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13.A. Mondialisme et mondialisation

13.A. Mondialisme et mondialisation : une distinction énoncée dans le Larousse 2003, et étayée par l’approche organique

La définition du Larousse 2003 est la suivante :

  • Mondialisme: « Doctrine qui vise à réaliser l’unité politique du monde considéré comme une communauté humaine unique ».
  • Mondialisation : « Fait de devenir mondial, de se mondialiser. Globalisation ».
  • Globalisation : « Tendance des entreprises multinationales à concevoir des stratégies à l’échelle planétaire, conduisant à la mise en place d’un marché mondial unifié. Mondialisation ».

On trouve cette définition de la mondialisation en terme de flux (« ce qui passe ») chez Stéphane Rosière dans les termes suivants : « L’intégration du monde en une vaste « économie-monde » (Fernand Braudel, 1980) est de plus en plus évidente. De plus, ce processus n’est pas seulement économique, il concerne aussi les modes de vie, de consommation, la pollution, les drogues, et tous les flux, aussi bien les mouvements de capitaux que les migrations internationales … »[1] Le FMI est très clair en ce qui concerne les flux financiers. La mondialisation est « l’abolition totale du contrôle des mouvements de capitaux, la libéralisation des services financiers transfrontières et l’élimination des restrictions limitant l’accès des institutions et investisseurs étrangers au marché »[2].

La confusion est fréquente entre mondialisation et mondialisme. C’est le mondialisme (et non la mondialisation) qui « recouvre l’ensemble des phénomènes techniques, économiques, culturels, politiques, etc. faisant de la terre un espace de plus en plus unifié et amenant l’humanité à se percevoir comme unifiée (notion de « village planétaire ») »[3]. Cette distinction est très claire dans le Larousse 2003, et cela sans erreur d’interprétation possible. Voici ci-après le schéma qui résume la différence entre mondialisme et mondialisation (les termes sont ceux de la fin du chapitre 11, pages 346-347). Celui-ci nous permettra de tirer un certain nombre de conclusions :

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Figure 13‑1 : Schéma de la différence entre mondialisme et mondialisation

Ce schéma peut également se représenter en utilisant le schéma de questionnement :

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Figure 13‑2 : Schéma des 4 conditions d’existence d’une société (d’après Whitehead, Procès et Réalité, et Debaise, Un empirisme spéculatif).

La mondialisation est la recherche de « l’abolition totale » de tout ce qui entrave les flux. Cela entraîne inévitablement la remise en cause de fait de l’héritage des sociétés, de sa transmission, et des relations sociales qui leur sont liées. Le refus de voir les liens est de nature idéologique (non prise en compte des faits de sociétés en vue d’un gain supposé -mais jamais vérifié-). Stéphane Rosière le souligne à plusieurs reprises : face aux désordres et affrontements engendrés par la mondialisation « sont trop souvent minimisés les clivages économiques et les causes économiques des affrontements » [4]. Il cite Pascal Boniface (1999) : « Bien souvent, le nationalisme et la proximité culturelle ne sont utilisés que pour mieux masquer l’intérêt économique à court terme ». Face à une généralisation des flux sans attention aux sociétés, « les lignes de fractures socio-économiques, et les inégalités sociales, sont de plus en plus nettes et tendent à se renforcer » [5]. Dans cette attention quasi exclusive aux flux présentés paradoxalement comme un remède, les frontières « paraissent de plus en plus illusoires, voire inutiles » [6]. Le territoire est remis en cause : « On l’a compris, le territoire est obsolète » [7]. Laurent Carroué [8] montre que « l’analyse de la mondialisation repose le plus souvent sur une conception économiciste qui en vient à nier les réalités territoriales ». Il démontre la résistance des réalités territoriales face au mythe unificateur [9]. Il invite à une refondation pour éviter que le monde ne devienne une simple marchandise. L’analyse de Manuel Castells va dans le même sens. Son œuvre de sociologie est reconnue sur la scène internationale. Il est sans concession : « Le capitalisme, on le sait, ne se réduit pas à la liberté des échanges : des marchés où aucune régulation n’existe sont des marchés où sévissent le pillage, la spéculation, l’appropriation abusive et, au bout du compte, le chaos, du moins si les leçons du passé ont quelque valeur. Le vide institutionnel créé par la transition entre l’État développeur et un nouveau cadre capitaliste régulé a été vite comblé par les prêteurs du monde entier, les spéculateurs et leurs complices locaux » [10].

