13.F. Une mise en œuvre des outils : première approche des régions conviviales du monde avec les chiffres de l’ONU et les enquêtes de l’Association Métropolis
Le fichier de l’ONU des agglomérations de plus de 1 000 000 d’habitants en 2005 indique 425 agglomérations [1] regroupant une population de 1 257 930 082, soit près de 20% de la population de la planète. Les surfaces correspondant à ces populations ne sont pas indiquées. Pour aller plus loin, l’Association Métropolis [2] avait établi une enquête sur les populations et surfaces correspondantes des 408 agglomérations des fichiers de l’ONU en 2003, en distinguant trois ou quatre échelles suivant les cas. Cinquante-trois (53) fiches sont téléchargeables sur le site de l’Association. Il est possible de reconnaître dans ces échelles décrites celles du cercle A (125 km2), du cercle B (2 000 km2) et du cercle C (32 000 km2), confirmant ainsi la pertinence de l’approche proposée dans la présente thèse. Il convient de noter que l’Association Métropolis connaissait cette approche en plusieurs cercles de référence, puisqu’elle avait été présentée par William Twitchett au Congrès Métropolis de Melbourne en 1990. Les 53 fiches ont été mises dans un tableur pour permettre les comparaisons et l’analyse. Dix-huit (18) métropoles sont déjà structurées à l’échelle C de la région conviviale. Ces métropoles, de toutes les parties du monde, sont présentées dans le tableau ci-joint. Il est possible de les présenter en trois groupes, par ordre de densité croissante :
- Densité inférieure à 300 hab/km2 : Stockholm, Berlin, Barcelone, Lima, …
- Densité entre 300 et 600 hab/km2 : Chicago, Bruxelles, Belo-Horizonte, Rio de Janeiro, Milan, Ruhr,
- Densité supérieure à 600 hab/km2 : Ho Chi Minh, Mexico, Sao-Paolo, Téhéran, Osaka-Kyoto-Kyobe, New York, Tokyo, Dhaka.
Ainsi, parmi les régions conviviales les plus denses se trouvent les villes du Japon (avant Mexico), la densité la plus forte (à cette échelle) étant au Bangladesh avec Dhaka. Tokyo et Dhaka ont ainsi une densité d’environ 1 200 hab/km2 à l’échelle régionale, qui équivaut au double de la moyenne des 18 métropoles présentées.
Figure 13‑16 : Tableau des régions urbaines déjà constituées à l’échelle des régions conviviales (Source : enquête sur les métropoles de l’Association Métropolis 2003)
Le grand intérêt de cette enquête de Métropolis est de bien montrer qu’une densité est liée à un territoire, avec quatre phénomènes distincts et conjugués :
- La densification des cœurs de ville (ici en moyenne environ 4,6 Mhab. sur 600 km2 et une densité de plus de 7 500 hab/km2),
- La densification et l’élargissement des agglomérations autour du cœur de ville (ici en moyenne 8,4 Mhab sur 3 800 km2 pour une densité de près de 2 200 hab/km2),
- Un desserrement des agglomérations sur le territoire régional, avec plus d’un doublement de la population de l’agglomération (ici environ 16 Mhab sur 31 300 km2, soit une densité dépassant 500 hab/km2).
- L’exode rural se poursuit dans toutes les parties du monde.
Ces processus sont expliqués ci-après au chapitre 13.H.
Ainsi, au moment où l’on continue à observer un exode rural, l’examen des chiffres corrélés aux territoires montre un très fort desserrement des villes sur de larges étendues (urban sprawl ou étalement urbain). Les territoires des aires métropolisées sont ceux qui cumulent ces quatre phénomènes contrastés. Leur conjugaison brouille la lecture du territoire, modifie profondément les modes de vie, et le lien de l’homme à la terre (Dardel). C’est leur compréhension simultanée qui permet de comprendre ces mutations, et la présentation de cette simultanéité est faite au chapitre 13.H précité.
Pour autant, la ruralité ne disparaît pas puisque la mobilité n’est pas accessible à tous, comme le souligne P-J. Thumerelle. En effet, celui-ci souligne
- Le ralentissement des taux de croissance des agglomérations, sans sous-estimer l’ampleur cumulée depuis 50 ans : multiplication par 9 pour Lima-Callao, Bogota, Sao-Paolo ou Mexico, par 7 pour Caracas, par 4 pour Rio de Janeiro ou Santiago.
