7.D. Processus au quotidien

7.D. L’utilisation courante de la notion de processus dans la vie quotidienne.

La notion de processus est très répandue, et concerne essentiellement les relations externes plutôt que les relations internes. C’est pourquoi il est préférable pour tenir compte des deux d’employer l’ancien mot français procès (origine du process anglais).

La notion de procès dans un sens whiteheadien [1] est déjà utilisée couramment dans l’économie pour la description, par exemple, du procès de production marxiste. Le terme retrouve alors le sens du mot process anglais qu’il a perdu dans l’usage courant en dehors de l’économie. Dans le quotidien, c’est le terme de processus qui est utilisé. Nous avons déjà noté qu’il est utilisé 354 fois dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (DGES) sans être une rubrique par lui-même. De la même manière que les notions d’(ap)préhension et d’importance, la notion de processus permet de se faire comprendre de manière intuitive dans la vie ordinaire, sans avoir à expliquer le terme. Pour entrer dans l’explication, il est nécessaire ici encore de dépasser l’évidence . Ce dépassement est difficile, car bien souvent le mot est utilisé pour faire comprendre des notions qui présupposent le processus, mais ne le prennent pas en compte en tant que tel. Une ambiguïté reste toujours entre une description interne et externe, et le processus n’a pas dans l’explication l’importance qui est pourtant présupposée (notion du noyau dur du sens commun).

A la suite du DGES, nous pouvons ici aussi citer L’homme spatial de Michel Lussault (2007). Le terme processus figure notamment aux pages 20, 22, 40, 129, 182, 183, 189, 190, 234, 237, 303 (2), … Stéphane Rosière, dans son ouvrage Géographie politique et géopolique l’utilise aux pages 53a, 53d, 59d, 143d, 147c (2), 150d, 150f, (2),156d, 157f, 161a, 163d (3), 165c (3), 166c, 167a, 168 (7), 171b, 172c (3), 175 (5), 196b, 196c (2), 211, 281b, 285, 294a, 297d (2), 299c, 301d, etc. Les géographes Marie-Françoise Durand, Jacques Levy et Denis Retaillé l’utilisent dans Le monde. Espaces et systèmes aux pages 16b, 19c, 25d, 27b, 27c, 28b, 30a, 31note2 31a, 32a, 189a, 190b (2), 191a, 231a, etc. On trouve aussi la notion de processus dans le terme procédé, et dans le verbe procéder. Pierre Calame insiste sur le passage de la procédure au processus [2], et les composantes de son cycle de la gouvernance [3] sont les phases du procès (voir chapitre 4.B.3). Il utilise très fréquemment le terme de processus, et y fait référence par exemple aux pages 41, 84, 266, 288a, 302b (2), 303a, 304a, 314a, 312a, 313a (2), etc.

Chacun pourra dans sa vie quotidienne relever l’usage conscient ou inconscient de cette notion, et confronter ses conclusions avec celles de la pensée organique. L’intérêt du schème organique (totalement soumis au réel, donc concret) est de bien distinguer (et articuler, sans jamais opposer) les relations internes et les relations externes. Les relations externes reviennent à considérer le monde composé d’objets comme de boules de billard, alors que les relations internes permettent d’expliquer la genèse des choses (ce qui est nommé « adaptation [4] » en géographie physique). Sans utiliser le terme de procès, l’approche de Michel Lussault rend compte tant de relations externes [5] qu’internes [6]. En un sens, son approche est quasi processive de fait, à la seule condition de reconnaître qu’il y a un seul continuum spatio-temporel (et non des espaces « radicalement séparés [7] ») et de substituer à une approche substantialiste l’approche organique (les quantum d’actualisation jouent le rôle d’une substance dynamique).

