent » (AI 251 ; cf PR 65). »
[13] Cette catégorie, ce « principe général » rappelé ici, est mis en relief par J. Ladrière dans son essai Aperçu sur la philosophie de Whitehead, op. cit., p. 173.

9.B. Les valeurs

9.B. La notion d’importance (les valeurs). Introduction aux catégories d’obligation.

La notion d’importance est celle qui introduit aux valeurs. Elle est utilisée quotidiennement pour attirer l’attention de l’interlocuteur sur tel ou tel fait, notion, situation. Elle ne concerne pas les faits directement, mais la manière de regarder les faits : elle oriente le regard, focalise l’attention. Elle donne un sens et une direction à la préhension. C’est elle qui indique la valeur. Whitehead lui a consacré un chapitre entier dans son ouvrage Mode de pensée de 1938, écrit à la fin de sa deuxième carrière[1]. On trouve un exemple de cette notion dans le travail de Michel Lussault L’homme spatial. La notion d’importance y apparaît aux pages 22 (2), 30, 138, 324.

Chacun peut observer dans sa vie quotidienne la fréquence de l’utilisation de cette notion, et ainsi découvrir les valeurs qui sont véhiculées à travers les écrits, les paroles des autres, ses propres paroles, les mass-médias.

9.B.1. Présentation des catégories d’obligation (l’unité/diversité, l’identité, les valeurs, l’harmonie, …) :

Le même travail peut être réalisé pour les catégories d’obligation (CO), ou « Obligations Catégoriales », au nombre de neuf. Le symbole abrégé qui sera utilisé sera CO1 à CO9. Il s’agit des obligations auxquelles sont soumises les entités actuelles concrescentes au fur et à mesure des phases logiques. Les trois premières, qui ont un caractère de généralité métaphysique ultime, sont l’unité subjective, l’identité objective et la diversité objective. La première, l’unité subjective, signifie que « les nombreux sentirs qui appartiennent à une phase incomplète du procès d’une entité actuelle, bien que n’étant pas intégrés en raison du caractère incomplet de la phase, sont compatibles pour une intégration en raison de l’unité de leur sujet » [2].

La présentation systématique des 9 catégories dépasserait le cadre de cette thèse, mais il est possible d’en faire une présentation intuitive sur le schéma de base, dans l’ordre de leur apparition et de leur importance dans les phases du procès. Le but de cette présentation est une compréhension globale, dans laquelle on constate le fonctionnement de ces obligations par groupe de trois :

  • Unité subjective (CO1), identité objective (CO2) diversité objective (CO3
  • Evaluation (CO4), réversion (CO5), transmutation (CO6),
  • Harmonie subjective (CO7), Intensité subjective (CO8), liberté et détermination (CO9).

Elles sont placées sur le schéma au moment où elles interviennent de façon principale dans chaque réalité expérientielle. De nombreuses nuances seraient bien sûr à apporter en fonction de leur présentation dans PR 221 à 228 pour les trois premières, et au fil des différentes démonstrations de Whitehead pour les autres.

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Figure 9‑4 : Schéma des 9 catégories d’obligation dans Procès et réalité.

Les catégories d’obligation (CO1 à 9) permettent ainsi de reconnaître dans les réalités de la géographie prospective les réalités ontologiques suivantes :

  • évaluation (ex-ante, intermédiaire, ex-post) = évaluation (CO4),
  • finalité= intensité subjective/visée subjective (CO8)
  • adaptation=liberté & détermination (CO9)

Les catégories d’obligation semblent d’autre part exprimer les relations qui lient les faits avec des notions qui étaient employées jusqu’au XIXème siècle. Thierry Paquot explique dans Demeure terrestre (2005) que l‘utilisation du mot spatium était rare dans les œuvres d’architecture de Vitruve et d’Alberti qui font pourtant référence. Alors de quoi parlaient-ils ? Pour Vitruve, « les principes directeurs de la théorie et de la pratique architecturale sont ceux de proportion, d’harmonie, de convenance, d’effet, d’ordre, de distribution, plus tard de type, et bien sûr toujours de perspective … » (T. Paquot, p.56, citation reprise de Françoise Choay). Les catégories d’obligation de Whitehead retrouvent ces notions d’harmonie, de convenance, d’effet, d’ordre, de distribution, … mais elles passent du domaine de l’art et du dessin à celui de la science la plus pointue. Jennifer Hibbard, musicienne, a également attiré mon atttention sur le lien entre W.Wordsworth et A.N.Whitehead, dans des passages comme Prélude 1 :341-344 : les propos du poète prennent une expression scientifique avec A.N.Whitehead.

9.B.2. Pourquoi une distinction entre catégories d’existence et catégories d’obligation ?

Les catégories d’obligation indiquent comment les choses se font : elles expriment ce qui oblige les existants dans leurs relations mutuelles, et dans les procès de concrescence. La comparaison du texte de l’intervention de Patrice Braconnier au Colloque « Prospective et entreprises » de Paris Dauphine [3] le 6 décembre 2007 avec le texte de sa thèse montre la différence entre la description de la valeur en tant que phases [4], et de la valeur comme élément inclus dans toutes les phases.

Dans le texte du colloque, l’évaluation est une phase. Dans la thèse, l’évaluation est partout et elle figure à ce titre présupposée dans toutes les phases du schéma de la page 246 de la thèse. En termes processifs, l’évaluation est un élément de la préhension conceptuelle, le vecteur qui « saisit » les données considérées (données de prospective, de diagnostic, de coordination, …): l’évaluation est la Catégorie d’Obligation n°4 [5].

L’intérêt d’en faire une phase réside dans le fait que personne n’oublie l’importance et la place de la valeur, autrement totalement occultée. François Ascher témoigne vis-à-vis de la valeur du même embarras lorsqu’il écrit qu’ « il faut donc, momentanément tout au moins, mettre de côté ces valeurs et se limiter à une analyse aussi rationnelle et désincarnée que possible » [6]. Est-ce vraiment possible ? N’est-ce pas évacuer du même geste la vie elle-même ? Au lieu d’en faire une phase du processus, il écarte les valeurs, ne serait-ce que « provisoirement ». Whitehead opère ici un « saut de l’imagination » pour définir une abstraction spécifique afin de rendre compte de ce réel spécifique : il définit les catégories d’obligation. Elles rendent compte du concret. Les démarches de Patrice Braconnier et de François Ascher montrent le seuil entre les catégories d’existence et les catégories d’obligation, et ainsi leur nécessité (critère n°5 de la pensée organique).

Ce même travail d’analyse peut être fait de façon successive pour la liberté, l’harmonie, l’intensité … pour ne citer que les plus importantes valeurs, dans l’ordre où elles apparaissent de façon spontanée dans l’expérience de tous les jours. Elles apparaissent dans l’intervention de Patrice Braconnier précitée :

  • La liberté à la page 5 article 2-1-2 est la Catégorie d’Obligation n°9 [7]
  • « L’intensité » du développement à la page 5 article 2-1-2 est la Catégorie de l’Intensité Subjective [8].
  • La coordination pourrait être candidate à ce type de catégorie. En effet, une question à se poser concerne la coordination : la coordination est-elle une instance du processus, ou plutôt une « Catégorie d’Obligation » , c’est à dire une condition de fait à laquelle se plient toutes les phases de la concrescence ? La description qui en est faite est assez proche de la catégorie d’obligation n°7 de L’Harmonie [9]. La définition est en effet la suivante : « La catégorie de l’Harmonie subjective : les évaluations des sentirs conceptuels sont mutuellement déterminés par la capacité de ces sentirs à s’adapter pour être des éléments contrastés congruents avec le but subjectif ».

Ainsi, lorsqu’on prête attention à l’expérience ordinaire il est possible de ressentir la distinction entre la Catégorie d’existence (que Patrice Braconnier appelle le diagnostic-préhensions liées à l’environnement-, prospective-potentialité générale-, concertation -préhensions liées au relations-) et la Catégorie d’Obligation (que Patrice Braconnier appelle Évaluation, Coordination, Intensité, Harmonie, …). La difficulté est d’exprimer cette expérience ordinaire en ce qui concerne les valeurs, la liberté, l’harmonie, …. Le travail effectué ici sur la valeur peut être aussi fait sur la liberté, l’intensité, l’harmonie, la diversité, l’identité, l’unité, ….

Chacun peut faire ce travail à partir de sa propre utilisation des mots dans la vie quotidienne. La liste proposée (liberté, intensité, harmonie, transmutation, réversion, évaluation, diversité, identité, unité) n’est ni plus ni moins que la liste des catégories d’obligation dans l’ordre inverse de la présentation par Whitehead dans Procès et réalité (ordre inverse choisi également par Bertrand Saint-Sernin dans sa présentation de Whitehead [10]).

Les catégories d’obligation sont en quelque sorte les catégories qui régissent (« obligent ») les faits de la nature et des territoires, c’est-à-dire les catégories d’existence. Elles sont des catégories de catégories. Whitehead va d’ailleurs plus loin en précisant dans Modes de pensée l’embryon d’un troisième niveau de catégories avec l’importance, l’expression, la compréhension, l’activité.

Un lien peut ici être fait avec Jacques de Courson, cité au chapitre 3. La prospective « a des liens étroits au système de décision si l’on recherche une évaluation, une efficacité, une pertinence, une intensité et une harmonie plus grande » : il cite les principales catégories d’obligation, et invite à la mise en jeu du maximum d’entre elles.

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Notes :

[1] Sa carrière scientifique en Angleterre va de 1898 à 1923, et sa carrière philosophique à l’université d’Harvard aux Etats-Unis va de 1924 à 1938.
2]
PR 223d.
[3] en lien à l’ IAE de Caen & Lipsor
[4] P.Braconnier, Colloque 6 dec 2007, Paris Dauphine, page 6, 2-2
[5] PR 26f (80)
[6] François Ascher, La société évolue, la politique aussi, Odile Jacob, mars 2007, 310 p., citation de la page 9.
[7] PR 27i (81)
[8] PR 27 g (81)
[9] PR 27d (81)
[10] Bertrand Saint-Sernin, Whitehead, un univers en essai, Vrin, 2000, pages 66 à 69.

9.A. Les faits de la nature

Chapitre 9 : Le procès : présentation générale. Analyse morphologique & analyse génétique. La structure de l’expérience

Le présent chapitre présente l’ensemble de la généralisation de la pensée organique, à travers la catégorie de l’Ultime (la créativité), les catégories, d’existence, les catégories d’explication et les catégories d’obligation (ou Obligations catégoriales). Nous avons exploré de façon minutieuse aux chapitres 7 et 8 les premières de chacune des catégories (l’(ap)préhension, le processus, les propositions, …), afin de mettre en évidence la démarche par laquelle chacun peut reconnaître dans son quotidien comment ces catégories sont à l’œuvre « en pratique », souvent sans en avoir conscience.

Cette présentation générale est indispensable, car tout le réel est nécessaire pour pouvoir appliquer cette démarche à la géographie : d’abord pour définir les objets géographiques (chapitre 11) puis pour appliquer ces notions à la région « Entre Vosges et Ardennes » (Chapitre 13 à 17).

Nous aborderons successivement les catégories d’existence (les faits de la nature), les catégories d’obligations (notamment les valeurs) puis le tableau général du schème organique.

9.A. Caractérisation des faits de la nature présents sur tous les territoires : les actualisations. Introduction aux catégories d’existence.

Les faits de la nature sont les actualisations. D’autres études ne citant pas Whitehead ont la même approche des faits de la nature, qu’ils nomment aussi actualisation, par exemple celle de Raymond Ruyer, qui fut professeur de l’université de Nancy [1].

Voici le classement que fait Whitehead des différents types de faits. Cette liste est donnée en début de Procès et Réalité, p.22 (p.73-74) :

FAITS Dénomination technique des catégories d’existence (CX) Symbole
abrégé
Réalités Dernières ou Res Verae Les entités actuelles (ou Occasions Actuelles) CX1
Faits Concrets de Relationalité Les préhensions CX2
États de Fait Publics (Faits manifestes) Les nexus CX3
États de fait Privés (Faits intimes) Les formes subjectives CX4
Purs Potentiels pour la Détermination Spécifique du Fait, ou Formes de Définitude (Pures possibilités pour le fait d’être déterminé spécifiquement, ou Formes de définité) Les objets éternels CX5
États de Fait en Détermination Potentielle ou Potentiels impurs pour la Détermination Spécifique des États de Fait, ou Théories (Faits potentiellement déterminés ou Possibilités impures pour le fait d’être déterminés spécifiquement) Les propositions CX6
Pures Disjonctions d’Entités Diverse (Disjonction pure d’entités diverses) Les multiplicités CX7
Modes de Synthèse des Entités en une unique Préhension , ou Entités Configurées (Modes de synthèse des entités dans une préhension, ou Entités modélisées). Les contrastes CX8

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Figure 9‑1 : Tableau des faits de la nature (qui sont des actualisations). Source : Procès et réalité, p.22 (p.73-74), trad. H.Vaillant -voir annexe 08- (entre parenthèse D. Janicaud).

L’expérience (géographique) de la transformation des territoires (prospective ordinaire) met en évidence la réalité des faits concrets et des formes de définité des faits. Ces faits concrets ne sont ni purement matériels ni purement idéels au sens des présuppositions substantialistes classique :

  • d’un côté une matière inerte et sans spontanéité,
  • de l’autre côté des idées étrangères au monde extérieur, qui seraient des « actualités vides ».