- L’effet de taille : l’augmentation relative des villes petites ou moyennes est plus rapide que celle des grandes villes, mais elles rassemblent globalement aujourd’hui, dans des agglomérations de moins de 500 000 habitants une part de la population urbaine moins importante que naguère : 45% en 1990 contre 70% en 1950, et 58% en 1970. Le poids des grandes agglomérations est renforcé, accroissant dramatiquement la lisibilité des processus d’exclusion et de paupérisation « induite par la mondialisation et la libéralisation de l’économie » [3].
- Les aires de grande pauvreté recouvrent celles de croissance démographique rapide, de profonde ruralité, de quasi-exclusivité agricole, d’urbanisation fondée sur une économie informelle et vulnérable, etc.[4]
- « Les campagnes des pays sous-développés ne seraient pas vidées pour autant : elles compteraient 10% d’habitants de plus ; les populations rurales de la Chine et plus encore de l’Inde seront par exemple toujours plus nombreuses que la population totale de l’Europe (Russie comprise). La concentration urbaine n’empêchera pas la poursuite de la densification de nombreuses zones rurales ; il paraît inévitable que les formes intermédiaires entre rural et urbain se diversifient et se multiplient mais la lisibilité des territoires n’en sera pas clarifiée. (…) L’hypothèse d’une « transition de la mobilité », c’est-à-dire du passage de la quasi-immobilité d’un mode rural fermé à une mobilité généralisée, multiforme et à toutes distances, n’est pas en soi infondée. Mais il est probable que les développements techniques et l’évolution des civilisations réduisent la nécessité des déplacements physiques des hommes avant que le monde entier se voit généraliser l’inflation de circulation des pays les plus développés. On en est de toute manière très loin, une grande partie de la population du monde vit toujours dans des univers ruraux semi-clos, où la mobilité des hommes comme l’ouverture sur l’extérieur au moyen des médias modernes sont encore très indigentes » (P-J. Thumerelle, 1996, p.367-368)
Avec P-J. Thumerelle, il faut constater que c’est beaucoup plus dans l’étude des changements des flux régulateurs aux différentes échelles, et la complexification des formes et des réseaux de mobilité à travers le monde qu’il faudrait observer les lignes de force des changements dans le peuplement, plus que dans l’observation de la densification. La notion de territoire est une notion centrale, et l’échelle de la région conviviale est une échelle d’observation privilégiée des phénomènes de changement des flux.
Il est étonnant d’observer que dans de nombreuses publications, des pourcentages très précis entre rural et urbain sont donnés, alors que le distinguer est flou, que les définitions ne sont pas homogènes entre les États. Ces définitions ne sont quasiment jamais précisées pour les pays autres qu’occidentaux. La sortie de la confusion entre mondialisme et mondialisation permettrait d’éclairer le débat. L’utilisation des critères d’une société (émergence, héritage, transmission et filiation) servirait à éclairer le débat entre rural et urbain, et de sortir de la dichotomie entre ces deux notions. Ce travail ne pourra qu’être un aller-retour entre les suggestions de départ du géographe et l’identification des régions conviviales par les habitants eux-mêmes.
13.F.1. Comment compléter les informations journalistiques ou statistiques occultant les territoires ?
Des dossiers sur le gigantisme urbain sont régulièrement publiés, comme le dossier Le Monde, Dossiers et documents de Novembre 2007 sur « Mégalopoles : les nouveaux mondes ».