La notion de dynamique est souvent utilisée comme synonyme de processus, en un sens plus général. Chez Stéphane Rosière (2003), elle apparaît aux pages 59d, 91f, 105b, 143 (4),149f, 152a, 161b, 169c, 174d, 177 (5), 182d, 183a, 183 c (2), 193 (5), 218f, 296c, 300b, 300d, 301a, etc. Stéphane Rosière emploie également la notion de puissance (288, 288 à 301) dans un sens proche du procès et la notion de potentialité. Le DGES accorde à la notion de dynamique une rubrique de catégorie 1 (« concepts les plus fondamentaux de la géographie » [8]) de deux pages (p.281 & 282), en reconnaissant aux systèmes dynamiques des « mouvements internes ». Mais cette notion se réfère quasi exclusivement à la théorie des systèmes, devient synonyme de changement et « tend à se substituer au terme d’histoire (…) ce qui permet au passage d’escamoter une réflexion sur le temps social et l’historicité » [9]. Reliant les notions de système, de dynamique et de processus, on pourrait résumer leurs relations par la phrase suivante « Les systèmes ont une dynamique constituée de processus ». Par exemple, dans Éléments de géographie physique de Jean-Paul Amat, Lucien Dorize, Charles Le Cœur, (Bréal, 2002), il est expliqué p.412 : « Le système n’est pas figé. Sa dynamique est faite constamment de (…) processus de rétroaction (…) processus impliqué (…) processus dans leur fonctionnement intime. ». Mais il n’est rien dit sur le fonctionnement « intime » du processus. C’est pourquoi il apparaît important de tenter une description technique du procès, en dépassant la barrière de l’évidence (Lussault, 2007, 17).

7.D.1. Pourquoi le procès ?

Dans Modes de pensée, Whitehead explique : « L’état de la pensée moderne est tel que chaque élément singulier de cette doctrine générale est démenti, mais que les conclusions générales tirées de la doctrine prises comme un tout sont fermement maintenues. Il en résulte une confusion totale dans la pensée scientifique, dans la cosmologie philosophique et dans l’épistémologie. Pourtant, toute doctrine qui ne présuppose pas implicitement ce point de vue et taxée d’inintelligibilité » [10]. Il fait alors l’inventaire des éléments singuliers qui sont démentis, et les nouvelles notions qui les remplacent. Pour être en adéquation avec l’expérience ordinaire (le noyau dur du sens commun), de nouvelles notions doivent alors êtres proposées pour une interprétation cohérente et logique. Ces notions, tout en étant explicatives, doivent aussi être nécessaires, c’est-à-dire donner une raison aux Lois de la Nature.

Le tableau qui suit présente les différents passages des anciennes notions aux nouvelles notions scientifiques, ou aux propositions de la pensée organique. La compréhension de ces passages est indispensable pour saisir la nécessité du procès pour l’interprétation adéquate des faits de la Nature, sans en omettre aucun.

Capture d’écran 2016-04-17 à 08.36.05 Capture d’écran 2016-04-17 à 08.37.25 Capture d’écran 2016-04-17 à 08.38.00

Figure 7‑6 : Tableau du passage de la pensée moderne à la pensée organique (Source : Whitehead, Modes de pensée)

La faiblesse de l’épistémologie des XVIIIe et XIXe siècles a été de se fonder purement sur une formulation étroite de la perception sensible. De plus, parmi les divers modes de sensation, c’est l’expérience visuelle qui fût choisie comme l’exemple type. Le résultat fût d’exclure tous les facteurs réellement fondamentaux constituant notre expérience. La prise en compte dans une vision globale des remises en cause réalisées par la science depuis Bacon (au XVIème siècle) conduisent aux deux notions d’activité et de procès. Telle est la théorie de « l’avance créatrice » grâce à laquelle il appartient à l’essence de l’univers de passer au futur (avec l’idée de transformation). Ces remises en cause conduisent à concevoir la fonction de la vie dans une occasion d’expérience, dans laquelle il faut discriminer les données actualisées présentées par le monde antécédent, les potentialités non-actualisées qui se tiennent prêtes à provoquer leur fusion en une nouvelle unité d’expérience, et l’immédiateté de la jouissance de soi qui appartient à la fusion créatrice de ces données avec ces potentialités. [11] La première activité de l’occasion d’expérience est la préhension [12].

Beaucoup de ces conclusions peuvent se retrouver de fait en grande partie dans L’homme spatial de Michel Lussault, avec de nombreux exemples concrets. Notons par exemple sa référence fréquente à la notion d’activité (pages 37, 41, 69, 86, 262, 299, etc.). En ce qui concerne l’espace, ses conclusions vont aussi dans le sens de la pensée organique. Il propose en effet à travers l’exemple du tsunami la notion d’interspatialité (p.37, 38, 342). Mais ses observations n’intègrent pas le temps [13], bien qu’il exprime que « Dans tous le cas, les évaluations de distance associent fréquemment l’espace et le temps » en s’appuyant sur les exemples des tribus nomades du désert mauritanien, ou sur les temps de crise comme le tsunami. Or, nous l’avons vu, c’est la durée (à travers l’expérience du corps animal) qui permet de faire le lien entre la présentation immédiate et la causalité efficiente, et seul ce lien peut permettre de rendre compte à la fois d’une avancée créatrice (la transition) et de la permanence (la transmission d’occasion en occasion). Seul ce lien peut articuler l’atomicité temporelle (les quantum d’actualisation) et le flux du devenir. L’approche organique rend compte à la fois de l’intuition atomique de Démocrite, et du flux héraclitéen.