Ainsi, « La théorie des préhensions entend protester contre la bifurcation de la nature. Et, qui plus est, elle proteste contre la bifurcation des actualisations ». [2] L’approche organique est une réponse à la quête de Guy Di Méo et Pascal Buléon visant au dépassement de la dichotomie du matériel et de l’idéel. Le tableau des catégories d’existence peut être présenté en utilisant le schéma de concrescence de la manière suivante :

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Figure 9‑2 : Schéma des catégories d’existence . Source : PR.22 (p.73-74)

Faisons le rapprochement avec le schéma général de la géographie prospective :

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Figure 9‑3 : Schéma de l’approche de Philippe Destatte (2001)

Ce schéma est celui qui a été annoncé au chapitre 3. On observe que la prise en compte des observations et critiques retranscrites par Philippe Destatte permet un rapprochement d’autant plus pertinent avec le schéma des catégories d’existence. On observe que les (ap)préhensions prises en compte par Philippe Destatte [3] sont à la fois d’ordre « externe universel et particulier », et d’ordre « intérieur particulier » comme les désirs, ce qui correspond parfaitement à l’élargissement organique de la notion de perception. On constate que l’approche conjuguée prospective/évaluation ne présente plus d’oppositions/dichotomies, mais conjuguent les polarités interne/externe, passé/avenir, universel/particulier. En un sens, la géographie prospective, par le chemin de la pratique de terrain arrive à un résultat où l’on retrouve les points principaux de la pensée organique. La géographie prospective propose de façon naturelle une dialectique du matériel et de l’idéel, déclinée dans les listes d’opposés cités. Guy Di Méo & Pascal Buléon disent , rappelons le: « Une claire conscience de la dialectique du matériel et de l’idéel porte le germe de l’invention d’une nouvelle culture qui ne fasse pas violence au milieu naturel, qui pousse l’humanité à maîtriser les processus techniques de la transformation de ce milieu » [4]. Le croisement de la pensée organique avec la géographie prospective (mais pas uniquement) ne permet-il pas d’avancer vers cette nouvelle culture ?

L’apport de la pensée organique à la géographie prospective est ici double : il permet de détailler techniquement les phases internes de la concrescence/créativité et de donner un statut ontologique aux réalités décrites de phases à phases :

  • (ap)préhensions=histoire&désirs (CX2),
  • prospective=potentialités (CX5),
  • projet=proposition (CX6)

Les nombreux liens tissés entre la géographie prospective et les autres approches géographiques permettent de proposer une généralisation de cette conclusion.

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Notes :

[1] Voit notamment de Raymond Ruyer son ouvrage Eléments de psycho-biologie, PUF, 1946, notamment tout le chapitre IV intitulé « Problèmes de l’actualisation », pages 102 à 132. Il conjugue l’actuel et le potentiel, avec des accents tout whiteheadiens …
[2] PR 289d
[3] Le schéma lui-même a été préparé par Eugène Mommen Voir Destattes, 2002 p.345.
[4] Di Méo & Buléon, 2005, p.120, déjà cité au chapitre 6.B. page 174.

8.E-F. Gouttes d’expériences

8.E. Résumé des chapitres 7 & 8 sur la concrescence (les gouttes d’expérience) ; lien au schéma de questionnement de la partie I

Il est possible de résumer les chapitres 7 & 8 avec un schéma représentant les entités actuelles comme des gouttes d’expérience successives et interdépendantes. Sur la base de cette approche du réel, il est possible de constater comment cette approche est la généralisation de l’expérience ordinaire. Les analogies de la partie I deviennent des exemples vérifiant l’approche organique. Inversement, si l’on admet la généralisation proposée (qui respecte les 5 critères de scientificité), l’approche organique permet d’approfondir l’analyse de l’expérience. Le chapitre 9 sera consacré à l’exposé complet de la généralisation proposée, pour permettre de sortir du dualisme (chapitre 10), définir les objets géographiques (chapitre 11) et en tirer les implications géographiques (chapitres 12 à 17).

Schéma de synthèse des gouttes d’expérience :

Le procès de concrescence est divisible en une phase initiale de nombreux sentirs, et une succession de phases subséquentes de sentirs plus complexes intégrant les sentirs antérieurs plus simples, jusqu’à la satisfaction, qui est l’unité complexe du sentir. Telle est l’analyse « génétique » de la satisfaction. L’entité actuelle est vue comme un procès : il y a une croissance de phase en phase, il y a des procès d’intégration et de réintégration… [1]

Ce passage génétique de phase en phase n’est pas dans le temps physique : la relation de la concrescence au temps physique s’expri­me par le point de vue exactement inverse … L’entité actuelle est la jouissance d’un certain quantum de temps physique. L’analyse génétique n’est pas la succession temporelle : un tel point de vue est exactement ce que nie la théorie époquale du temps. Chaque phase de l’analyse génétique présuppose le quantum entier, comme chaque sentir le présuppose dans chaque phase. L’unité subjective qui domine le procès interdit la division de ce quantum d’extension qui a son origine dans la phase première de la visée subjective… Cela peut être présenté brièvement en disant que le temps physique exprime certains traits de la croissance, mais non pas la croissance de ces traits [2].

L’analyse d’une entité actuelle est purement intellectuelle ou, pour parler plus largement, purement objective. Chaque entité actuelle est une cellule ayant une unité atomique. Mais dans l’analyse, elle ne peut être comprise que comme un procès ; elle ne peut être sentie que comme un procès, c’est-à-dire comme un passage. L’entité actuelle est divisible, mais en fait elle n’est pas divisée. La divisibilité ne peut donc se rapporter qu’à ses objectivations, en lesquelles elle se transcende. Mais une telle transcendance est révéla­tion de soi [3]. L’autorité de William James peut être invoquée pour soutenir cette conclusion [4]. Il écrit : « Ou bien votre expérience n’a aucun contenu, aucun changement, ou bien il y a en elle une quantité perceptible de contenu ou de changement. Votre connaissance naturelle (en anglais, acquaintance) de la réalité croît littéralement par bourgeons ou par gouttes de perception. Intellectuel­lement et par réflexion vous pouvez les diviser en leurs composants, mais en tant qu’immédiatement donnés, ils vous viennent en totalité ou pas du tout.» [5]

Notons que la succession des phases est une succession logique, sachant que toutes les phases ensemble sont requises pour la satisfaction. Plusieurs auteurs de la partie I ont insisté sur ce point.[6]

Ainsi, si on considère le quantum d’actualité comme une goutte d’expérience, les gouttes d’expériences se succèdent les unes aux autres par inclusion (et non par addition) de la façon indiquée sur la figure qui suit.

A la place des atomes de Démocrite qui sont une substance matérielle, inerte, inaltérable, ou à la place des monades de Leibniz qui n’ont ni porte ni fenêtre sur l’extérieur, les entités actuelles de Whitehead sont des « gouttes d‘expérience, complexes et interdépendantes » (PR 18, 68). Ces gouttes d’expériences (appelées entités actuelles en terme technique) sont des unités de procès qui sont liées à d’autres gouttes d’expériences pour former des filons temporels de matière, ou peut-être liées à d’autres gouttes d’expériences complexes, toutes intriquées dans une société complexe comme le cerveau, de manière à former une route de succession que nous identifions à l’ « âme » d’une personne qui dure.

William James parle bien de « bud », de « drop » et d’ « abrupt increments of novelty » Il écrit :

« Ou bien votre expérience n’a aucun contenu, aucun changement, ou bien il y a en elle une quantité perceptible de contenu ou de change­ment. Votre connaissance naturelle (acquaintance) de la réalité croît littéralement par bourgeons ou par gouttes de percep­tion. Intellectuel­lement et par réflexion vous pouvez les diviser en leurs composants, mais en tant qu’immédiatement donnés, ils adviennent en totalité ou pas du tout ».

« Demander à une classe de servir d’entité réelle, revient ni plus ni moins à faire appel à un fox terrier imaginaire pour tuer un rat véritable ». (PR228b) C’est avec cette formule d’humour que Whitehead rejette la théorie des classes de substances particulières de Locke, de Hume, et de leur successeurs.

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Figure 8‑11 : Illustration de trois entités actuelles (ou gouttes d’expériences) successives.

Le lien entre la pensée organique et le schéma de questionnement :

Les phases ont été présentées globalement dans le présent chapitre. Elles ont été détaillées et approfondies une par une dans un document annexe à la présente thèse [7]. Ces éléments présentés ont permis d’établir le lien entre les phases de la concrescence et les questions du « schéma de questionnement » de la partie I.

8.F. Les implications du mode de pensée organique :

Les apports de la pensée organique sont les suivants :

  • Élargissement de la notion de perception sensible à la perception non sensible (la mémoire, l’histoire, les désirs, les valeurs, l’anticipation de l’avenir, …). Whitehead donne pour nom technique à cette (ap)préhension globale de la réalité le nom de préhension. C’est la prise trajective du réel d’Augustin Berque.
  • Réforme du principe subjectiviste en inversant le mouvement : le mouvement concret va de l’objet au sujet, de l’objectif au subjectif, et non l’inverse. Whitehead remet Descartes (et donc ses successeurs, notamment Kant) sur ses pieds. Le monde est préhendé par le sujet : les objets (physiques ou éternels) sont objectivés par une nouvelle actualisation dans une nouvelle occasion actuelle d’expérience, ou goutte d’expérience en référence à William James. A la place de « Je pense, donc je suis » Whitehead exprime qu’il serait également vrai de dire « Le monde actuel est mien » [8]. Griffin propose de dire la phrase également équivalente suivante : « Je préhende d’autres réalités actuelles donc nous sommes » [9]. Cette préhension entre l’actualité concrescente et son monde actuel correspond chez Augustin Berque à la prise trajective entre le corps animal et le corps médian : c’est la médiance d’Augustin Berque.
  • Rejet de la substance inerte, tout en reconnaissant que l’occasion actuelle arrivée à satisfaction divise le continuum spatio-temporel de façon pleinement déterminée, ce qui correspond à la substance immuable et à la localisation absolue de Newton, dans le temps et dans l’espace. Mais uniquement dans la transition entre deux procès de concrescence [10] ….
  • La réalité est formée de gouttes d’expériences, ou occasions actuelles d’expérience (aussi appelée entités actuelles). C’est le moment structurel de l’existence humaine d’Augustin Berque [11].
  • L’approche en termes de sujets logiques et de prédicats est profondément redéfinie (c’est de que Whitehead appelle la théorie de l’indication). En effet, les prédicats sont les objets éternels. : ils appartiennent donc aux sentirs conceptuels et non aux sentirs physiques [12]. Ceci consacre le rejet de la pensée en termes de sujets et prédicats. La théorie de la prédication chez Augustin Berque semble inversée, bien que tous deux arrivent à une même approche du sujet-superjet (whitehead) ou du sujet prédicat de lui-même (Augustin Berque). Une comparaison soignée serait à mener.
  • L’importance du corps, tant chez Whitehead que chez Augustin Berque. Whitehead parle de « l’être-avec-du-corps » (« withness of the body »)
  • Whitehead donne un statut ontologique à la potentialité générale (objets éternels) et la potentialité hybride (les propositions). Augustin Berque ne semble pas proposer d’analyse de la potentialité : il parle du passage de l’inconscience à la conscience, et de la somatisation/cosmisation du monde, sans détailler l’analyse génétique. Son attention est portée surtout sur les liens entre le sujet et son monde. Par contre, les exemples de ces liens sont nombreux. D’une certaine façon, au moins dans l’Ecoumène, Augustin Berque traite l’analyse morphologique et la préhension, mais ne détaille pas l’analyse génétique.

Ce travail de Whitehead de refondation des principes philosophiques qui sous-tendent notre culture scientifique peut être comparé à une reprise en sous-œuvre de bâtiments, par diverses techniques : techniques d’injections de béton de consolidation, technique de pieux semi profonds ou profonds, … Cela ne change pas les résultats de la science, mais cela renouvelle l’explication, voire l’ensemble du schème explicatif. Dean R.Fowler [13], dans un article pour la revue Process Studies, détaille l’importance de ce travail : les mêmes résultats scientifiques peuvent avoir, sur de nouvelles bases, un sens tout différent. Le principe de falsifiabilité de Karl Popper ne concerne que le résultat, et non l’explication qui sous-tend la théorie. Or le problème de la science actuelle n’est plus une différence au niveau des résultats, mais une différence au niveau de l’explication qui sous-tend la théorie, ou qui est présupposée par la théorie. Ce qui est en jeu est ainsi la signification, et la transmission de signification.

Conclusion : la réconciliation de la science, de la philosophie et de la géographie.  

Whitehead nous offre la possibilité d’une réconciliation entre la science et la philosophie, dans des termes qui s’ouvrent aux ontologies orientales. Mieux : la présente thèse fait l’hypothèse que seul ce mode d’investigation permettra de donner toute son importance aux recherches d’Augustin Berque, par la transposition adéquate des notions nouvelles que ce dernier apporte par sa connaissance des auteurs japonais et chinois. Inversement, le travail d’Augustin Berque peut être une vérification de la pertinence de la profonde remise en cause par Whitehead des auteurs classiques (Descartes, Hume, Kant, …), et de l’utilité de cette remise en cause. Les néologismes de part et d’autre nous font mesurer l’ampleur du changement de mode de pensée que cela suppose.

Pour la radicalité de la remise en cause, il semblerait que Whitehead aille plus loin qu’Augustin Berque (au moins dans l’expression que celui-ci en donne dans l’Ecoumène). En effet, la médiance concerne le moment structurel de l’existence humaine . L’approche de Whitehead concerne l’ensemble de la réalité : elle est une théorie quantique de l’actualisation, théorie qui conjugue les flux d’Héraclite (caractère vectoriel des préhensions) et l’atomisme de Démocrite (caractère quantique des gouttes d’expérience). Il y a un devenir de la continuité mais pas de continuité du devenir. Ainsi, dans l’approche organique, les valeurs entrent dans la composition interne des entités ultimes de l’Univers. La médiance est entre le corps animal et le corps médiant, et il n’est pas précisé le statut du « non-vivant » ou « non-humain ». Ainsi, un nouveau risque de dualisme (ou de bifurcation de la nature) pourait se trouver entre l’humain et le non -humain. Ce même risque se retrouve chez Merleau-Ponty chez qui la notion d’intentionnalité est l’équivalent de la visée subjective de Whitehead. L’intentionalité est liée à la conscience : elle ne caractérise donc pas l’ensemble de l’Univers [14].

Une ontologie « transmoderne » ?