Les tableaux de comparaison des villes se concentrent sur les populations sans référence à des surfaces de territoire, ce qui empêche toutes comparaisons. Le croisement des fichiers de l’ONU de 2003 avec l’enquête de l’association Métropolis [5] donne la référence à des surfaces correspondantes. Il est à cet égard très instructif. La population de Tokyo et de New York est donnée à une échelle voisine de la région conviviale. Sur la base de cette superficie, la ville de Dhaka aurait la première place au monde avec une population de 38,7 Mhab. Elle disputerait cette place avec Calcutta. En effet, avec une densité moyenne sur tout le territoire de plus de 1 000 hab/km2, un territoire de 40 000 km2 donnera une population de 40 Mhab, et toute ville principale de ce territoire pourra prétendre à la première place. Or ces territoires sont de plus en plus nombreux : toute la plaine du Gange atteint une densité de plus de 800 hab/km2, le Bangladesh, les vallées de l’Est de la Chine… Cette situation explique les classements publiés dans le dossier du monde (figure 17-27). Chongqing y est placé à la deuxième place avec une annonce de 60 Mhab. pour 2015, ce qui est presque le double de la première ville mondiale actuelle ! Cette erreur vient du fait que Chongqing a été déclarée « Municipalité » (de 82 400 km2, soit l’équivalent de 4 régions françaises actuelles) par scission de territoire de Sichuan, dont Chengdu est la capitale. Ce terme de « Municipalité » induit en erreur. Il serait possible de faire la même présentation sur une base territoriale élargie avec Calcutta, Dhaka, et toutes les villes des territoires denses du monde. De vastes territoires d’Inde et de Chine dépassent 600 hab/km2, ce qui sur un territoire de la taille de la région conviviale de 32 000 km2 fait apparaître une population de près de 20 Mhab : cette région serait automatiquement classée en deuxième position ! Or la figure 13-17 montre que l’Inde possède déjà plus de 16 régions pouvant prétendre à la deuxième place. Cela montre clairement qu’une population ne peut pas être détachée de son territoire. On comprend dès lors mieux l’expression de Pierre Calame « ville et territoire » : la ville seule n’a pas de sens sans son territoire. La ville de Avec un territoire comparable aux chiffres donnés par l’ONU pour les villes de Jakharta ou de Mexico (respectivement 2595 km2 et 3540 km2), Chongqing n’a que 5 Mhab.
Figure 13‑17 : Comparaison du fichier de l’ONU 2003 avec le fichier de METROPOLIS (populations et surfaces)
Ce tableau montre que les chiffres fournis par l’ONU ne sont pas pris sur la même référence territoriale de base : les données en gras de la colonne de droite montre que la population est tantôt à une échelle proche de la région conviviale, et tantôt à une échelle proche de l’arrondissement/agglomération. Sur la même base territoriale, l’ordre des villes serait différent.
Figure 13‑18 : Superficies et populations de la ville de Chongqing, Chine (Source: Revue L’information géographique n°1, 2005, Arnaud Heckmann, Géographe, doctorant à l’EHESS, « Dynamiques urbaines : la Municipalité de Chongqing », pages 17 à 38).
Figure 13‑19 : Extrait du dossier « Les mégalopoles, un nouveau monde », Revue Le Monde, Dossiers et documents, Novembre 2007
Sur le tableau ci-après « apparaît subitement » une ville de 60 millions d’habitants ! Ce fait vient de la carence d’étude des « villes et territoires » retenues à l’échelle de la région métropolisée, d’une surface indicative de 32 000 km2. Cette situation a déjà été dénoncée par François Moriconi-Ebrard , professeur à l’Université de Paris I [6].
Figure 13‑20 : Quelques estimations de régions conviviales potentielles de l’Inde (Chiffres de base Wikipédia, année 2001).
Ces données appellent à donner à la région retenue à l’échelle indicative des 32 000 km2 plus d’importance qu’elle n’en a aujourd’hui pour permettre le dialogue entre les différents « villes & territoires » du monde. L’espace convivial livre les statistiques, autorise des comparaisons tant quantitatives que qualitatives.
13.G. Le procès whiteheadien du territoire
Les notions de potentialité générale et de potentialité réelle sont des applications directes en géographie des notions processives. La potentialité générale caractérise un ordre général des objets éternels (ou formes) qui n’ont pas encore fait ingression (qui n’ont pas encore été appliqués) à une entité particulière : il s’agit ici de la « région conviviale » considérée dans sa généralité, avec ses critères énumérés ci-dessus. La potentialité réelle est un ordre particulier à l’entité considérée : il s’agit ici de la région « Entre Vosges et Ardennes ». La potentialité réelle provient d’un certain nombre de perspectives identifiées et/ou de décisions prises quant à la mise en ordre de l’entité potentielle au regard de la potentialité générale pertinente.