Pourtant, force est de constater que si les solidarités sont économiques, les fractures sociales et culturelles « ne sont pas simplement virtuelles » et « restent inscrites aussi dans le territoire » [11]. Les territoires « forment une strate relationnelle obligatoire entre les acteurs » [12]. Cette analyse rejoint celle de Pierre Calame, pour qui le territoire est la brique de base de la gouvernance [13].

On le voit, mondialisme et mondialisation doivent êtres pensés ensemble, et des protections juridiques et politiques sont indispensables pour éviter la grande pauvreté, les fractures sociales et culturelles. Manuel Castells y consacre de longues analyses [14]. Les USA l’ont bien compris. En effet, Jean-Christophe Victor explique que pour « protéger de fait l’accès aux marchés », « les états-Unis dans un Farm Bill de mai 2002 ont augmenté les crédits à l’exportation pour leurs agriculteurs, et envisagent d’imposer leurs règles sanitaires aux produits agricoles sud-américains, ce qui est une façon d’en disqualifier une partie » [15]. Cet exemple illustre qu’un mondialisme n’est pas le rejet de la mondialisation, mais une priorité mise sur la société humaine avant la recherche exclusive du profit et son cortège de désordres. Dans cette perspective, le marché économique global est mis au service du développement des sociétés humaines. La politique veille au bien commun constitué d’une histoire commune, et d’un héritage à transmettre. L’économie est une composante, et une composante seulement des sociétés. Chaque société est ainsi appelée à déterminer le contraste entre le flux (« ce qui passe ») et la permanence (« ce qui ne passe pas » ou « héritage »). Ce travail est compliqué par l’évolution des sociétés-nations vers les sociétés-régionales (exercice de la subsidiarité active vers les territoires à l’échelle des 32 000 km2) ou vers les sociétés-supranationales (ou OIG-Organisations Inter-Gouvernementales- décrites de façon détaillée par Stéphane Rosières, 2003, pages 54 à 58 et 191-192).

La pensée organique permet de penser ce contraste sans opposer mondialisme et mondialisation. Une démarche géographique classique comme celle de Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé est un exemple d’expression de ce contraste. L’économie monde « n’a pas qu’un sens économique », et s’applique aussi « à une dynamique de la société concernée, à la fois globale et orientée » [16]. Les auteurs insistent sur l’existence de deux logiques, et de leur articulation : « L’association entre géopolitique et économie-monde suppose l’intériorisation réciproque de la logique d’entreprise et de la logique d’État » [17]. Des propositions sont faites par René Passet pour réussir cette articulation. Les trois propositions sont :

  • les territoires (un contrat « de la Terre »). Le but est de (re)trouver « la dimension positive de la destruction créatrice ».
  • la société (un contrat culturel et un contrat démocratique),
  • l’homme (un contrat pour la couverture des besoins fondamentaux à l’échelle mondiale, soit : l’accès aux ressources en eau pour 2 milliards de p. (…), le logement pour 1,5 milliard, une énergie efficace pour 4 milliards) [18],

On passe ainsi de la prédation à la production sociétale.

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Notes :

[1] Stéphane Rosières, Géographie politique et géopolitique, 2003, p.175b.
[2] FMI, Bulletin du 2 février 1998.
[3] Idem, p.190b.
[4] Rosières, 2003, p. 92b.
[5] Rosière, 2003, p.82e.
[6] Rosière, 2003, p.175b.
[7] Rosière, 2003, p. 298b.
[8] Professeur de géographie à l’Université de Paris 8, à l’Institut français de géopolitique et à l’Institut d’Études Européennes, Laurent Carroué est auteur de l’ouvrage Géographie de la mondialisation, 3ème édition, Armand Colin, 2007. La citation est page 8.
[9] Ibid, pages 231-233 et page 268-270.
[10] Castells, Manuel, Fin de Millénaire. L’ère de l’information, 3, Fayard, 1999, 492 p.. Citation p.364a.
[11] Rosière, 2003, p.301a..
[12] Rosière, 2003, p.301a..
[13] Voir la fiche notion « Territoire » de FPH présentée en Annexe02a_intitulée « AITF_GT-EST-14rencontres-1998-2004-OutilFPH ». Le chemin d’accès est FPH-12fiches-cle\FPH_Territoires_Fiches-8p.pdf.
[14] Castells, Manuel, Fin de Millénaire. L’ère de l’information, 3, Fayard, 1999. Voir notamment la « Conclusion : la mondialisation et l’État », p.361-367 : « Les relations entre la mondialisation et l’Etat, qui sont au cœur du développement et de la crise en Asie, constituent le grand problème politique de cette fin de millénaire ». (p. 367).
[15] Jean-Christophe Victor, Virginie Raisson, Frank Tétart, Les dessous des cartes, Atlas géopolitique », Editions Tallandier/Arte Éditions, 2005, Paris, 251 pages. Citation de la page 64c.
[16] Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaillé, Le monde. Espaces et systèmes, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et Dalloz, Paris, 1992, 565 p. Citation de la page 20c & 21a. Voir aussi p.29b & 278c (à propos de Singapour).
[17] Ibid, p.169a.
[18] Passet, 2000, p.227c.