Une ontologie organique basée sur l’ontologie cartésienne réformée semble donc possible et digne d’intérêt. Cette ontologie pourrait être qualifiée de « trans-moderne » (pour éviter le terme de post-moderne qui est piégé). Elle est une refondation du système explicatif de la science, en enlevant au schème explicatif actuel ses incohérences. Ces incohérences (tant du côté du matérialisme que de l’idéalisme) bloquent actuellement la recherche et sont en contradiction avec les nouvelles découvertes ou les confirmations attendues depuis un demi-siècle (expériences de Bernard Aspect). Cette refondation du système explicatif de la science moderne est complémentaire à la notion de falsifiabilité de Karl Popper. La falsifiabilité concerne le résultat, le système explicatif concerne les causes. Le regard actuel est entièrement tourné vers le résultat, ce qui aveugle sur les mécanismes du concret mal placé [15] (prendre l’abstraction pour le réel) et sur la bifurcation de la nature qu’il entraîne. La falsifiabilité porte le regard sur l’abstraction. L’ontologie organique fait porter le regard sur le concret. Tout le concret. L’abstraction doit justifier de prendre en compte tous les faits, y compris les faits têtus et dérangeants.

A J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier [16], qui posent la question de savoir si la notion de médiance d’Augustin Berque va être acceptée par les géographes, nous proposons la réponse suivante : l’ontologie organique, qui plonge ses racines dans notre culture européenne, grecque, latine et moderne, peut fournir les éléments explicatifs permettant de donner à la médiance la place qu’elle mérite dans l’approche géographique . Cette place est en effet le passage [17] entre la culture occidentale et la culture orientale. Avant de réaliser ce passage, un premier passage entre la culture moderne et sa réforme dans l’ontologie organique, trans-moderne semble pédagogiquement plus progressif, fécond et susceptible d’entraîner l’adhésion d’un grand nombre de lecteurs scientifiques, philosophes et géographes-urbaniste-ingénieurs-architectes.

Le procès réunit des notions qui sont utilisées par presque tous les géographes dans la pratique, notamment, nous l’avons vu, les notions d’(ap)préhension et de processus.

Les termes d’(ap)préhension et de processus sont utilisés de façon courante pour expliquer d’autres notions. Le DGES utilise ainsi 354 fois le terme processus. Le procès est un processus qui a un côté interne et un côté externe. Il faut le préciser, car le processus n’est souvent considéré que dans ses relations externes.

La pensée organique remet en cause la théorie de la perception géographique (Corbin) et la théorie de la représentation géographique (Paulet) . Ce n’est pas l’objet ici d’aller plus loin : ces deux derniers points pourraient être l’objet d’une nouvelle thèse pour chacun d’eux. Notre démarche est de rester dans l’axe du mode de pensée choisi pour en tirer certaines conclusions concernant l’explication de la transformation des territoires, le développement d’outils cohérents avec cette explication, et pour esquisser des applications.

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Notes :

[1] PR 220
[2] PR 283
[3] Cette dernière phrase n’est pas reportée par D.W.S. (ndt)
[4] PR 227
[5] W. James, Quelques Problèmes de Philosophie, Ch. X ; Whitehead signale :  « mon attention a été attirée sur ce passage par sa citation dans l’ouvrage du Pr J. S. Bixler : La religion dans la philosophie de William James ».
Cette notion de « gouttes d’expérience » est décrite par Franklin aux pages 45-46 (77-78) ; En plus de PR 227, on trouve la référence en PR 68a.
[6] Patrice Braconnier, Pierre Calame, …
[7] Le document est intitulé 02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc et se trouve dans l’annexe informatique à l’adresse suivante : 00_Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc.
[8] PR 76a.
[9] Griffin, RSS, 2002, 82.
[10] Voir le schéma de la partie II-X
[11] Berque, 2000, 125, 126, 131, 134, 143, 177, 204, 215, 218, …
[12] Voir page 236.
[13] Dean R.  Fowler *, Process Studies 5 : 3, 1975, article intitulé “La théorie de la Relativité de Whitehead”. 26pp.
[14] Exposé de Jean-Marie Breuvart aux Chromatiques whiteheadiennes de la Sorbonne en 2006.
[15] Dénoncé également chez Berque, 2000, 18e & 118b.
[16] J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier, Epistémologie de l’interface nature/société en géographie, Université de Lyon 2, Worshop-mercredi 23 juin 2004.
[17] Voir un développement de la notion de passage au chapitre 12.

8.D. Augustin Berque

8.D.1. Mise en lien des concepts d’Augustin Berque et d’A.N. Whitehead :

En première lecture, et sous toutes réserves de développements ultérieurs, il est possible de proposer l’équivalence suivante entre l’ontologie processive et l’ontologie d’Augustin Berque :

Ontologie d’Augustin Berque   Ontologie processive  
Ecoumène, 14b

« L’écoumène est une relation : la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre. Elle ne se borne donc pas à la matérialité(…) a toujours excédé la dimension géométrique des corps, … »

Continuum extensif, PR 72d

« Le continuum extensif est l’élément relationnel général au sein de l’expérience par lequel les entités actuelles expériencées, et cette unité de l’expérience elle-même, sont unifiées dans la solidarité d’un unique monde commun. »

Médiance : (§27, 124-126)

« moment structurel de l’existence humaine » (124)

« C’est une chose que l’on a détaché par objectivation de son fondement concret, la médiance de l’humain » (125c)

« (…) il y a dans celle-ci une puissance de mouvoir, … » (126e)

« Cela pourrait se représenter par un vecteur » (127a)

C’est l’entité actuelle concrescente: co-croissance des entités préhendées, qui forment la «constitution interne réelle » (Locke) d’une nouvelle entité .

La concrescence est l’objectivation du monde actuel d’une entité faisant émerger une nouvelle entité formant une nouvelle unité des éléments objectivés.

Notion de puissance de Locke, qui qualifie l’entité actuelle concrescente.

La préhension est un vecteur

Corps médial Il semblerait que ce soit tout simplement le corps dans son milieu actuel, c’est-à-dire avec les objectivations multiples du milieu actuel.

La notion de préhension permet à Whitehead d’éviter de créer ce néologisme : la question nous semble traitée dans l’élargissement de la perception sensible à la perception non-sensible

Appréhension : 83c, 126b, 139, 142, 145, 207,

Manière de saisir les choses

Prise « trajective »

Les choses sont « saisies par nos sens et par notre intellect » (144c)

(ap)préhension :

Catégorie d’existence n°2 (CX2 – Les catégories sont expliquées et décrites au chapitre 9 ci-après)

Processus (127b,133, 144, 234, …)

« Processus trajectif » (200c)

Procès

Parler de « processus trajectif » revient à dire que la première division de l’entité actuelle est en terme de préhension (CE10)

« Unité réelle entre chorésie et topocité » (144d) Catégorie d’obligation n°1 (CO1)

De l’Unité subjective

« Les choses y sont en devenir (…) elles sont pour ainsi dire des « devenant-choses » (144d) Principe de procès :

C’est la catégorie d’explication n°9 (CE09 –voir Ch9, p. 286-)

Chora :

« La chôra, (…) c’est bien l’ouverture par laquelle adviennent à l’existence les êtres qui vont constituer le monde ; C’est le lieu géniteur … » (23a)

C’est l’analyse génétique de Whitehead, l’émergence d’une nouvelle concrescence.
Topos :

« Il y va de l’existence des choses(…) puisqu’il faut bien qu’elles se trouvent quelque part »

Espace

Division du continuum extensif.

Rejet de l’actualité vide du principe ontologique (CE18). Il s’agit ici de la remise en cause la plus radicale de l’ontologie des Lumières, avec laquelle Whitehead se trouve en accord avec Augustin Berque.

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Figure 8‑10 : Comparaison de l’ontologie d’Augustin Berque et de l’ontologie processive.

On le voit, l’inventivité semble aussi forte d’un côté que de l’autre. Cela ne montre-t-il pas dans les deux cas l’ampleur de la remise en cause nécessaire pour sortir du dualisme cartésien, et proposer une approche de l’être géographique unifiée, cohérente et proche du concret ?

Le principe de relativité whiteheadien (CE4) essaie d’expliquer comment une entité actuelle entre dans une autre (relation interne) ; Augustin Berque parle à de nombreux endroits de « rapatriement trajectif du monde en notre chair… » [1] « rapatrier le monde en son propre corps » [2], ce qui semble être une autre façon d’exprimer le principe de relativité, et donc les relations internes …

Pourtant il pense que cela ne se fait que par les symboles (130b, p124c, p.157c, …). Il parle de surnaturel (130d). Il parle aussi de représentation : il « nous faut donc affirmer que la « nature », c’est toujours celle que nous nous représentons (…) autrement dit, elle est trajective, non pas objective » [3]. Il ne fait pas de doute que sur ces trois points, son approche diffère de la philosophie organique. Une comparaison des approches obligerait donc à un examen approfondi de la notion de symbolisme dans les deux cas, avec la difficulté déjà énoncée de sources européennes d’un côté et de sources orientales de l’autre.

D’un point de vue pédagogique, et pour la clarté de l’exposé, il semble plus abordable d’essayer de bien expliquer l’approche whiteheadienne de la perception sensible et non sensible, la remise en cause de la théorie de la représentation, le rejet du dualisme et de la substance inerte, … avant d’arriver à l’audacieuse comparaison de l’écoumène avec le procès whiteheadien du territoire.

Il est important de bien saisir le point de départ précis de la comparaison. Augustin Berque déclare: « Aussi bien le point de vue de la médiance équivaut-il à une invalidation radicale non seulement de l’ontologie moderne mais de toutes les conceptions de l’existence humaine qui plus ou moins consciemment tablent sur cette ontologie » [4].

A la suite de ce propos, il commence une critique radicale de Descartes. Un peu plus loin, il reconnaît pourtant que l’absolu fondait encore la démarche de Descartes [5] et que le sentiment (l’esthétique) chez Descartes est « notre vie elle-même » [6]. C’est donc en définitive la caricature de Descartes après trois siècles de modernisme qui est critiquée, et l’incohérence de sa séparation arbitraire entre la substance pensante et la substance étendue. Augustin Berque rejoint ici la critique nuancée de Descartes par A.N. Whitehead, décrite ci-après.

8.D.3. « Réaliser le rêve de Descartes … » Valeur pédagogique de l’approche whiteheadienne.

L’intérêt du travail de Whitehead est de montrer qu’en supprimant cette incohérence, en supprimant de façon plus radicale toute référence à une « substance inerte » [7] et en réformant le principe subjectiviste (le « je pense, donc je suis »[8], plusieurs intuitions de Descartes vont précisément dans le sens de la thèse de l’ontologie organique. Il est ainsi de la res verae (« chose vraie ») de Descartes, et de plusieurs intuitions sur la perception de la réalité, sensible et non sensible, dont l’expression n’a pas été aboutie par Descartes. Whitehead, en scientifique, mathématicien et philosophe reprend ces intuitions et les mène à maturité, avec l’acquis de la science relativiste et de la mécanique quantique. C’est en ce sens que Whitehead réalise le rêve de Leiniz et de Descartes de la mathématisation de la nature [9], malgré le doute émis sur ce point par Félix Cesselin [10]. Les remises en cause sont sérieuses et sévères, mais cette démarche de réforme rend justice à la fécondité de la science cartésienne. Whitehead reprend les fondations de la science. Il met à jour tous les présupposés non explicités, toutes les idées sous-jacentes qui ont permis son succès, et ceci sans décrocher du sens commun, c’est-à-dire de que chacun peut retrouver dans son expérience personnelle, dans l’expérience de son corps propre, communautaire, et biologique. Il fait le grand ménage des idées du noyau dur du sens commun, celles que chacun présuppose en pratique, même s’il le nie verbalement. Or Descartes, Hume et Locke, de façon spectaculaire, présupposaient en pratique un certain nombre de thèses que contredisaient leurs propres théories. La pensée organique tient compte et explicite l’ensemble des notions que chacun de nous pense en pratique sur la créativité, la liberté, l’unité d’expérience entre le corps et l’esprit, sur les valeurs, sur l’existence du monde extérieur, sur les relations internes, …

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Notes :

[1] Berque, 2000, 157c.
[2] Berque, 2000, 130b.
[3] Berque, 2000, 154e
[4] Berque, 2000, 181-182.
[5] Berque, 2000, 185b.
[6] Berque, 2000, 215d.
[7] Ce qui ne revient pas à supprimer la substance.
[8] Cette parenthèse est une approximation pédagogique. Pour un exposé technique détaillé du principe subjectiviste whiteheadien, voir David Ray Griffin (DRG), La philosophie de Whitehead postmoderne et radicalement différente : un argument en faveur de sa pertinence contemporaine, State University of New York Press, 2007, 241 pp. traduction française Henri Vaillant (inédite), notamment l’appendice « Le principe subjectiviste de Whitehead : de Descartes au panexpériencialisme », PP. 215-240. Cet appendice est consultable intégralement dans l’annexe informatique n°08. Ol se veut une synthèse « définitive » depuis les premiers travaux de Rorty (1963), Lindsey (1976), DRG (1977), Olac Bryant Smith & DRG (Revue PS 2003)
[9] Voir Louis Couturat, « Études critiques. L’algèbre universelle de M.Whitehead [1898] », pp. 323 à 362, Revue de Métaphysique et de Morale, 1900, citation p.362 : « Puisque M.Whitehead a développé et unifié dans une vaste synthèse le calcul logique de Boole et le Calcul géométrique de Grassmann, on peut dire qu’il a réalisé le rêve grandiose [de Leibniz], et que son Algèbre universelle n’est pas autre chose que la Caractéristique universelle de Leibniz. Mieux encore, c’est la Mathématique universelle que Descartes voulait substituer à la Logique scolastique, et qui était pour lui la vraie Logique scientifique. Ces rêves prophétiques prennent corps en quelque sorte dan l’ouvrage de M.Whitehead : il fournit un contenu scientifique et des applications positives à ces intuition divinatrices, qui ont longtemps pu passer pour des chimères de métaphysiciens ; il vient donner raison à ces grands rationalistes, en confirmant et en illustrant l’idée cartésienne de la Mathématique conçue comme la science universelle ». Également cité par H.Vaillant dans « La réception de Whitehead en France » (2005), p. 49.
[10] Félix Cesselin, La philosophie organique de Whitehead, Thèse de Lettres, Paris, 1950.