Rappelons que ce ne sont pas des « idées abstraites » coupées du réel mais des réalités ontologiques qui caractérisent réellement les entités considérées. L’analyse d’une région conviviale suivra donc le plan suivant :
- a- (ap)préhension (ou objectivation)
- b- potentialité générale
- c- potentialité réelle
- d- réalisation
- (la phase e- satisfaction (transition) est la succession des événements)
L’ontologie proposée par la pensée organique est une ontologie faisant appel au sens commun dans son noyau dur, c’est-à-dire ce que tout le monde présuppose en pratique, même s’il le nie verbalement. Cette ontologie invite à respecter 5 critères : la logique et la cohérence, l’adéquation et applicabilité, et un critère de synthèse : la nécessité (chapitre 1.E.5). Chacun peut faire appel à son expérience personnelle pour déterminer ces notions du noyau dur du sens commun.
Les phases de la concrescence sont des phases logiques, que chacun peut également vérifier dans son expérience personnelle. La première phase (a) fait appel aux faits concrets, aux faits têtus de l’expérience ordinaire. La deuxième (b) aux « idées » ou potentialité(s) générales(s) qui s’attachent aux faits. La troisième (c) est la confrontation des « idées » ou potentialités aux faits, ce qui donne une proposition. La quatrième (d) est une phase intellectuelle où la conscience intervient, une phase de jugement. En effet, la conscience n’intervient pas forcément dans les trois phases précédentes.
Ces phases font appel à l’expérience ordinaire. Elles sont simples, et les mots de base employés sont des mots du langage courant. Ils sont « doublés » par des termes techniques pour pouvoir aller plus loin dans l’analyse : l’emploi de mots simples permet de rester collé à l’expérience personnelle.
Ainsi, toute expérience peut se décomposer entre ces quatre phases. L’analyse d’une région conviviale et des processus de gouvernance au sein de cette région peut suivre ces mêmes phases d’analyse. Il est possible de poser une question pour chaque phase :
- a : Quelle est l’(ap)préhension de l’expérience considérée ?
- b : quelles sont les potentialités attachées à cette expérience ?
- c : quelles sont les propositions issues du contraste entre les potentialités et l’(ap)préhension ?
- d : quels jugements puis-je porter sur les propositions pour déterminer celle qui aura la pertinence maximum dans une deuxième confrontation aux faits de base ?
Phase a : l’(ap)préhension d’une région conviviale :
Cette phase est celle du diagnostic, exprimé dans les mêmes termes que les explications du contenu d’un diagnostic, ce qu’exprime Patrice Braconnier dans sa thèse de 2005.
Phase b : la potentialité générale (ou pure) d’une région conviviale :
La potentialité d’être une région conviviale dépend de la taille approximative (32 000 km2), de l’environnement existant, et de l’existence d’une frontière et d’un centre pertinents (ce point est détaillé plus loin). Identifier une région conviviale ne peut se faire sans tenir compte des régions qui l’entourent, dans une approche qui n’est ni administrative, ni purement politique : l’approche est une confrontation aux critères d’une région conviviale ; elle a donc une dimension à la fois humaine, sociale, écologique. C’est une approche régionale des bio-socio-processus. L’attention est portée sur les processus bio-socio-techniques.
Phase c : Potentialité hybride :
La potentialité hybride traduit le contraste entre la potentialité générale et la réalité actuelle de la région. Elle est principalement constituée
- 1/ de l’ensemble des aires d’étude existantes,
- 2/ de l’ensemble des propositions pour conforter la constitution interne de la région.
- Potentialité réelle : Choix, décisions, réalisations pour arriver à satisfaction :
Il s’agit des prochains « pas possibles » à faire, ou des décisions à prendre pour concrétiser la (les) proposition(s) jugée(s) les plus pertinentes.
Notion de médiatrice :
Cette notion de médiatrice est analysée au chapitre qui suit : la médiatrice est la plus grande distance entre deux pôles forts, vu sous l’angle géométrique. La médiatrice est indicatrice d’une potentialité générale, à partir du réel des pôles existants. Seul le croisement de la potentialité générale avec les données du terrain permettra d’affiner une proposition de centre de référence pour obtenir une région équilibrée. Ce pôle n’est pas forcément la plus grande ville : Bern a été choisi comme pôle fédérateur de la Suisse alors que la ville est plus petite que Genève ou Zürich. Genève ou Zürich sont en effet trop excentrées pour jouer ce rôle, tout comme dans le Nord, Lille est trop excentrée pour pouvoir être un centre fédérateur valide de cette région. La Suisse est une référence en manière d’équilibre régional, et la culture Suisse est encore à assimiler en France pour bénéficier de cette expérience pour la création en France de régions européennes fiables.