10.C. Géographie non dualiste ?

10.C Conclusion :

Nous sommes arrivé au terme de l’analyse scientifique et philosophique des notions nécessaires pour répondre aux questions posées par le schéma de questionnement de la partie I. Ces questions étaient de caractériser les 5 invariants rencontrés dans la pratique, et de comprendre comment ces cinq invariants fonctionnent ensemble. L’exposé de la pensée organique a permis de tracer le lien entre l’analyse des entités ultimes et l’analyse de l’expérience ordinaire. Le schéma qui suit résume et illustre la démarche intellectuelle qui a permis de proposer la pensée organique comme une réponse à la question de Guy Di Méo et Pascal Buléon sur le dépassement de la dichotomie entre le matériel et l’idéel dans L’espace social (2005).

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Figure 10‑4 : schéma du lien proposé entre la philosophie et la géographie

La nouveauté des idées scientifiques et philosophiques de Procès et réalité (1995), et la nécessité d’en proposer un exposé pédagogique dans la présente thèse n’a pas permis de développer l’approche plus sociologique d’Aventure d’idées (1993). Ce développement est apparu prématuré ici. Il pourra être fait dans le prolongement de la thèse avec la prise en compte également des travaux d’application à l’urbanisme et à l’environnement de Joseph Grange (1997 et 1999, non encore traduits de l’américain). Un prolongement possible serait également le rapprochement du schéma de questionnement avec la schématisation de Jean-Claude Dumoncel (1998, p.212) et la schématisation de la thèse de Pierre-Jean Borey (2007). Nous avons abordé de manière détaillée la notion de préhension et de procès (processus interne et externe), mais l’approche détaillée de la notion d’immédiateté présentationelle et de lieu de tension est nécessaire pour aller plus loin. Cela ne nous semble pas nuire ici à l’approfondissement du schéma de questionnement en terme de pensée organique.

Le tableau qui suit est la confrontation du schéma de questionnement de la partie I avec le fruit de l’exposé de la partie II. Il montre comment l’analyse génétique au niveau microscopique pourrait permettre d’esquisser une analyse génétique au niveau macroscopique. Les termes des notions impliquées sont tous des termes du langage courant, ce qui semble bien montrer, dans le droit fil de nos démonstrations, la pertinence de cette explication, et l’adéquation de l’explication des faits concrets de l’expérience ordinaire. L’approche organique donne une explication aux trois niveaux d’interprétation de l’expérience décrits par la FPH (P.Calame) dans le Cahier de propositions : Le territoire, lieu des relations : vers une communauté de liens et de partage de septembre 2001 (voir chap 3.B.3. p.87). L’approche organique a des liens forts avec les 14 autres approches présentées en partie I, chapitre 3 (PRH, HFC, B.Vachon, W.Twitchett, AIU, P.Braconnier, G.Di Méo, R.Vidal-Rojas, J.De Courson, P.Destattes &MC Malhomme, P.Sansot, E.Dardel, A.Berque, AITF). Elle est donc bien un langage commun à l’ensemble de ces démarches.

La grande différence entre cette démarche et l’approche traditionnelle réside dans l’articulation des notions au sein du procès. Dans l’approche traditionnelle, ces notions sont disjointes à la base à cause d’une conception de la matière comme substance inerte et sans spontanéité. Dans la pensée organique la démarche est inverse : les notions sont unies à la base, dans le réel ; on ne trouve pas, dans la nature comme dans la société, de substance inerte mais des entités actuelles qui sont des procès de devenir. La disjonction est uniquement le résultat d’une bifurcation (PR 289-290) qui ne correspond pas à l’expérience quotidienne ordinaire. La principale bifurcation est le dualisme cartésien qui entraîne l’erreur du concret mal placé  (prendre l’abstraction pour le réel) et la référence implicite ultime à une notion de substance inerte et sans spontanéité. La pensée organique répond donc au souhait de dépassement de « la dichotomie du matériel et de l’idéel » souhaité par Guy Di Méo et Pascal Buléon.