8.C. Applications géographiques

8.C. Le lien aux réalités d’expérience de la partie I ; Application à la géographie

8.C.1. Le lien aux réalités d’expérience de la partie I

En revenant à notre schéma de questionnement de la partie 1, il est possible d’établir les liens avec le schéma de synthèse de la partie I, en suivant les phases du procès de concrescence, et en utilisant les mots de la pratique professionnelle. Ces liens sont les suivants :

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Figure 8‑2 : Lien entre la concrescence microscopique et l’expérience macroscopique

Il apparaît alors de quelle façon la pensée organique peut non seulement confirmer la pertinence des rapprochements opérés dans la partie I chapitre 3 et 4, mais aussi l’approfondir en y intégrant tous les acquis de la science d’aujourd’hui, et tous les acquis des philosophes des Lumières (même si cet acquis apparaît sous forme de critique constructive, voire de révision sérieuse).

Cet approfondissement consiste dans la précision du vocabulaire de la pensée organique pour détailler les liens entre chaque phase, et les phases elle-même.

Une analyse précise de chacune des phases de la concrescence a été réalisée pour la présente thèse, avec des exemples puisés dans la partie I : nous voulions être sûr que chaque élément du schéma de questionnement avait bien sa correspondance dans une phase de la concrescence organique. Pour garder une lisibilité d’ensemble à la thèse (soucis de pédagogie, et de conservation d’un fil directeur global), cette enquête d’approfondissement de 25 pages (avec 13 schémas détaillés des phases) est présentée en annexe informatique « Annexe00_Textes-Complementaires » [1].

Le plus difficile était la compréhension du passage du procès microscopique au procès macroscopique, et la pertinence de ce passage. Cette pertinence a été vérifiée lors de la présentation du travail aux Chromatiques Whiteheadiennes de septembre 2007 (présentation de la schématisation du procès de concrescence, et son utilisation pour un procès de transformation des territoires), et lors d’un entretien avec le philosophe Jean-Marie Breuvart le mardi 4 décembre 2007. La pertinence du lien entre le microscopique et le macroscopique réside dans le fait que Whitehead est parti de l’expérience ordinaire, macroscopique pour trouver les éléments de son procès microscopique (« Chaque entité répète en microcosme ce que l’univers est en macrocosme » [2]) et la présente thèse réalise un travail dans le sens inverse : partir du résultat du procès microscopique afin de voir en quoi elle éclaire le réel macroscopique de notre investigation. Ce point est développé au chapitre 10.

Dés lors, il est possible de dire que les analogies trouvées par l’observation dans la partie I ne sont pas des coïncidences. Elles sont la conséquence de la structure du réel lui-même [3]. Ces observations vont dans le sens même de la recherche de Whitehead : elles peuvent amener à découvrir de nouveaux liens qui peuvent compléter, modifier, amender l’approche organique, tant au niveau microscopique que macroscopique, à cause de l’unité universelle du réel à chaque échelle. En d’autres termes, le processus se retrouve à chacune des échelles.

Ce point-clé de notre enquête étant éclairci, il est possible de poursuivre le chemin en montrant comment plusieurs grands géographes et urbanistes (Alain Reynaud, Rodrigo Vidal-Rojas) ont développé leur propre intuition, d’une manière quasi-organique.

8.C.2. Le lien à l’approche d’Alain Reynaud dans Justice Socio-Spatiale ; notion de région conviviale ; le procès territorial

Pour amorcer dès maintenant l’application de la notion de procès à la géographie, le schéma du procès peut être comparé à celui d’Alain Reynaud [4] :

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Figure 8‑3 : La problématique des classes socio-spatiales d’Alain Reynaud dans Société, espace et justice .

La valeur spécifique étudiée par Alain Reynaud est l’inégalité.

  • La phase a pourrait correspondre à l’articulation (les liens entre classes socio-spatiales[5], ou la réalité des nexus socio-spatiaux)
  • La phase b pourrait correspondre à l’Inégalité.
  • La phase c pourrait correspondre au conflit (intégration de l’articulation et l’inégalité).
  • La phase d pourrait correspondre à la conscience (le sentiment d’appartenance [6], 2ème intégration entre le conflit et la réalité) et la mobilité.

Dans chaque cas, il s’agit d’une application particulière du procès. Il est étonnant de constater l’équivalent d’un axe de dichotomie (le trait pointillé vertical dans le schéma de concrescence) chez Alain Reynaud, par la distinction entre l’objectif, à gauche -l’analyse morphologique, faits visibles- et le subjectif, à droite -analyse génétique, faits intérieurs-. Ainsi, dans cette optique, Alain Reynaud étudie le procès organique d’injustice territoriale. Sa vision du monde est celle d’un conflit entre classes socio-spatiales, sa proposition est la mise en évidence du conflit, et le résultat est la mobilité pour sortir du conflit. Il peut, selon lui, y avoir conscience ou non de tout ou partie des personnes [7]. En un sens, Alain Reynaud s’intéresse de façon privilégiée à la figure du migrant, par rapport à celle du nomade ou du sédentaire. Le migrant est pour lui signe visible d’un malaise intérieur que la migration révèle.

L’intérêt de l’approche par le procès organique est d’être plus générale, et de pouvoir s’appliquer à d’autres valeurs, d’autres visions du monde, d’autres propositions qui en résultent, et d’autres choix induits.

Guy di Méo semble d’ailleurs avoir déjà opéré un élargissement de l’approche par le concept de métastructure socio-spatiale [8], de configuration socio-spatiale (CSS) et de formation socio-spatiale [9] (FSS). Mais le fait de se référer à Maurice Godelier dans L’idéel et le matériel [10]permet de poser la question de la dichotomie en matériel et idéel, mais pas de la résoudre. Régis Debray dans sa Critique de la raison politique [11] permet d’aller plus loin, et Anne Pomeroy prolonge cette analyse en termes whiteheadiens (voir plus loin au chapitre 10.E.3.). On voit ici de quelle manière le procès organique pourrait contribuer aux fondements nouveaux des approches géographiques citées : le procès organique permet d’entrer avec un grand raffinement dans l’explication de la « dialectique du matériel et de l’idéel », dans l’approche unifiée qu’en propose Whitehead. Son approche permet de faire les liens entre tous les éléments kaléidoscopiques des notions des auteurs qui ont abordé cette question [12].

Illustrons tout de suite le schéma de concrescence par l’exemple concret de la « région conviviale », qui sera développé en partie III. Dans cet exemple, l’attention n’est plus portée sur l’inégalité, mais sur la convivialité. L’analyse des tensions porte vers le mieux vivre ensemble (togetherness), en vue à la fois de s’appuyer sur -et développer- le sentiment d’appartenance pour conforter le plus grand territoire (« la région conviviale ») où peut s’épanouir ce sentiment d’appartenance.

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Figure 8‑4 : Le procès organique du territoire : exemple de la région conviviale.

Toujours à titre d’exemple concret pour bien faire le lien à la géographie et à l’urbanisme, voici un schéma plus général faisant appel à une synthèse des travaux de Rodrigo Vidal-Rojas, Pierre Riboulet, David Mangin & Philippe Panerai, Philippe Panerai-Jean-Charles Depaule & Marcelle Demorgon, Philippe Panerai-Jean-Charles Depaule-Jean Castex, Pierre Micheloni-Pierre Pinon, Rémy Allain, [13]… Ce schéma sera développé plus loin pour bien tracer les liens aux notions de l’approche organique.

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Figure 8‑5 : Le procès territorial. Exemple des notions géographiques et urbanistiques.

La distinction dans le schéma ci-dessus entre potentialité générale et potentialité réelle[14] est essentielle dans l’application à la géographie : la géographie, pour se constituer comme science, cherche comme toutes les sciences à définir les éléments indépendants des circonstances. Et l’analyse spatiale (Pumain, Saint-Julien), la morphologie urbaine (Allain) ainsi que l’analyse spatiale (Panerai à la suite d’Aymonino et Muratori) parviennent à ce résultat. Mais une potentialité générale (un objet éternel) ne se révèle qu’à travers le concret : prendre cette abstraction pour le réel serait commettre l’erreur du concret mal placé. C’est l’abstraction qui doit se justifier en expliquant correctement le réel (sans jamais pouvoir l’épuiser) et non l’inverse. Éviter la bifurcation du réel est à ce prix. La démarche organique est de partir d’abord du réel, ce qui la distingue de celle par exemple conduite par Roger Brunet pour qui le schéma abstrait est premier et doit être confronté tel quel au réel.

8.C.3. L’approche de Rodrigo Vidal-Rojas dans Fragmentation de la ville et nouveaux modes de composition urbaine

8.C.3.1. Liens entre la pensée de Rodrigo Vidal-Rojas et le procès organique : fragments et concrescence.

Rodrigo Vidal-Rojas définit un fragment à partir de la notion de dimension qui « peut être saisie à partir de 4 idées qui convergent toutes vers une signification complexe et complète » [15]. Il appelle dimension ce qui est appelé procès dans le début de ce chapitre, et les 4 idées sont les 4 réalités a, b, c, d. Le texte est donné intégralement ci-après. Nous avons simplement rajouté a), b), c), d) pour établir la correspondance avec le schéma de base, et souligné en gras quelques mots. Les italiques sont de l’auteur. Les quatre dimensions (réalités) s’inscrivent naturellement dans l’ordre des quatre phases a, b, c, d, du procès.

Le constat de cette longue citation [16] est ici aussi une convergence étonnante de l’approche de Rodrigo Vidal Rojas avec la pensée organique, avec en outre une quantité d’exemples d’une grande richesse. En effet, Rodrigo Vidal-Rojas définit 13 dimensions possibles simples (morphologique, typologique, connective, systémique, écologique, espacement, structurelle, matérielle, fonctionnelle, connotative, imaginaire, espace social, économique -chacune de ses dimensions pouvant faire l’objet d’un schéma-) R. Vidal-Rojas fournit des exemples pour chacune d’elles.

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Figure 8‑6 : Description du fragment dans l’approche de Rodrigo Vidal-Rojas. Lien entre la dimension de Vidal-Rojas et chacune des phases du procès de concrescence du territoire (ou morphogénèse territoriale).

« (…) le fragment se caractérise par une inexistence objective dont l’émergence dépend de la dimension subjective que l’on choisit pour saisir la réalité. (…)

  1. a) D’abord, selon l’observateur, la dimension est un angle de vue, un point de vue, un point dans lequel on se situe pour observer un fait ou un phénomène sous un jour particulier. Cela relève d’un choix qui dépend d’un objectif, d’une intention. Lorsque nous prenons parti en fonction d’une manière de saisir la réalité qui tient à ce que nous voulons découvrir. En choisissant cet angle spécifique, nous rendons évident l’aspect de la réalité que nous voulons dévoiler pour la saisir dans son intégralité. Le choix de cet angle de vue est le premier geste de création du fragment urbain. Des exemples en sont la forme de l’espace, les usages, l’incidence de la lumière, etc …
  2. b) Deuxièmement, du point de vue de l’objet territorial observé, la dimension est une qualité principale à l’intérieur d’un ensemble. Lorsque l’on observe une portion du territoire, il est toujours possible de remarquer que certains aspects sont plus marquants que d’autres, certaines qualités plus essentielles que d’autres. Ces qualités peuvent avoir trait à la réalité sociale, physique ou symbolique du territoire, l’une d’entre elles étant prépondérante par rapport aux autres. A partir du moment où l’on relève une de ces qualités, nous sommes en passe de reconnaître la potentialité qui différencie cette unité urbaine des autres unités, mais en même temps la potentialité qui rend au territoire toute son identité à l’intérieur d’un ensemble. Des exemples en sont la couleur, la monumentalité, la matérialité, les perspectives, la régularité, etc …
  3. c) Troisièmement, la dimension est aussi l’un des aspects principaux par lesquels nous saisissons la réalité de premier ordre. Dans ce sens, la dimension est l’essence première de la réalité matérielle. L’image que nous avons d’une unité urbaine au premier abord est celle sur laquelle nous construisons notre idée, notre imaginaire de cet espace, celle qui devient mémoire et réminiscence, celle que nous reconnaîtrons comme la trace principale de ce territoire. Des exemples en sont le skyline d’une ville, la typologie du bâti, la lumière, etc
  4. d) Finalement, la dimension est ce qui distingue une portion du territoire d’une autre portion, en d’autre termes, ce qui révèle la discontinuité urbaine. La dimension est un trait saillant. Cette proéminence peut être donnée par un élément ou un espace hiérarchique ou un édifice ou une couleur dominante ou un autre aspect remarquable autour duquel gravite une unité urbaine, une portion du territoire.

Angle de vue, qualité principale, essence première et trait saillant sont ainsi les quatre idées qui donne sens à la dimension laquelle, une fois saisie, donne sens, mesure, contenu, forme et périmètre au fragment urbain. La dimension révèle une unité qui se détache de l’ensemble : elle détermine le degré de cohésion interne de cette unité ainsi que les liens et la distance qu’elle établit avec cet ensemble. »

Détaillons la dimension, qui semble correspondre au procès d’émergence d’une portion de territoire :

Les termes retenus par R. Vidal-Rojas (en italique) pour caractériser chaque phase ne sont pas ceux qui permettent la correspondance avec le procès whiteheadien (en gras), mais la réalité d’expérience décrite est bien la même.