Cet exemple est posé car la problématique est la même pour la région « Entre Vosges et Ardennes » .
13.H. L’Art des fondations : sortir de « la dichotomie entre urbain et rural » ; frontière et centre de référence
13.H.1. Pour sortir de « la dichotomie entre rural et urbain » : les mécanismes de répartition du sol régional
La difficulté à définir les territoires ruraux et les territoires urbains relève du caractère artificiel de la séparation entre ces deux notions. Il est généralement présupposé que ce sont deux notions qui s’opposent, alors que les interactions entre elles sont nombreuses et incontournables. Ce sont ces relations qui sont mises en évidence dans les analyses qui suivent, en s’appuyant sur la notion de société. Cette dernière peut devenir une notion technique commune aux spécialistes des écosystèmes naturels et aux spécialistes de l’écologie urbaine. Seule la conjugaison de ces sciences souvent séparées et aux approches distinctes pourra rendre compte du territoire de la région conviviale, à la fois rurale et urbaine.
13.H.1.1. Sortir de la dichotomie rural/urbain » : les liens entre les notions d’organisme et d’écosystème avec la notion de société :
La démarche classique des spécialistes d’écologie forestière et des écosystèmes comme Hans-Jürgen Otto [7] est de réserver le terme d’organisme aux individus de chaque société (l’homme, l’arbre, la plante) et le terme d’écosystème à leur « vivre ensemble ». Au sein de l’organisme se constatent des mécanismes de coopération, tandis que les écosystèmes seraient le lieu de compétitions conduisant à l’élimination des plus faibles. Pourtant, le même auteur parle pour certaines symbioses au sein des écosystèmes de « quasi organismes » [8]. Dans le domaine de la géographie urbaine, François Moriconi-Ebrard [9] parle sans hésiter « d’organisme urbain » pour les villes, et les agglomérations. La notion organique de société concerne tant les sociétés minérales, végétales, animales qu’humaines. Elle permet de faire le lien entre ces approches. Des individus peuvent s’opposer au sein des sociétés, et des sociétés peuvent s’opposer entre elles. Il n’en reste pas moins que les faits conduisent à constater globalement l’unité dans la diversité et l’existence de coopérations à toutes les échelles des sociétés, et dans toutes les sociétés. Les individus eux-mêmes peuvent être atteints de maladies, de dysfonctionnements internes, et il est très difficile, voire impossible de séparer un individu de son environnement : le mécanisme même de la vie est de nécessiter de la nourriture pour le renouvellement de l’organisme. Il semble que la liberté et l’apparition de nouveauté soit à ce prix. C’est donc bien la relation et l’échange qui dominent, et il semble difficile de conserver une forme de dichotomie entre un milieu où régnerait la coopération et un autre où régnerait la compétition. Par contre, les sociétés se structurent progressivement, dans leurs préhensions réciproques, positives ou négatives, qui combinent toujours unité et diversité, valeurs et complexité croissante, harmonie et intensité, liberté et détermination : on retrouve les obligations catégoriales étudiées dans la partie II. Hans-Jürgen Otto fournit de nombreux exemples de ces combinaisons. Dans un autre domaine à l’interface entre l’homme et la nature, la prise de conscience de l’importance de l’agronomie biologique [10] face aux désordres écologiques d’une agriculture intensive basée sur « l’élimination des organismes nuisibles » va dans ce sens.
Ce sont ces interactions que nous allons maintenant décrire globalement pour les régions conviviales, « villes et territoires ». Ces interactions vont permettre l’analyse de la région « Entre Vosges et Ardennes ».
13.H.1.2. Les processus complexes de redistribution des sociétés végétales, animales et humaines sur le territoire régional ; sortir du catastrophisme de la presse mondiale :
Le schéma qui suit récapitule les grands phénomènes urbains et naturels qui animent les régions du monde à l’échelle indicative des 32 000 km2. Ces phénomènes sont présentés dans l’ordre le plus fréquent d’exposé des processus d’urbanisation. L’intérêt de penser ces processus simultanément est de rendre possible une pensée globale des « villes et territoires », sans perdre de vue les interrelations des processus entre eux, et des territoires entre eux. Voici le schéma de ces processus :
Figure 13‑21 : Les complexes redistributions des sociétés végétales, animales et humaines au sein du territoire régional.