C’est à partir de la notion nouvelle d’occasion d’expérience que seront construits désormais à l’épreuve du réel et comme une nécessité les objets permanents de la vie quotidienne

7.D.2. Présentation technique du procès organique :

La concrescence est un des deux flux du procès: la concrescence et la transition [14].

« Ici, le groupe des philosophes du xviiè et du xviiiè siècles fit pra­tiquement une découverte qu’ils ne réalisèrent qu’à demi bien qu’elle affleurât dans leurs écrits. Cette découverte était qu’il existe deux sortes de fluidité (fluency) : l’une est la concrescence, qui dans le langage de Locke est « la constitution interne réelle d’un existant particulier », l’autre est la transition d’un existant particulier à un autre existant particulier. Cette transition, exprimée encore dans le langage de Locke, est le « périr perpétuel » (perpetually perishing) qui est un aspect de la notion de temps ; sous un autre aspect, la transition est la genèse du présent en conformité avec la « puissance » du passé »[15].

L’expression « la constitution interne réelle d’un existant particulier », la description de l’entendement humain comme un procès de réflexion sur des data, l’expression « périr perpétuel », ainsi que le mot « puissance » en même temps que son élucidation, se trouvent tous dans l’Essai de Locke. Cependant, étant donné le champ limité de sa recherche, Locke ne généralisa pas et ne réunit pas ensemble ces idées dispersées [16].

Capture d’écran 2016-04-17 à 08.38.31

Figure 7‑7 : Schéma de la Créativité, du multiple à l’un, et les deux sortes de fluence : la concrescence et la transition dans Procès et réalité.

La citation précédente et le schéma proposé peuvent être complétés par la citation suivante pour être pleinement interprétés : « Pour résumer : Il y a deux sortes de procès, le procès macrosco­pique et le procès microscopique. Le procès macroscopique est la transition d’une actualité accomplie à une actualité en accomplisse­ment, tandis que le procès microscopique est la conversion de condi­tions simplement réelles [le datum] en une actualité déterminée [la concrescence]. Le premier procès effectue la transition de l’« actuel » au « simplement réel » ; le second effectue la croissance du réel à l’actuel. Le premier procès est efficient, le second est téléologique. Le futur est simplement réel, sans être actuel, tandis que le passé est un nexùs d’actualités. Les actualités sont constituées par leurs phases génétiques réelles. Le présent est l’immédiateté du procès téléologique par lequel la réalité devient actuelle. Le premier procès fournit les conditions qui gouvernent réellement l’accomplissement (attainment), tandis que le second fournit les fins accomplies effectivement (actually attained) » [17].

Capture d’écran 2016-04-17 à 08.38.51

Figure 7‑8 : La Créativité, du multiple à l’un, et les deux sortes de procès : macroscopique et microscopique, dans Procès et réalité.

L’autre façon d’exprimer les deux procès est la suivante :

Capture d’écran 2016-04-17 à 08.39.29

Figure 7‑9 : La Créativité, du multiple à l’un, et les deux sortes de procès : téléologique et efficient, dans Procès et réalité.

On constate ici le mode de pensée spécifique de Whitehead, et le passage d’une notion à une autre pour tisser les notions entre elles, et favoriser la création de liens entre elles.

Il convient de faire une remarque sur le terme « d’actualisation ». Whitehead écrit « The macroscopic process is the transition from attained actuality to actuality in attainment. » Dominique Janicaud traduit invariablement actuality par actualisation, alors que le terme actuality signifie aussi tout simplement l’entité actuelle [18]. Il semble donc qu’il perde ici les nuances, pour la simple raison d’éviter toute confusion avec la substance d’Aristote.

« L’organisme » est la communauté des choses actuelles : il est le procès de production en mouvement pris comme unité du multiple.