  • La discontinuité indiquée au point d) renvoie à l’atomicité du fragment,
  • L’essence première semble un reste de pensée substantialiste, que l’auteur dénonce par ailleurs (page 96d : « En évitant toute référence à des qualités substantielles, il s’avère que c’est précisément parce que le segment cherche à synthétiser sur le plan des idées la diversité complexe existant sur le plan du vécu matériel de l’espace, tout en s’en dégageant, qu’il émerge comme un concept. »). Mais suite à cette dénonciation, l’auteur ne remplace pas la notion : il crée une approche nouvelle « qui n’existe pas dans la nature ». En effet, le glossaire, à fragment, explique «Le fragment n’existe pas dans la nature, et il n’est pas possible de le repérer sans avoir recours à une dimension qui lui donne existence et sens ». Sur le nouveau fondement de l’approche organique whiteheadienne, nous verrons plus loin que le fragment n’est rien d’autre qu’un nexus ou une société d’entités actuelles, les notions qui remplacent celle de substance cartésienne.
  • La manière de saisir la réalité décrite en a) est décrite pages 136-137 comme « mécanisme d’appréhension du fragment », mécanisme qui est matériel, perceptuel, conceptuel, idéal et référentiel. Il s’agit bien là de l’appréhension, c’est-à-dire la préhension whiteheadienne, compte tenu de la caractérisation qui dépasse bien la seule théorie de la perception sensorielle, pour considérer tout autant les idées, les concepts, les idéaux que les perceptions, dans une même appréhension (d’où la préhension du procès whiteheadien qui supprime le « ap » pour éviter tout contresens).
  • Le point c) est une belle description de la transmutation. En effet, la définition d’un fragment urbain fait appel à des références fragmentaires (les points de vue au sol, avec souvent l’impossibilité de connaître tous les aspects du fragment considéré) qui sont agrégées et assimilées dans une seule image. Rodrigo Vidal-Rojas définit longuement le concept imagé pages 80d à 84c. Ces pages montrent bien de fait le mécanisme de la transmutation whiteheadienne appliqué aux données urbaines, bien que l’auteur ne semble pas connaître Whitehead. Il semblerait ici aussi qu’un parrallèle avec la notion de concept imagé de Deleuze (lecteur de Whitehead) puisse être fait. Cette convergence n’est pas étonnante vu la référence explicite et constante à l’expérience et à la pratique dans l’approche de Vidal-Rojas (pages 58c, 75-76, 78c, 82a, 83d, 87d – alvéole-, 105b, 177, etc).

La dimension des fragments de Vidal-Rojas semble donc bien correspondre aux nexus whiteheadiens appliqués à l’urbain [17], qui seront nommés désormais nexùs urbains.

L’apport de Whitehead est de fonder métaphysiquement cette démarche, ce qui permet de dire que Vidal-Rojas rencontre le concret et les éléments réels de la nature (toujours mouvants et changeants), ce réel étant cette fois-ci non dualiste, non bifurqué et sans dichotomie. Ainsi, Rodrigo Vidal-Rojas apporte sa réponse à la question de Guy Di Méo sur le dépassement de la dichotomie du matériel et de l’idéel [18].

Les deux pages qui suivent montrent le schéma de synthèse de la démarche de Rodrigo Vidal-Rojas, la définition des dimensions systémique et connotative et deux exemples :

8.C.3.2. Présentation de quelques dimensions des territoires :

Définition de la dimension systémique : « Dans ce cas, on reconnaît qu’au delà des dimensions précédents, et malgré l’importance qu’elles peuvent acquérir, le trait saillant, c’est-à-dire ce qui distingue certaines portions du territoire du reste, est l’organisation d’une totalité selon un ordre, en fonction d’une hiérarchie, sur la base d’un réseau qui relie des composantes diverses et cohérentes, situées en des points différents du milieu urbain, et qui cherche à atteindre des objectifs bien précis. Cette dimension systémique suppose mouvement circulatoire et échange entre les parties. Le fragment qui en résulte s’organise en se superposant à d’autres fragments avec lesquels il configure des nœuds, des points, des axes et des lignes. Ex : Figure 16 : le système des aires vertes de Santiago du Chili » (page 109)

Définition de la dimension connotative : La dimension connotative fait ressortir les aspects symboliques du territoire, c’est-à-dire les qualités des l’espace sur la base desquelles s’établissent des liens d’affectivité entre les individus et le territoire. Cette dimension peut être divisée en visuelle, acoustique et élément de référence. La première met en évidence les composantes spatiales que l’on peut repérer à l’œil nu (la vision rétinienne). La deuxième insiste sur les qualités sonores, leur intensité, leur rapport aux activités quotidiennes. La troisième signale l’existence d’éléments de signification qui, au delà de leur lisibilité, émergent de par leur place dans la mémoire des individus comme des éléments structurants du territoire. Une des caractéristique majeure de la dimension connotative est qu’elle se rattache la plupart du temps au principe de l’axe cérémonial qui organise, autour d’une même unité urbaine, la totalité des éléments hétérogènes qui cohabitent dans le champ environnant. Un exemple intéressant est celui de la connotation spirituelle de l’axe cérémonial à Machu Pichu (Fig. 21). (page 111-112).

8.C.3.3. Typologie des nexus urbains :

Ce que Rodrigo Vidal -Rojas appelle « dimension » est la caractéristique déterminante d’un ensemble d’entités actuelles concrescentes dans leurs relations mutuelles.

Positionnement dimensionnel Entité actuelle concrescente
Dimension Caractéristique déterminante
Fragment Nexùs, c’est-à-dire un ensemble d’entités actuelles liées entre elles par une (ou plusieurs) caractéristique(s) déterminante(s).

Figure 8‑7 : Tableau de correspondance entre l’approche de Rodrigo Vidal-Rojas dans Fragmentation de la ville et nouveaux modes de composition urbaine (p.106-107) et l’approche organique de Whitehead.

Les dimensions des fragments urbains (ou les caractéristiques déterminantes des nexus urbains en langage organique) décrits par Rodrigo Vidal-Rojas peuvent être schématisées par la grille de questionnement. Ces schémas seront utiles pour faire le lien avec les phases du procès whiteheadien de transformation du territoire, permettre des développements dans le cadre de la présente thèse sur nos propres exemples et fournir une exemplification la plus complète possible dudit procès.

La grille de questionnement est présentée sous forme d’un tableau de 4 cases pour simplifier l’exposé. Chaque case correspond à chacune des phases a, b, c, d du schéma de base.

Figure 8‑8 : Tableau des caractéristiques des nexus urbains n°1 à 12 dans l’approche de Rodrigo Vidal-Rojas, Fragmentation de la ville et nouveaux modes de composition urbaine (p.106-107), présentés suivant les réalités ontologiques.

Caractéristique 1 : morphologique

a. Faits de base b. Rapports vide-plein.
Discontinuités
Changements d’échelle
Potentialité : lieu d’équilibre de ces rapports
d. Caractéristiques dimensionnelles.
Exemples : Villes italiennes ; Villes de la Renaissance
c. Transformation des conditions du rapport vide-plein :

 

Caractéristique 2 : typologique :

a. Faits de base b. Typologies
Ordres et styles architecturaux.
Potentialité : lieu d’expression majeure de la qualité typologique, discontinuité typologique ou superposition typologique.
d. Exemples :
– Damero dans les villes hispano-américaines ; Bastites du sud de la France ; Barcelone d’Ildefonso Cerda
c. Permanence ou mutation de la continuité typologique, et de la question des ordres et styles architecturaux.

Caractéristique 3 : connective :

a. Faits de base b. Convergences ou continuité des flux.
Potentialité : lieu
– d’échange intermodal,
– de concurrence entre facteurs de connectivité,
– de croisement de moyens de connectivité, des raccordement des flux et des réseaux
d. Exemples : gares … c. (intégration des potentialités et des faits)

Caractéristique 4 : systémique :

a. Intensité des échanges et évidence des éléments hiérarchiques b. Ordre, Hiérarchies, Axes, Réseaux,
Potentialité : lieu ou élément hiérarchique
– où l’essentiel est dans les éléments entre composants
– où se forme un réseau d’axes hiérarchiques
– où s’observe le segment d’une ligne de réciprocité interne entre deux composants hiérarchiques
d. « trait saillant » :

Organisation d’une totalité selon
– un ordre
– en fonction d’une hiérarchie
– sur la base d’un réseau qui relie des composants divers et cohérents
– qui cherche à atteindre des objectifs précis.
Exemple :Ceinture verte à Santiago de Chili

c. (intégration des potentialités et des faits
avec des objectifs précis)

Caractéristique 5a : Écologique facteur d’autonomie

a. Indépendance du milieu b. Potentialité :
Lieu de ravitaillement, de rassemblement collectif, d’échange avec l’extérieur
d. Exemple : Watterworld au japon c. (intégration des potentialités et des faits)

Caractéristique 5b : Écologique d’intégration au milieu.

C’est une caractéristique que nous ajoutons par contraste avec la précédente, pour caractériser le fragment par sa qualité d’enracinement sur le site où il se trouve, et le site naturel limitrophe.

a. Rapport au milieu b. Potentialité : lieu d’équilibre avec l’environnement et le milieu naturel
d. Exemples : Parcs naturels, Sites inscrits naturels ou urbains c. Intégration

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Figure 8‑9 : Photos d’exemples caractéristiques de nexus urbains : complexe systémique connotative, et complexe espacement-imaginaire.

Caractéristique 6 : espacement « intervalle ou marge » entre les quartiers

a. « intervalle ou marge entre les quartiers » b. Potentialité : lieu qui crée l’unité globale des fragments entre eux : passage de « résidu » à un « fragment » à part entière.
d. Exemple :
– Parc de la Aigüera de Ricardo Bofill
– de nombreux parc jouent ce rôle
c. Effet d’échelle :
– de près : indépendance aux fragments urbains
– de loin : cet élément apparaît comme un « interfragment ».

Nous pourrons ajouter l’exemple de la Vallée de la Rosselle, qui conjugue les types ou nexus d’espacement et d’écologie.

Caractéristique 7: structurelle : facteur de continuité ou de changement

a. Faits de base b. Jointures de trames distinctes
Potentialité :
Capacité d’intégration de contraintes différentes
d. Exemple :
Travaux de Robert Krier
c. Frange de jointure de trames distinctes, non coïncidence des trames et du tissus

Ce type ou nexus semble articuler des fragments morphologiques entre eux : son caractère serait l’équivalent pour la dimension morphologique (rapports vides-plein) du type systémique pour l’ordre et la hiérarchie.

Caractéristique 8 : matérielle (pourrait être une sous-rubrique de 1 ou 2)

a. Faits de base b. Potentialité :
Organisation de l’espace autour d’un élément principal.
d. Un matériel prédomine, qui donne une image forte d’unité et de cohérence. Exemples :
– Ruines de Rome
– Village de Chloé au sud du Chili
c. (intégration des potentialités et des faits)

Caractéristique 9 : fonctionnelle

a. Faits de base b. Potentialité :
Capacité du lieu à assimiler et réunir des activités, des usages, des faits, des phénomènes différents, mais capables de complémentarité.
d. Exemple :
Parc de la Villette.
c. (intégration des potentialités et des faits)

Caractéristique 10 : connotative,

a. Faits de bas b. Potentialité :
Réunir les hommes dans une mémoire commune.
d. Trait saillant :
Aspects symboliques du territoire : liens d’affectivité entre individus et le territoire (visuel, acoustique, éléments de référence dans la mémoire des individus)
Exemple :
Axes cérémoniaux.
c. (intégration des potentialités et des faits)

Caractéristique 11 : imaginaire. Rodrigo Vidal-Rojas la présente comme une « anti-caractéristique » :

a. Faits de base b. La potentialité domine sur l’espace lui-même, dans un développement de l’imaginaire. :
– permet de …
– suscite une présence significative … un souvenir … une incantation du lieu.
d. Exemples :
– des lieux mythiques
c. (intégration des potentialités et des faits)

Il est à noter que Pierre Sansot a fait une exploration systématique de ces lieux.

Caractéristique 12 : espace social

a. Faits de base b. Distance symbolique
Aire d’influence
– Formes d’appropriation du sol
– Formes de contrôle de l’espace
– Mécanisme de gestion du territoire
– Opportunité de mobilité spatiale
Potentialité :
Permet l’échange et la reproduction des rapports sociaux dans un champ donné.
d. Exemples :
– Harlem
– Favelas
c. (intégration des potentialités et des faits)

Caractéristique 13 : économique.

a. Faits de base b. Potentialité :
Intensité des facteurs de liens des échanges et de la cohabilité.
d. Exemples :
– Rue commerciale
– Bourse, Grandes surfaces
– Siège d’une banque
– Terrain de golf.
c. (intégration des potentialités et des faits)

Cet exemple, développé à l’échelle de l’observation humaine dans la ville (l’échelle indicative « A » de 125 km2 selon les critères détaillés dans la partie III) montre clairement comment le procès du territoire fonctionne. Cette approche pratique du territoire sera développée dans la partie III aux trois échelles indicatives de subsidiarité active de 125 km2 (échelle « A »), de 2 000 km2 (échelle « B ») et de  32 000 km2 (échelle « C »).

Avant de passer aux applications pratiques, il reste à résumer ci-après la notion de concrescence, à présenter son rôle dans l’ensemble du schème organique (chapitre 9), à l’utiliser sortir du dualisme (chapitre 10, en réponse à la question de Guy Di Méo & Pascal Buléon), afin de l’employer pour la définition des objets géographiques dans le chapitre 11.