Le premier processus est celui de l’exode rural. Les populations rurales pensent trouver dans les villes un avenir meilleur. « Lorsque les populations rurales migrent vers les villes, elles font un choix rationnel (…) On pense toujours qu’on trouvera mieux en ville, sans compter que la division à chaque génération des parcelles cultivables dans les campagnes les rend trop petites pour qu’elles soient viables » [11]. Le livre scolaire de géographie de 1ère S évoque les « territoires des pays économiquement les plus avancés, dans lesquels l’exode rural est achevé, mais où il continue de s’opérer de complexes redistributions de populations dans l’espace » [12]. L’exode rural est-il vraiment terminé, lorsque l’on observe la réalité démographique de l’arrondissement de Lunéville, notamment dans sa partie Est, vers Badonviller et Cirey ? Il semble plutôt qu’il se poursuive, avec de nouveaux arrivants qui combinent un mode de vie urbain en habitant à la campagne (phénomène des néo-ruraux). La France reste cependant à 95% rurale du point de vue de sa superficie (59 % agricole, 4,8% sur emprise urbaine en l’an 2000, et les 36,2% restants en forêts et espaces naturels [13]). P-J. Thumerelle le souligne également fortement : la fin du rural n’est pas pour les décennies à venir. Le rural continuera de progresser mondialement, de l’ordre de 10% jusqu’en 2025, même si l’urbain progresse bien plus vite, de l’ordre de 50 % dans le même temps [14].
Ces nouveaux venus dans les villes entraînent le deuxième processus, de densification urbaine. Mais les centres urbains se spécialisent, et l’habitat est de plus en plus développé/rejeté en périphérie, en grande partie pour des raisons économiques : un logement en ville est souvent inaccessible aux jeunes couples, et aux nouveaux venus sur le marché du travail, ainsi qu’à ceux qui en cherchent. La structure sociale des villes est marquée par des inégalités accrues entre très riches et très pauvres.
On observe alors le troisième processus : le desserrement urbain. C’est le phénomène d’extension des villes et d’étalement urbain, faisant pronostiquer à certain la « mort des villes », la « fin du rural », et l’avènement de l’ « urbain généralisé ». C’est la progression « en tâche d’huile » d’une urbanisation désordonnée, presque sur tout le territoire. Il se produit effectivement une superposition de l’urbain et du rural, deux éléments autrefois bien différenciés. Mais les villes restent bien des centres de référence pour le territoire environnant. Elles sont les lieux des services rares, du face à face politique, et des fonctions de coordination. De même que pour le rural, la fin des villes n’est pas à l’ordre du jour.
Les quatrième et cinquième processus se produisent simultanément : d’un côté, « le monde rural connaît un mouvement de « retour à la campagne » ; cadres ou artisans y transfèrent leur ordinateur, satisfaits de travailler dans des paysages de cartes postales, tout en étant relié au monde et à Paris par le fax, Internet ou le TGV » [15]. Ce mouvement est fréquemment qualifié de rurbanisation. A l’inverse de ce mouvement, la nature pénètre dans la ville [16] de plus en plus profondément. Les animaux y trouvent leur place, et y inventent de nouveaux habitats, les municipalités portent une attention accrue aux « espaces verts » et les services « Espace verts » des villes sont désormais réputés pour être plus efficients (grâce à leur connaissance du terrain et le suivi des politiques) que les interventions ponctuelles des privés[17]. Il serait presque possible de parler « d’exode animalier » vers les villes, et les reportages sur ce point se multiplient. Pour compliquer encore l’interpénétration des processus, Alain Dubresso et J-P. Raison parlent dans certains cas de « ruralisation des villes » [18].
Le sixième processus concerne l’importance croissante de l’agriculture périurbaine. L’étalement urbain compromet de plus en plus les installations agricoles, et les actions pour sauvegarder l’agriculture en contact avec l’urbain se multiplient.
Le septième processus concerne les autres pôles urbains de la région. Une région peut en effet ne pas avoir de centre prédominant, et être organisée de façon polycentrique. C’est le cas de la région « Entre Vosges et Ardennes » entre Strasbourg, Nancy, Metz, Saarbrücken et Luxembourg. C’est le cas d’un nombre croissant de régions dans le monde.