D.W. Sherburne souligne que ces deux procès, macroscopique et microscopique sont les cas d’un procès unique : « il n’y a pas deux procès dans le système de Whitehead : il y a un unique procès, mais il est possible de le discuter dans deux perspectives différentes, dans deux contextes différents » [19].

La suite de la citation de Whitehead sur la différence entre procès et organisme est caractéristique de son mode de pensée : il permet une lecture à plusieurs niveaux et la création d’un « tissus de sens » qui invite le lecteur à des approfondissements en fonction des liens qu’il peut établir lui-même en résonance à la proposition faite. L’expression schématique est la suivante :

Capture d’écran 2016-04-17 à 08.40.02

Figure 7‑10 : La Créativité, du multiple à l’un, dans Procès et réalité.

________________________________________________________
Notes :

[1] Voir ci-après au chapitre 10-C le résumé de la démonstration d’Anne Fairchild Pomeroy.
[2] Pierre Calame, La démocratie en miettes. Pour une révolution de la gouvernance, Ed. CLM, 2003, page 304. Il parle « du passage d’une démocratie de procédures, fixant le lieu et les formes de la décision, à une démocratie de processus, où s’identifient les grandes étapes de l’élaboration, de la mise en œuvre et de l’évaluation d’un projet collectif. Ce que j’appelle le cycle de la gouvernance ».
[3] Pierre Calame, idem, pages 304b, 305c, 307a, 311a, etc.
[4] Voir par exemple dans Éléments de géographie physique de Jean-Paul Amat, Lucien Dorize, Charles Le Cœur, Bréal, 2002, page 390d, à propos de l’adaptation des mangroves, de génération en génération.
[5] Pour les relations externes, Michel Lussault insiste à de très nombreuses reprises sur l’importance des distances et de la mesure « avec » l’espace (et non pas « dans » l’espace).
[6] Pour les relations internes, un exemple se trouve page 29b (« le vaste Monde souffrant entre en entier dans ma sphère personnelle »), même si à la page 101 il exprime qu’il « n’adhère pas facilement à l’idée que le Monde puisse en constituer un (lieu) ». Notons ici au passage une très rare référence à la notion de personne à travers le qualificatif de « personnelle » (au lieu d’acteur, ou actant, ou d’individu social).
[7] Page 52b : « Au cœur de l’expérience individuelle et sociale se tient le caractère radical du principe séparatif ». Mais cette radicalité est reconnue comme un artifice page 39 : « on saisit bien que cette partition est un artifice scientifique : toute réalité sociale, telle qu’elle s’appréhende au quotidien, combine toujours toutes les dimensions. Mais cet artifice est une condition de possibilité du travail de pensée de la société ».
[8] DGES, p.5.
[9] DGES, p.282b.
[10] Mode de pensée (MP), 180b (151).
[11] MP 207b (170).
[12] PR 52a.
[13] Michel Lussault exprime en note 1 de la page 85 « L’instantanéité communicationnelle instaure une métrique où le temps nécessaire pour assurer le contact n’est plus une donnée pertinente ». Voir le numéro spécial RGE sur la symétrie, Beyer A(dir.) 2007, La symétrie et ses doubles : approches géographiques, Nancy, RGE, 2, p.77-134.
[14] PR 210b et c. Voir aussi les commentaires d’Alix Parmentier (PhW 281) et de Jean-Marie Breuvart (PE 136).
[15] Cf le commentaire éclairant de J-C. Dumoncel dans l’article Whitehead ou le cosmos torrentiel (Arch. de Phil., 47, 1984, 569-89) : « La concrescence est le devenir rétrospectif au cours duquel l’occasion devient elle-même par préhension de son monde ambiant (cône arrière [du passé]). La transition est le devenir prospectif au cours duquel l’occasion présente est sacri­fiée aux occasions qui l’objectifient dans le cours de la constitution du monde futur (suivant les directions dont le cône avant [du futur] fait la gerbe). La tran­sition se fait par causalité efficiente entre occasions ; la concrescence met en jeu, pour chaque occasion, sa cause finale privée. Ainsi se dissipe l’antinomie de l’occasion à la fois monadique et analysable. L’occasion est l’atome de transition, mais elle est analysable en différentes phases de concrescence… [c’est] la dualité atome/organisme constitutive de l’occasion actuelle »
[16] PR 210b & c
[17] PR 214 e
[18] cf le lexique d’Alix Parmentier.
[19] Clés, glossaire, page 333 à l’article « procès ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.