___________________________________________________________
Notes :

[1] Ce texte, intitulé 02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc est accessible à l’adresse suivante :
Annexe00_Textes-Complementaires\02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc
[2] Voir PR 215.
[3] Un kantien refuserait d’admettre qu’on puisse atteindre « le réel lui-même » sauf peut-être dans le cas de l’artiste décrit par Kant dans la Critique de la faculté de juger. Ce point est également développé au chapitre 10
[4] Alain Reynaud, Société, Espace et justice, PUF 1981, p.22.
[5] Alain Reynaud, 24c.
[6] Alain Reynaud, 25b.
[7] Alain Reynaud, 25b.
[8] Ouvrage de 1991 qui et épuisé et que nous n’avons pas pu lire.
[9] Guy Di Meo & Pascal Buléon, L’espace social, Armand Colin 2005.
[10] Maurice Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Fayard 1984. Cet ouvrage se trouvait à la bibliothèque Beaubourg. L’auteur propose de remplacer la distinction entre infrastructure et superstructure par celle de fonction.
[11] Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Galimard, 1981. Il dit page 147a « « (…) une éventuelle distinction entre hiérarchie des fonctions et hiérarchie des institutions (récemment avancée par Godelier) ne me paraît pas suffisante pour modifier la nature de cette loi d’ordre, inscrite in nuce dans l’étagement marxiste. ». Il consacre les pages 143 à 152 à une analyse plus approfondie. Cette analyse prépare, selon nous, une analyse encore plus approfondie, en terme whiteheadiens par Anne Pomeroy dans Marx et Whitehead. Procès, Dialectique et critique du capitalisme, Suny Press, 2004, trad. H. Vaillant 2006.
[12] Bourdieu, les phénoménologues, Régis Debray, etc ..
[13] Rodrigo Vidal-Rojas, Fragmentation de la ville et nouveaux modes de composition urbaine, L’Harmattan 2002, Pierre Riboulet, Onze leçons sur la composition urbaine, Presses de l’ENPC, 1998, David Mangin & Philippe Panerai, Projet Urbain, Parenthèses 2005, Philippe Panerai-Jean-Charles Depaule & Marcelle Demorgon, Analyse urbaine, Parenthèses 2005, Philippe Panerai-Jean-Charles Depaule-Jean Castex,Formes urbaines, de l’ilôt à la barre, Parenthèses 2004, Pierre Micheloni-Pierre Pinon, Forme et déformation des objets architecturaux et urbains, Parenthèses, 2006, Rémy Allain, Morphologie urbaine : géographie, aménagement et architecture de la ville, Armand Colin 2004.
[14] PR 65 d.
[15] Rodrigo Vidal-Rojas, Fragmentation de la ville et nouveaux modes de composition urbaine, L’Harmattan 2002 (pages 106 et 107).
[16] Ibid
[17] Voir la partie II 2 et II 3
[18] Guy Di Meo & Pascal Buléon, Espace social, 2005, chapitre 5 pages 107 à 136.

8.B.2. Concrescence en détail

(Ce texte est un « texte complémentaire » joint au DVDrom de la thèse, qui est dans le prolongement direct de 8.B.1, et qui n’a pas été joint à la thèse à cause de la longueur de celle-ci. Il est joint, car vu l’importance de la notion de concrescence dans la thèse, et les 5 phases, le détail de chaque phase est éclairant).

8.B.2 La concrescence : Présentation détaillée des phases supplémentales (b, c & d).

La première phase a est la plus importante : elle définit l’ampleur de la remise en cause des notions antérieures à l’approche organique, notamment la notion de perception sensible et de représentation. Jusqu’ici a été détaillée la notion d’entité actuelle concrescente (CX1[1]) et la préhension (CX2). Le travail qui a été fait sur la préhension pourrait être aussi détaillé sur chacune des catégories d’existence et d’obligation. Plutôt que de reformuler les approches cités en section 1 du présent chapitre, il est proposé de commenter chaque schéma et de donner des exemples puisés dans la partie I, pour éclairer les notions par la pratique. Toutes les références à la théorie sont indiquées pour permettre les approfondissements techniques.

 Phase « b » : description du sentir conceptuel :

Un objet éternel est une potentialité générale, ou potentialité pure.

Le travail de Rodrigo Vidal-Rojas nous permet de nommer dans le domaine de l’urbanisme/architecture un certain nombre de potentialités générales, susceptibles de faire ingression dans le réel et de produire une transmutation. Il s’agit des potentialités suivantes :

  • potentialité morphologique, liés aux rapports vide-plein
  • potentialité typologique lié aux ordres et styles architecturaux
  • potentialité connective lié aux convergences ou continuité des flux
  • potentialité systémique lié à un ordre d’un ensemble
  • potentialité écologique, lié à l’autonomie du lieu (ou à l’inverse son intégration)
  • potentialité d’espacement, intervalle ou marge entre les quartiers
  • potentialité structurelle, comme facteur de continuité ou de changement,
  • potentialité matérielle, lié à l’organisation de l’espace autour d’un élément matériel significatif
  • potentialité fonctionnelle, lié à l’intégration d’activités différentes
  • potentialité connotative, lié aux lieux de réunion des hommes dans une mémoire commune
  • potentialité imaginaire, lié non plus au lieu en tant que tel, mais à ce qu’il suscite
  • potentialité sociale, lié aux possibilité d’échanges sociaux
  • potentialité économique, lié aux facteurs de liens des échanges

Le détail de ces potentialités et leur articulation globale dans la concrescence a été présentée en partie I, chapitre 3.

D’autres potentialités générales apparaissent dans les travaux cité note 147 de la rubrique 8.B.2. ci-dessus. Alain Borie explique « La géométrie a des exigences spécifiques et des règles tout à fait indépendantes des circonstances »[2]. Les règles de composition[3], les rapports de production, font partie des objets éternels. Philippe Panerai note un rapport dialectique et non causal entre la typologie des édifices et la forme urbaine[4], ainsi qu’une « similitude de la succession des phénomènes ». De nombreux exemples pourraient être tirés des travaux de Denise Pumain et Therèse Saint-Julien. L’intérêt de les situer dans une approche processive est que leur préhension résulte d’une évaluation : la valeur est donc une composante de base qui exclut toute actualité vide (principe ontologique présenté ci-dessus) : la potentialité générale fait ingression dans le réel au sein d’une succession de phases dont l’évaluation est un mécanisme premier.

Tous insistent sur « l’absence de jugement de valeur » (Braconnier, Vachon)

Cette remarque introduit toutes les ambiguïtés de ces deux termes : valeurs, et jugement. L’expression les associe : la valeur semble devoir faire l’objet inéluctablement d’un jugement. Or toute l’approche processive est la tentative de dissocier le jugement et la valeur d’une part, et la valeur d’avec la vérité d’autre part. Suivant les cultures, les valeurs ne sont pas les mêmes, mais le réel dans toutes les cultures fait l’objet d’un mécanisme d’évaluation. Lorsque l’on va voir Carmen à l’opéra, la valeur est l’esthétique, le drame présenté et non la moralité de Carmen : les critères esthétiques font place aux jugements moraux sur Carmen. Pour dissocier complètement valeur et jugement, Whitehead met en évidence dans Modes de pensée[5] le concept d’importance, à la place de celui de jugement. C’est ce qui a de l’importance dans telle ou telle culture qui indique la valeur, quelle qu’elle soit. Pour connaître les valeurs d’une personne, d’une groupe où d’une société, il suffit de poser la question : « Qu’est-ce qui a de l’importance ? ». L’évaluation intervient à tous les niveaux de la concrescence. Le jugement, lui, est une phase ultérieure aux propositions. L’intérêt des schémas présentés ci-après est de bien dissocier (et lier) ces notions de valeurs, proposition, conscience et jugement.

Ces potentialités peuvent être complétées, surtout dans la dimension régionale : cela fera partie des applications de la présentation du procès, en partie III .

En fait, il ne semble pas qu’il y ait une seule approche qui ne puisse bénéficier d’une analyse en terme de procès, ce qui est cohérent avec le fait qu’il s’agisse d’une description de la réalité ultime de la nature. Il est significatif que sans créer de rubrique Procès, ou processus, le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés[6] en indique plus de 320 occurrences dans son index. Il s’agit d’une catégorie d’explication (CE9) significative[7]. Dans l’état de notre recherche et de nos lectures, nous n’avons pas encore trouvé d’analyse aussi poussée en matière régionale, et la proposition d’une description complète reste probablement à construire, par confrontation de tous les éléments existants. La démarche systématique Le site urbain : potentialités[8] fait sous la direction de Paul Claval par William Twitchett est un exemple sous une thématique précise de l’extension de la présentation ci-dessus au phénomène régional.

Phase « c » : les sentirs propositionnels :

Il y a deux types de sentirs propositionnels : les sentirs perceptifs et les sentirs imaginatifs[9]. Ils seront étudiés successivement.

8.B.2.1. Les sentirs propositionnels perceptifs :

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Figure Chapitre 8.B‑1 : Schéma de sentir propositionnel perceptif (authentique) (Source utilisée : schéma n°3 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph.Vaillant-)

Le schéma qui suit indique la définition
– des sujets logiques, c’est-à-dire l’ensemble des entités actuelles contenues dans la proposition[10]
– du sentir indicatif et de la recognition physique (la recognition physique est le sentir physique impliquant un certain objet éternel parmi les déterminants qui définissent son donné[11]).
– du prédicat : c’est l’objet éternel, dont le lien au sentir indicatif est la recognition physique.

Une fois bien situées sur le schéma, ces définitions sont pratiques et permettent de caractériser les éléments d’un travail géographique ou urbanistique pour la mise au point d’une typologie, pour la « construction d’une idée » ou de tout concept permettant une transmutation, selon l’approche présentée dans l’explication de la transmutation. Tout travail minutieux de terrain en urbanisme ou en géographie sont la collecte d’autant de « sujets logiques » pour l’émergence de prédicat par recognition physique, permettant par contraste la formulation d’une proposition.

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Figure Chapitre 8.B‑2 : Schéma complémentaire de sentir propositionnel perceptif (authentique) (Source utilisée : schéma n°3 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Le but global de cette présentation est de montrer comment la logique peut intervenir sans faire appel forcément à la conscience et au jugement[12]. Elle est de ne pas confondre les croyances/jugements avec les sentirs perceptifs et d’imagination, tout en donnant aux valeurs, à travers la catégorie de l’évaluation (CO4) présente dans toutes les phases, donc dans toute la nature, une dimension ontologique, donc constitutive de la réalité elle-même. Mais l’évaluation ne dit rien de son contenu ! Celui-ci fluctue en fonction de la personne, du groupe ou de la société …

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Figure Chapitre 8‑B.3 : Schéma de sentir propositionnel perceptif (inauthentique) (Source utilisée : schéma n°5 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-))

Le sentir propositionnel perceptif inauthentique se produit quand il y a réversion dans la phase conceptuelle, c’est-à-dire que l’objet éternel senti n’est pas celui qui correspond au sentir datif.

8.B.2.2. Les sentirs propositionnels imaginatifs :

Ces sentirs concernent directement l’activité principale des ingénieurs-architectes-urbanistes-géographes, dans leur travail d’interprétation du réel.

Un sentir imaginatif est défini comme un sentir propositionnel dans lequel la reconnaissance physique est distincte du sentir indicatif[13], suivant le schéma qui suit. Citons toute de suite deux exemples : la démarche de prospective en urbanisme de William Twitchett pour exprimer les potentialité d’urbanisation de sites actuellement quasiment « vides » de la planète, et la démarche de la Fondation pour le Progrès de l’Homme pour tracer les liens entre les hommes et leur territoire (voir ces deux exemples en partie I.3.).

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Figure 8.B.4 : Schéma d’un sentir imaginatif (Source utilisée : schéma n°6 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Ici, m –réduit à un pur « cela », comme l’indique le carré a1 – est le sujet logique, et a1 est le sentir indicatif, puisque c’est par a1 que m entre dans la concrescence. B est le sentir prédicatif à partir duquel le sentir c fait dériver le modèle prédicatif. Mais b est dérivé non de a1, le sentir indicatif, mais de a, ou a est séparé et distinct de a1. A est donc la reconnaissance physique, et celle-ci est tout à fait distincte du sentir indicatif. Par conséquent, c satisfait au critère pour être un sentir imaginatif[14].

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Figure Chapitre 8.B‑5 : Schéma d’un sentir imaginatif avec réversion (Source utilisée : schéma n°7 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

La réversion est la reconnaissance d’objets éternels qui sont partiellement différents de ceux qui sont préhendés directement dans le sentir conceptuel [15]. Dans ce schéma, on peut noter que dans un sentir imaginatif, la présence ou l’absence de réversion dans l’entité actuelle concrescente est normalement une affaire ayant peu de conséquence. La raison en est facilement observée en ajoutant une réversion au diagramme précédent.[16].

Franklin prend un exemple concret, artificiellement simplifié : supposons que m soit un rouge profond, et m1 un bleu profond. a et a1 , naturellement sont des préhensions physiques simples de m1 et m respectivement. Supposons que c sente a1 (réduit à un pur cela) comme un rouge profond (alors qu’il est bleu profond). Supposons que dans le diagramme ci dessus le sentir conceptuel b donne naissance à au sentir réversé b’ dont le datum est l’objet éternel « bleu léger du type spécifié ». Il se produit donc accidentellement que c est plus proche de la vérité (à savoir le caractère réel de m1) en préhendant b’ qu’en préhendant b. Ainsi, il ne sert à rien de distinguer entre un sentir imaginatif qui a eu une réversion dans sa genèse, et un autre qui n’en a pas[17].

Cet exemple est simplifié. En fait, de nombreux sentir propositionnels ont un groupe (ou même plusieurs groupes) d’entités actuelles, faisant toutes office de sujet logiques[18]. Whitehead affirme presque sans exception seuls les sentirs physiques transmués parviennent à entrer dans la conscience. Le sentir propositionnel a donc de nombreuses entités faisant office de sujets logiques, réunis ensemble en un seul groupe au moyen du mécanisme de transmutation. Cela est illustré dans le schéma suivant :

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Figure Chapitre 8.B‑6 : Schéma d’un sentir propositionnel perceptif avec transmutation (Source utilisée : schéma n°8 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

En un sens, sur ce diagramme, le sentir indicatif est l’ensemble des sentirs physiques simples m, m1, m2. Mais en un autre sens, le sentir indicatif est t. Il est clair que c est un sentir perceptif. Mais c sent que la potentialité de l’objet éternel préhendé en b est un déterminant du nexus des entités actuelles a, a1 et a2 ; ceci veut dire que c applique l’objet éternel préhendé en b à l’unité, le tout, le groupe d’entités actuelles a, a1, a2. Le sentir c est en mesure de considérer a, a1, a2 comme une unité du fait de la transmutation en t. Un diagramme analogue pourrait être tracé pour le sentir imaginatif. Le plus souvent, le nombre d’entités actuelles transmuées sera de l’ordre de millions ou de milliards[19].