Le huitième processus concerne les territoires intermédiaires, de « marche », de « confin » entre les centres de référence des régions à l’échelle indicative des 32 000 km2. Nous proposons ici le terme de territoire médian, ou intermédiaire, pour plusieurs raisons : il se trouve sur la médiatrice entre plusieurs régions (et donc à distance équivalente de leurs centres de référence, comme Charlevilles-Mézières, St-Dizier, Mulhouse, Colmar, Strasbourg, …) ; il est centre de son propre territoire, même s’il dépend d’un autre ; il joue un rôle de transition, de passage entre des cultures différentes, des régions différentes, tout en appartenant à une région bien précise ; dans le temps, sa région de référence peut changer, sans perdre sa cohérence territoriale ; mais par lui-même, ce territoire n’est pas centre de référence régional, tout en ayant un rôle interrégional, voire international (Strasbourg).
La presse grand public ne rend que très rarement compte de ces processus simultanément. Même le dossier Monde et Document « Mégalopoles : les nouveaux mondes » fait preuve d’un catastrophisme urbain bien loin de la réalité des faits, et les informations données sont exactes … mais tronquées. Il est annoncé pour 2030 cinq milliards de population urbaine, alors que la population totale actuelle est de six milliards et demi. Cette façon de présenter laisse croire quasiment à la disparition du rural, la progression inexorable de l’urbain, la fin des villes à cause de l’étalement urbain, et l’inéluctabilité des mégalopoles géantes. En posant tous les chiffres, on découvre ainsi que sur 8,33 milliards d’habitants envisageable en 2030, 5 milliards seront urbains, et 3,33 seront ruraux, ce qui explique que les 3,25 milliards de ruraux actuels soient en progression. En creusant un peu plus, on apprend que sur les 5 milliards d’urbains, seuls 10% habiteront dans des mégalopoles, et 50% dans des villes de moins de 500 000 habitants, donc probablement dans des conditions proches de la nature et du rural. Il apparaît que seule une réflexion en termes de territoires approximativement comparables de l’ordre de 32 000 km2 permettra de mettre au point de nouvelles typologies de territoires dépassant « la dichotomie de l’urbain et du rural » et prenant en compte globalement l’ensemble des processus. Avec l’étalement urbain, les territoires pris en compte sont de plus en plus vastes, sans jamais en préciser les contours précis, ce qui fait artificiellement « apparaître » de nouvelles populations, de nouveaux problèmes…
La clé d’une information ajustée et plus fidèle au réel semble être dans un processus d’apprentissage collectif de concevoir une nouvelle approche territoriale avec l’identification d’une frontière (plutôt une « membrane » par analogie aux cellules du corps ou un « contour ») qui différencie les régions, et, permet, tout comme les cellules du corps, le passage des différents flux tout en gardant une identité forte, voire croissante. Ainsi s’articulent mondialisme et mondialisation.
C’est cette « membrane » que nous allons maintenant étudier tout autour de la région entre Vosges et Ardennes », en partant de Charleville-Mézières, et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre.
13.I. La région « Entre Vosges et Ardennes », une société régionale émergente. Frontière et centre d’une nouvelle région conviviale ?
Cette section introduit l’application des notions et méthodes exposées précédemment à la région « Entre Vosges et Ardennes ».
Cet ensemble en creux dont le nom issu de l’écologie semble acceptable dans cette réalité polycentrique où plusieurs villes peuvent revendiquer la première place. Metz semble toutefois s’imposer dans les différentes configurations, notamment pour le croisement des axes Paris-Berlin et Londres-Munich. La considération de l’axe Londres-Münich consacrerait la sortie d’une fixation sur la polarisation parisienne : sa pertinence n’apparaît qu’en reconsidérant les faits pour eux-mêmes, dans une approche européenne où chacune des régions est mise en perspective. La liaison TGV entre Paris et Louvigny ouvre l’espoir d’une liaison de même qualité jusqu’à Strasbourg, ainsi que jusqu’à Frankfurt ; cette contribution au réseau européen de train à grande vitesse souligne l’intérêt stratégique de ce lieu.