Une autre façon de relier la transmutation aux sentirs propositionnels est celle dans laquelle la transmutation a déjà pris place dans les data initiaux. Ici encore, nous illustrerons notre discussion par un diagramme[20].

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Figure 8.B‑7 : Schéma d’une transmutation et réversion dans une entité actuelle dative (Source utilisée : schéma n° 9 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

L’entité actuelle A est l’entité actuelle concrescente, et a’ est un de ses sentirs physiques simples (l’entité actuelle A a d’autres sentirs physiques simples qui ne sont pas connus). De a’, l’entité actuelle concrescente produit le sentir conceptuel b’’. Ceci permet à c’ de sentir le contraste entre a’ (réduit à un pur cela comme l’indique le carré autour de a’), et l’objet éternel préhendé en b’’ (objet éternel qui est focalisé sur a’.

L’entité B a transmué l’objet éternel obtenu en b’ en un déterminant des entités m, m1 et m2, considérées comme une unité, comme un nexus.

8.B.2.3. Les fins physiques :

Elles sont un type de sentir propositionnel rudimentaire ou primitif[21]. L’intérêt est celui-ci : une préhension d’une entité actuelle passée au moyen d’une fin physique rend disponible à l’entité actuelle concrescente une variété plus grande de formes subjectives que ne le ferait une préhension physique ordinaire[22]. « En effet, cela semble être un effet empirique que la vaste majorité des entités actuelles de notre époque cosmique n’ont pas la complexité de structure et d’environnement requise pour soutenir la production de sentirs propositionnels importants. Mais les entités actuelles de notre époque sont suffisamment dotées pour soutenir les sentirs physiques[23]. Whitehead suggère que les entités actuelles qui constituent les électrons et les protons se conservent et perdurent au moyen de fins physiques »[24].

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Figure Chapitre 8.B‑8 : Schéma d’une fin physique (Source utilisée : schéma n°10 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

L’intérêt de la fin physique est de montrer comment tout élément naturel est fruit d’un procès de concrescence, même simplifié. Ce procès ne fait pas intervenir la conscience, mais fait intervenir des propositions. Whitehead explique longuement la fin physique pour contribuer à tisser une notion de proposition qui soit à la fois présente dans tout élément vivant, avec ou sans conscience. Il permet ainsi d’ouvrir la compréhension des échelons de la vie dans leurs différents paliers d’évolution, à la frontière échancrée de la conscience. Il permet de sortir du dualisme tranché entre vie et non vie, conscience et non conscience : la proposition est à l’articulation de ces deux couples, avec un statut ontologique (catégorie d’existence n°6) aussi fort que dans chacune des autres phases[25].

Franklin exprime que c’est l’existence largement répandues de fins physiques, semblerait-il, qui rend possible la création des préhensions propositionnelles. Il y a un continuum entre les fins physiques et les préhensions propositionnelles, les fins physiques se fondant progressivement en sentirs propositionnels[26].

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Figure Chapitre 8.B‑9 : Schéma d’une fin physique avec réversion (Source utilisée : schéma n°11 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

La fin physique peut faire l’objet d’une réversion.

8.B.2.4. Conclusion sur les propositions :

L’intérêt d’une proposition est qu’elle est un « attrait pour le sentir » [27]. Les propositions ont le pouvoir de susciter un sentir parce qu’elles introduisent une potentialité dans l’entité actuelle concrescente. Mais, à la différence de l’objet éternel, dont la potentialité est générale, cette potentialité s’applique à des éléments précis de l’environnement. « Une proposition est une nouvelle sorte d’entité. C’est un hybride entre les potentialités pures et les actualités pures » [28]. C’et une nouvelle entité. « Elles ne relèvent pas au premier chef de la croyance, mais du sentir au niveau physique de l’inconscient »[29]. C’est ici que Whitehead rejoint la psychanalyse, et en particulier Jung.

Une proposition est un contraste entre un objet éternel et le sentir physique lié.

Une proposition est donc une première intégration.

Elle n’est ni vraie, ni fausse. Le jugement que portera sur elle le logicien en terme de vrai ou faux est secondaire par rapport à la capacité de la proposition de susciter un sentir de la part du sujet qui préhende cette proposition. D’autre part les préhensions de propositions n’impliquent pas toutes la conscience. Mais on peut aussi impliquer la conscience. Whitehead suggère qu’un chrétien qui médite sur la Bonne Nouvelle peut ne pas toujours faire des jugements vrai ou faux, pour chacune des propositions de la Bonne Nouvelle. Il peut au contraire fort bien n’accueillir ces propositions pour nulle autre raison que de jouir de leur impact puissant sur ses sentiments. En fait, il peut même éventuellement juger que les propositions de la Bonne Nouvelle sont vraies de par leur capacité de susciter des émotions puissantes[30]. Un autre exemple déjà cité de Whitehead est celui de Carmen à l’opéra : on ne juge pas Carmen sur sa moralité, à savoir s’il s’agit d’une fille de mauvaise vie ou non, mais sur la beauté et l’esthétique de l’opéra. Le jugement esthétique domine sur le jugement moral. Il cite également le monologue d’Hamlet « Etre ou ne pas être … » : ce monologue et purement théorique, simple appât pour le sentir [31].

8.B.2.5. Le géographe-Urbaniste-Ingénieur-Architecte et les propositions :

La proposition est ce qui caractérise le mieux le travail des urbanistes, architectes et ingénieurs, chacun dans sa technique respective. L’ensemble de ces techniques forment l’Architecture avec un grand « A », d’après l’urbaniste-architecte Edmond Bonnefoy [32]. Il caractérise également plusieurs courants géographiques: la géographie volontaire dans la lignée de Jean Labasse, la géographie active dans la lignée de Pierre Georges, la géographie prospectiviste (De Courson, Destattes, Malhomme, Gaudin, …). Elle caractérise également le travail de chercheurs dans le domaine de la gouvernance (Calame). Le travail sur les propositions est complètement intégré dans l’approche processive de fait d’Alain Reynaud, Guy Di Méo, Michel Lussault, … L’intérêt pour toutes ces approches est de donner un statut métaphysique clair à la proposition, détachée de tout jugement, fruit d’une évaluation, et d’une intégration du réel et des potentialités. La clarté du statut métaphysique permet la clarté du statut scientifique, toute science étant basée sur une métaphysique exprimée ou implicite. La pensée organique fournit une explication détaillée de l’émergence de la proposition, comme nouveauté proposée au monde, et source d’avancée créatrice.

3. Phase « c » : La transmutation :

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Figure Chapitre 8.B‑10 : Schéma de la transmutation dans Procès et réalité (Source utilisée : schéma de Donald W.Sherburne n°3 dans Clés pour Procès et réalité, 1965 -réinterprété par Ph. Vaillant-).

C’est par une transmutation que les gens, les maisons, les pierres, les parlements et les livres émergent comme des objets unifiés de la multitude d’entités actuelles séparées et distinctes[33]. La transmutation est le principe maître de l’ordre. En effet, dans le monde les structures (patterns) sont perdues dans la nuée d’entités actuelles séparées.Mais simplifié par la transmutation, l’ordre inhérent à la jungle apparemment chaotique d’entités actuelles commence à s’affirmer hors de son arrière plan. L’ordre est accentué ; et dans l’expérience consciente (qui n’apparaît que plus tard dans la concrescence on se trouve capable d’appréhender le monde comme un royaume d’ordre et de structure[34]. La transmutation est la façon dont le monde actuel est ressenti comme une communauté, et ce, en vertu de l’ordre qui y prévaut[35].

La transmutation assure le passage de la multiplicité des entités microscopiques à la perception macroscopique. C’est par le fait même aussi cette transmutation qui conduit au sophisme du concret mal placé, en présentant comme réalités concrètes ce qui n’est en fait que le produit d’une abstraction par rapport aux occasions actuelles initiales. Mais la transmutation est inévitable[36].

Explication de la figure 8.16 :

Les trois cercles à gauche repréentent les entités actuelles datives et a, a1, a2 sont les préhensions physiques simples de ces entités. Chaque trait indique que a, a1, a2 « incluent » les entités actuelles passées, c’est-à-dire que les entités actuelles passées s’inscrivent dans les entités concrescentes (relation interne). On peut imaginer que chaque trait est un « tube » indiquant que chaque préhension n’est pas « venue de nulle part »[37]. L’utilisation de trait à la place de tubes ne doit pas induire en erreur : les préhensions n’existent pas d’abord, pour établir ensuite une relation vers les data. La préhension est l’inclusion par la nouvelle entité actuelle des data. La relation est interne, et non externe. Ainsi, l’objet éternel préhendé en b est présent à a, a1, a2 ; a, a1 et a2 donnent toutes naissance à une préhension conceptuelle du même objet éternel. b et toutes les préhensions conceptuelles pures dérivant de préhensions physiques simples constituent la deuxième phase de la concrescence.

L’insistance sur le caractère interne de la relation est d’autant plus important que le présupposé culturel d’une substance inerte[38] fait ressurgir la relation comme externe. Prenons un exemple géographique concret qui sera développé plus loin : « Par nature, les pratiques se répètent : elles provoquent, elles matérialisent l’interaction sociale et spatiale. Elles reformulent, reconstruisent en permanence les héritages. Elles créent ainsi de la nouveauté »[39]. Les pratiques sont l’espace, et ne sont pas dans l’espace, sinon dans la transition fugitive, le passage entre l’entité arrivée à satisfaction et l’entité concrescente. L’espace n’est pas un réceptacle des pratiques : il est constitué des pratiques. L’incessant oubli de la relation interne amène à l’opposition d’une géographie du « vécu » et une géographie de « l’espace ». Le mode de pensée organique propose le dépassement de cette opposition, sur la base d’une approche élargie de la perception que les urbanistes et géographes pratiquent de fait.

Dans la troisième phase c, l’entité actuelle concrescente applique maintenant, en c, l’objet éternel qui est le datum de la préhension conceptuelle b et qui est dérivée de a, a1, a2, individuellement aux 3 entités actuelles datives (à gauche du schéma) considérées comme un groupe, comme un tout, comme une unité, un nexus. C’est ainsi que l’ensemble des 3 entités actuelles datives seront maintenant vues par l’entité actuelle concrescente comme une unité actuellement et concrètement caractérisée par cet objet éternel qui est le datum d’une préhension conceptuelle b. On peut préciser ce dernier point en disant que dans la transmutation, l’objet éternel senti en b est appliqué au nexus physiquement. [40]. L’entité concrescente sent donc le nexus composé des 3 entités datives (c’est-à-dire le nexus comme un tout) comme s’il était la source de l’objet éternel senti en b. Autrement dit, l’entité concrescente sent le nexus transmué comme si ce nexus était une unité authentique dans le monde, concrètement caractérisée par l’objet éternel en question[41].

8.B.2.4. Exemples de transmutation en géographie et en urbanisme ; Pierre Sansot, Philippe Panerai, Rodrigo Vidal-Rojas[42] :

La transmutation est le mécanisme que nous pouvons exemplifier chez Pierre Sansot dans sa Poétique de la ville aux pages 33, 68, et 468. Pierre Sansot rappelle le rôle des « princes de l’imaginaires », les peintres et les poètes pour nommer les véritables lieux urbains : ce sont eux qui métamorphosent la ville en objets ou en lieux urbains, qui opèrent cette transmutation. Il parle de mutations aux pages 68 et 468 pour marquer l’introduction de la démocratie urbaine à Athènes, et l’ancrage dans la ville du propriétaire/locataire d’un appartement.

Rodrigo Vidal-Rojas parle de « construction d’une idée »[43] : c’est le même mécanisme de réunion d’un ensemble de faits liés entre eux, qui sont alors symbolisés par une seule préhension et un seul nom. Il émerge de ce travail un fragment, par transmutation.

Guy Di Meo et Pascal Buléon parlent de Catégorie socio-spatiales (CSS) et de Formation socio-spatiales (FSS), suivant le degré de netteté de l’analyse au regard des faits considérés, et de leur intensité. Ils parlent de matrices. Les éléments de la matrice sont les sujets logiques et les prédicats organiques. L’ensemble des faits rassemblés permettent de faire émerger des caractères communs à un ensemble de faits, et des liaisons constantes. Cette émergence permet l’expression des CSS et FSS.

C’est le sentir propositionnel transmué qui permet de définir les typologies du bâti (caractère architectural lié à l’usage), les morphologies urbaines (condition des rapports des vides et des pleins), les caractères de la connectivité, la monumentalité, la fonctionnalité, la connotativité, la sociabilité, la puissance d’imaginaire, l’économicité, … Ces différents nexus urbains sont en effet caractérisés par le croisement d’une caractéristique générale et des faits particuliers pertinents (les sentirs indicatifs et leurs sujets logiques).

La mise au point d’une typologie, telle qu’elle est décrite par Philippe Panerai dans Analyse urbaine [44] est un travail de transmutation, à partir des données de bases, qui sont autant de sujets logiques permettant par l’identification d’une caractéristique déterminante commune et l’explicitation des liens d’opérer la transmutation : le résultat est l’expression d’une typologie.

Le travail de mise au point d’une typologie des régions conviviales peut devenir un travail de transmutation, à l’issue d’une comparaison systématiques des points de ressemblance en fonction des critères de la région conviviale.

Dans le langage courant, on entend parler de « mise au point d’un concept ». C’est la même démarche, à condition de toujours garder trace de l’origine, c’est-à-dire des faits constitutifs du concept, pour éviter le concret mal placé.