Selon les organismes en présence, la définition de cette région oscille entre 28 700 km2 (Saarland, Lothringen, Luxembourg) et 3,8 Mhab., et 67 400 km2 et 10,9 Mhab. (la « Grande Région »). Mais ces deux approches ne tiennent pas compte de l’Alsace et du Bassin écologique de la Meuse dans son entier.
L’étude de la région potentielle Grand Est prend en compte les apports des congrès ISOCARP du Caire en 2003, de Genève en 2004 et notamment l’approche de « la région conviviale ». Les critères en seront développés à 3 échelles principales de comparaison, d’analyse et de prospective : 32 000 km2, 2 000 km2 et 125 km2.
Quatre outils sont utiles à notre enquête : les cercles d’activité, les entités territoriales émergentes, les cercles de comparaison et le trialogue (quadralogue) ajusté à ce contexte.
Le chapitre 14 est consacré à l’étude de cette région, suivant les méthodes définies ci-dessus.
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Notes :
[1] http://esa.un.org/unup United Nations, Département of Social and Economic Affairs. Population Division. Les statistiques 2005 sont données à l’annexe 14 « Rural-Urbain ».
[2] www.metropolis.org Métropolis s’est appuyé sur les chiffes de l’ONU de 2003 (mais a refait une enquête plus affinées avec les différentes surfaces des agglomérations et des chiffres plus récents, souvent de 2004). Les fichiers de Métropolis sont intégralement donnés en annexe 14 « Urbain-Rural ».
[3] Thumerelle, 1996, p.346-347.
[4] P-J. Thumerelle, 1996, p.365c.
[5] Voir les fichiers placés en annexe 14, d’une part le fichier de l’association Métropolis basé sur le fichier de l’ONU de 2003, avec le chemin d’accès suivant : « Annexe14-Urbain-Rural_Europe_Monde\Metropolis-FICHIERS-SURFACES-POPULATIONS-METROP0LES\THESE-METROPOLES-SURFACES&POPUL-cerclesA-B-C_c.xls » et d’autre part le fichier de l’ONU pour les agglomérations en 2005, à l’adresse suivante : « Annexe14-Urbain-Rural_Europe_Monde\ONU-INSEE\ONU_2005AgglomerationsWallChart_web_b.xls ».
[6] Voir son article dans le monde diplomatique intitulé : « Angoisses injustifiées et erreurs des experts »
http://www.monde-diplomatique.fr/1996/07/MORICONI_EBRARD/5134.html ainsi que son ouvrage Géopolis, pour comparer les villes du monde, édité par ANTHROPOS, paru en 1994
[7] Hans-Jürgen Otto, Écologie forestière, Institut pour le développement forestier, Paris, 1998, 397 p.
[8] Hans-Jürgen Otto, ibid, p.256
[9] François Moriconi-Ebrard, De Babylone à Tokyo. Les grandes agglomérations du monde, Géophrys, Editions Ophrys,Paris, 2000, 344 p.
[10] Mathieu Calame, Une agriculture pour le XXIème siècle, Manifeste pour une agronomie biologique, ECLM, Paris, 2007, 156 p.
[11] Le Monde, Dossier et documents n°369, nov. 2007, Thème « Mégalopoles, les nouveaux mondes ». Article de Hervé Kempf du 28 juin 2007, relatant le rapport du FNUAP du 27 juin 2007
[12] Rémy Knafou (sous la direction de), Géo : l’Europe, la France, 1ère S, Belin, 2007, page 110
[13] Le Monde, op. cit.
[14] P-J. Thumerelles (1996),p.367 et 368.
[15] Le Monde, Dossier et documents n°369, nov. 2007, Thème « Mégalopoles, les nouveaux mondes » , rappel d’un article de Jean-Louis Andréani du 14 février 2005.
[16] Ce phénomène est étudié en détail dans le très complet rapport du Conseil Économique et Social, La nature dans la ville, Étude présentée par M. Bernard Reygrobellet, Les éditions des Journaux Officiels, 2007, 172 p.
[17] Voir Jean-Pierre Husson, dans Wackermann, op. cit (2005) p.232 à 244.
[18] Le Monde, op.cit. Ces auteurs ont produit L’Afrique subsaharienne, une géographie du changement, Armand Colin 1998. Il expliquent qu’en Afrique, une part importante des citadins vivent de l’agriculture, et l’habitat périphérique est parfois peu différent de celui des villages.