Le concret mal placé a lieu lorsque le « concept » n’est plus relié aux faits de base. Prenons par exemple le concept de « banane bleue ». Si ce concept n’est pas relié étroitement aux faits qui le justifient, il semble exclure tout ce qui est en dehors de ce concept, notamment en ce qui concerne justement la région « entre Vosges et Ardennes », où « SarreLorLux+ » : l’importance des passages entre la vallée du Rhin (entre Koblenz et Düsseldorf) et le sillon lorrain justifie d’autres schémas, surtout en ce qui concerne les potentialités d’évolution. Un schéma ne dit rien de l’avenir, mais peut contribuer à l’émergence de cet avenir. La démarche de Roger Brunet de partir de l’abstrait pour se confronter au réel est le contraire de la démarche organique. Le réel, le concret sont premiers. Les obstacles à l’évolution de la région entre Paris et la « banane bleue » sont parfois plus une habitude de pensée que la prise en compte sérieuse de l’ensemble des faits / des potentialités pouvant amener à des analyses différentes. Ces potentialités sont de nature écologique, culturelles, économiques, sociales, … L’étude Schéma de Développement de l’Espace SaarLorLux+ (2003) est une approche remarquable de telles potentialités.

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Figure Chapitre 8.B‑11 : Schéma de transmutation avec réversion (Source utilisée : schéma n°2 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Description du schéma de transmutation avec réversion :

La situation est fondamentalement la même que celle du diagramme 1, sauf dans la seconde phase, où la préhension conceptuelle b donne naissance à une préhension conceptuelle supplémentaire b’. La différence entre les objets éternels préhendés par b et b’ peut être petite et sans importance, ou grande et vitale, mais ils diffèrent. Dans la transmutation, représentée par c, c’est l’objet éternel préhendé par b’ qui est prédicat du groupe des 3 entités actuelles datives. Puisque cet objet éternel b’ ne se trouve pas dans les entités datives, il s’ensuit que l’entité actuelle concrescente ne sera pas précise dans son sentir du nexus des entités datives. Il faut noter cependant que cette imprécision peut être aussi bien heureuse que malheureuse.

8.B.2.5. Phase « d » :Les sentirs intellectuels. Au-delà de la pré-conscience (awareness), la conscience.

Cette phase pourrait aussi être appelée réflexivité, pour emprunter le terme de Michel Lussault et de Bruno Latour et esquisser un lien avec leurs approches.

C’est la phase de détermination, décision, de choix, de jugement.

Toute la description antérieure avait pour but de montrer que les perceptions conscientes ne sont pas présupposées dans l’approche des propositions, et qu’elles sont une phase avancée du procès. La conscience peut ne pas avoir lieu. Dans la métaphysique de Whitehead, la conscience ne peut exister que sur un fondement de sentirs propositionnels.

Il y a deux façons de sentir la proposition correspondant aux deux types de sentirs propositionnels : les perceptions conscientes, et les jugements intuitifs[45] :

  • Une perception consciente est le sentir d’un contraste entre la proposition sentie dans un sentir perceptif et les entités actuelles dont il dérive[46].
  • Un jugement intuitif est le sentir d’un contraste entre la proposition sentie dans un sentir imaginatif et les entités actuelles dont il dérive[47].

Il s’agit donc d’une deuxième intégration (la première intégration est la proposition). Le diagramme qui suit est identique jusqu’au sentir c au diagramme du sentir propositionnel perceptif. .b est un sentir perceptuel authentique. d est le contraste entre la proposition sentie en b et l’entité actuelle préhendée en a. a est sentie comme une entité actuelle pleinement revêtue de ses caractéristiques et non réduite à un pur cela.

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Figure Chapitre 8.B‑12 : Schéma d’une perception consciente (Source utilisée : schéma n°12 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

8.B.2.5.1. Les jugements :

Le jugement est la décision par laquelle une proposition devient un objet de croyance intellectuelle[48].

Le diagramme qui suit est le même que le diagramme précédent, à l’exception de la substitution d’un sentir imaginatif au lieu et place d’un sentir perceptif.

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Figure Chapitre 8.B‑13 : Schéma d’un jugement intuitif (Source utilisée : schéma n°13 de Stephen T. Franklin dans Parler depuis les profondeurs, 1990 -réinterprété par Ph. Vaillant-)

Les jugements intuitifs sont de trois ordre :

  • – les jugements intuitifs sous forme « oui »
  • – les jugements intuitifs sous forme « non »
  • – les jugements intuitifs sous forme « en suspens ».

La science progresse grâce aux jugements en suspens.

Dans cette phase, les propositions peuvent être acceptées, ou rejetées. C’est la phase ou la liberté de détermination intervient, dans l’acceptation- ou non- de la nouveauté. Un exemple frappant de cette liberté est cité par Manuel Castells dans La société en réseau[49] : l’acteur de télévision Aoshima, en 1995, a fait campagne aux élections municipales sur un seul thème : l’annulation de la Foire mondiale de la ville. Il a été élu, et à la stupéfaction des grandes entreprises et des milieux d’affaires, il a annulé l’exposition.

8.B.2.5.2. La conscience :

Selon Whitehead, la conscience est tapie dans les formes subjectives des perceptions conscientes et des jugements intuitifs.La grande majorité des entités actuelles, y compris celles ayant des sentirs propositionnels, n’accomplit jamais cette quatrième étape et n’est donc jamais consciente. Quand la conscience est atteinte, cependant, elle émerge dans les formes subjectives des preceptions conscientes et des jugements intuitifs.

La conscience est le contraste entre la potentialité et l’actualité. Ce contraste est aussi appelé contraste entre le fait (les entités actuelles senties par le sentir indicatif) et la théorie (i.e. la proposition)[50]. Whitehead appelle cela aussi le contraste entre ce qui « est en fait » et ce qui « pourrait être »[51]. Avec les mots propres de Whitehead :

« La forme subjective du sentir propositionnel dépendra des circonstances, suivant la condition catégoriale VII. Elle peut impliquer ou non la conscience ; elle peut impliquer ou non le jugement. Elle impliquera l’aversion ou l’adversion, c’est-à-dire la décision. La forme subjective n’impliquera la conscience que si le contraste « affirmation-négation » s’y est introduit. Autrement dit, la conscience entre dans les formes subjectives des sentirs quand ces sentirs sont des composants d’un sentir intégrant dont le datum est le contraste entre un nexus qui est, et une proposition qui par sa nature nie la décision relative à sa vérité ou sa fausseté. Les sujets logiques de la proposition sont les entités actuelles du nexus. La conscience est la manière de sentir ce nexus réel particulier, en tant qu’il est en contraste avec la liberté imaginative à son sujet. La conscience peut conférer de l’importance à ce qu’est la chose réelle, ou à ce qu’est l’imagination, ou aux deux à la fois. »[52]

Cette longue citation trouve sa place ici, compte tenu de la profondeur de la remise en cause des notions habituelles sur la conscience (notions du noyau mou du sens commun).

Il existe pourtant un exemple très simple de la vie quotidienne, pour bien comprendre cette notion de conscience, comme émergence de la forme subjective du contraste de l’affirmation et de la négation. Cet exemple est fourni par Stephen T.Franklin. Compte tenu de son importance pédagogique, en voici la citation complète :

Peut-être peut-on exprimer moins techniquement ce que Whitehead a à l’esprit en affirmant que la conscience n’émergera que comme (une partie de) la forme subjective du contraste affirmation-négation. Quand je lis un livre, je peux le lire de deux façons. Je peux le lire sans poser de questions sur son contenu, sans raisonner avec lui, et sans réellement penser à son sujet ; en somme, je peux le lire comme une éponge s’imprègne d’eau. Ou bien je peux aborder ce livre avec certaines hypothèses à l’esprit. Je peux ensuite tester ces hypothèses au fur et à mesure de ma lecture, en les écartant ou les modifiant comme l’exige le texte ; dans ce mode de lecture, je questionne, je conteste, je suis d’accord ou je rejette ce que dit le texte. Or, pour moi personnellement, c’est un fait que, lorsque je lis suivant ce dernier mode, je suis plus vif, plus attentif, et j’extrais davantage de ce que je lis – bref, je suis plus conscient. Mais lorsque je lis comme une éponge qui absorbe l’eau, habituellement je m’endors, et souvent il m’est impossible de me souvenir de ce que j’ai lu sitôt après l’avoir lu. Même une bonne fiction, un bon récit de détective avant de se coucher, soutient mon intérêt en me faisant deviner « qui l’a fait », et une longue aventure intelligente soutient mon intérêt en projetant des habitudes, des styles de vie, et des façons d’agir autres que les miens. Bref, dans ce second mode de lecture, je suis plus conscient que dans le premier. Mais qu’est-ce donc que ce second mode de lecture si ce n’est la confrontation constante de l’actualité et de la potentialité ? L’affirmation de Whitehead que la conscience implique le contraste entre actualité et potentialité peut dont fort bien être confirmée simplement en faisant soigneusement attention à nos propres expériences.

Nota : Il peut être intéressant de noter que l’utilisation par Whitehead du mot « spéculer » est basée précisément sur ce point. Plusieurs fois Whitehead décrit la philosophie, la physique, la science et la pensée comme spéculatives. Mais ce qu’il entend par, disons, la physique spéculative n’est pas une physique qui lance des conjectures sauvages sur le monde ou des affirmations qu’elle est incapable d’établir. Ce que Whitehead a plutôt à l’esprit par « spéculative », c’est une physique qui procède par interrogation de la nature, par des investigations en elle, et en formant des hypothèses pour guider l’imagination du physicien. Whitehead accuse Bacon de penser que la nature fournira des modèles significatifs et des lois à de simples spectateurs (SMW 53b). C’est ce sens aussi que Whitehead défend quand il dit que la philosophie doit être spéculative. (Selon Whitehead, un escroc doit craindre le plus le policier spéculatif ; après tout, qu’était Sherlock Holmes sinon un spéculatif ?) Whitehead écrit : « J’appellerai une telle démonstration une « démonstration spéculati­ve’ » en rappelant l’utilisation du mot « spéculation » par Hamlet lorsque celui-ci dit : « Il n’y a aucune spéculation dans ces yeux-là » (CN 6c) » [53].

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Figure Chapitre 8.B‑14 : Exemple permettant de bien comprendre la notion organique de conscience : la lecture d’un livre (Source utilisée : Stephen T. Franklin, Parler depuis les profondeurs, 29b-c (p.51-53))

8.B.2.5.3. Exemples dans la pratique du géographe-inganieur-urbaniste-architecte :

De nombreux autres exemples pourraient être trouvés dans le vécu professionnel des urbanistes-architectes-ingénieurs-géographes. En effet, ceux-ci sont confrontés en permanence à un ensemble de faits parfois contradictoires les obligeant à « spéculer » pour tracer un récit le plus cohérent possible intégrant le maximum de données, dans des contrastes sophistiqués, en première ou deuxième intégration.

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Notes  :

[1] Voir section 5 : Catégorie d’Existence (CX) ; Catégorie d’Explication (CE) et Catégorie d’Obligation (CO)
[2] Borie, Micheloni, Pinon, Forme et déformation, 2006, p.7
[3] Borie, 2006, p8. Voir aussi Riboulet, 11 leçon de composition urbaine, Presses ENPC, 1998.
[4] Panrai , Depaule, Demorgon, Analuse urbaine, p.119a. et 120d.
[5] Whitehead, Modes de pensée, Vrin, 2004. Voir en première partie,la première conférence sur « L’Importance », pages 25-42.
[6] Sous la direction de Jacques Levy et Michel Lussault, 2003, 1027 p.
[7] Une étude sur ce seul point pourrait être entreprise pour montrer la capacité explicative du procès. Mais pour cela, il est nécessaire au préalable de détailler le vocabulaire technique lié au procès lui-même.
[8] Thèse , Le site urbain : potentialités. Réflexion sur le développement responsable et équilibré des établissements humains à partir de 6 exemples français, égyptiens et australiens, 390 p. hors annexes, 1995.
[9] PR 261c.
[10] PR 186c
[11] PR 260c
[12] PR 184c.
[13] PR 263c.
[14] Franklin, PdlP, 13d
[15] PR 26g
[16] Franklin, , PdlP, 13f.
[17] Franklin, PdlP, 14a
[18] Voir l’exemple de Socrate, PR 264f-265a. Franklin donne également 2 exemple dans ses notes 22 et 23 de la page 14 (26-27).
[19] Franklin, PdlP, 15a. Il note que Whitehead ne précise jamais ceci explicitement. Mais c’est une thèse raisonnable si l’on se souvient que Whitehead montre que c’est au moyen de la transmutation qu’émerge nos perceptions d’éléments tels que les chevaux.
[20] Franklin, PdlP, 15c.
[21] Franklin, PldP, 26a.
[22] Franklin, PdlP, 26e.
[23] PR 276b
[24] PR 308d-309e, cité par Franklin, PdlP, 26e-27a.
[25] Voir le schéma des catégories d’existence ci-dessus.
[26] Franklin, PdlP, 27b.
[27] PR 184c185c, 259b, cité par Franklin, PdlP, 17c.
[28] PR 185e-186a.
[29] PR 186d.
[30] PR 185b.
[31] PR 185a.
[32] Edmond Bonnefoy, Les quatre techniques de l’Architecture, Le Moniteur, le 6 mai 1983. Ces quatre techniques sont la planification, l’urbanisme opérationnel, l’architecture/construction, le design.
[33] PR 62d-64a.
[34] Franklin, 1990, 9c
[35] PR 250-251.
[36] Alix Parmentier, PhW, 1968, 398.
[37] Pour bien faire comprendre cela, Franklin propose le même schéma avec des « tubes ».
[38] même si elle est refusée, rappelons le dans Di Méo, 2005, p.43c.
[39] Di Méo, 2005, 40d.
[40] PR 251c.
[41] Franklin, 1990, 8d.
[42] Une présentation de ces trois auteurs avec une courte biographie, leur vie, leur formation initiale et leurs principales œuvres se trouve en partie I, chapitre 3.
[43] La fragmentation page 106b.
[44] Panerai, Depaule, Demorgon, Analyse urbaine, 2005, p.120 à 133
[45] Franklin, PdlP, 27c.
[46] PR 268c-e.
[47] PR 271b-c.
[48] PR 187d.
[49] Castells, La société en réseaux, Fayard, 201, p.528-529.
[50] PR 188d.
[51] PR 267a, III, Ch.V, s.2.
[52] RP 261c.
[53] Stephen T. Franklin, Parler depuis les profondeurs, 29b-c (p.51-53)