Il est récapitulé dans le schéma qui suit l’ensemble des acquis des parties I et II. Le schéma de la concrescence et de la transition présenté aux chapitres 7 et 8 s’enrichit ici de l’analyse de la dualité entre le pôle physique et le pôle mental qui est à la source de tous les dualismes apparents. Ce schéma se réfère au concret, au réel lui-même. Il n’est pas un modèle, une théorie, mais l’expression imagée du schème organique qui interprète l’expérience. Ce schème restera toujours à affiner en fonction de nos observations, de nos analyses, de nos « gouttes d’expérience ».

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Figure 10‑5 : Schéma de synthèse: la structure de l’expérience

Assurés maintenant de l’intérêt de la pensée organique, nous pouvons sans plus attendre la mettre en œuvre pour la définition des objets géographiques en cette fin de partie II. Ces définitions permettront des applications géographiques en partie III.

9.D-E. Géographie et ontologie

9.D. Intérêt du statut ontologique des réalités d’expérience pour la géographie :

La rencontre entre la philosophie et la géographie mérite d’être soulignée : le fait de donner un statut ontologique aux réalités de terrain de la géographie permet de fonder une approche scientifique nouvelle.

Le résultat final est simple. Mais les remises en cause pour y parvenir sont nombreuses. Elles sont autant de passages à réaliser inlassablement pour que « le germe de l’invention d’une nouvelle culture » (Di Méo) cité plus haut [1] puisse s’ouvrir et croître. Un tableau au chapitre 12 présente ces passages. Le résultat final est simple. La complexité est de montrer comment chaque point séparément, se résout en lien aux autres points : rien ne pourra remplacer l’expérience personnelle de l’entrelacement des notions. La pensée organique permet d’apprendre à penser cet entrelacement. La simplicité ne réduit pas la complexité, elle propose des liens cohérents, elle est une complexité maîtrisée. Le fruit en est une progression vers l’unité de la géographie dans une approche transdisciplinaire.

L’intérêt pédagogique de cette approche, quelle que soit l’adhésion du lecteur, est indéniable : elle permet de réaliser de nombreux liens pertinents sur la base de réalités expérientielles et non plus de « mots » ou de concepts figés.

Le même travail pourrait être réalisé pour les 27 catégories d’explication (CE 1 à CE 27), mais seules trois de ces catégories ont une importance particulière pour la démonstration des liens entre le procès organique et le procès de transformation des territoires :

  • Le principe de relativité (CE4)
  • Le principe de procès (CE09)
  • Le principe ontologique (CE18)

1/ Le principe de relativité (CE4) signifie que « la potentialité d’être un élément dans une concrescence réelle d’une pluralité d’entités en une actualisation unique est le seul caractère métaphysique général attaché à toutes les entités actuelles et non actuelles ; et chaque élément de son univers est compris dans chaque concrescence. En d’autres termes, il appartient à la nature d’un « être » d’être un potentiel pour chaque « devenir » » [2]. C’est ce principe qui rend compte des relations internes : le terme dans a été indiqué en gras afin d’exprimer une nouvelle fois qu’il s’agit d’une inclusion, et non d’une addition. Il s’agit d’une relation interne, et non d’une relation externe. C’est le fait que la relation est interne qui explique la localisation absolue (newtonnienne) lors de la satisfaction, et l’irréversibilité du temps. Nous détaillerons plus loin ces deux points sur l’espace et le temps, compte tenu de leur importance pour la géographie. C’est l’expression mathématique des relations internes par la méthode mathématique de l’abstraction extensive, qui a suscité toute l’admiration de Bertrand Russell. Une telle méthode permettrait de faire passer le travail d’un Pierre Sansot de La poétique de la ville, du rayon de la poésie au rayon de la science. L’œuvre de Bachelard aussi, mais dans une moindre mesure, car Bachelard a conservé la différence entre le noumène et le phénomène de Kant, poursuivant par là une forme de dualisme. On a avancé qu’il y a des analogies entre les catégories de Kant et celles de Whitehead, mais celles de Whitehead sont opérantes dans la totalité du monde (le phénomène & le noumène), et pas seulement dans l’expérience consciente des personnes (le noumène). Dans le système de Whitehead, l’expérience n’est pas limitée à l’expérience consciente, mais s‘étend à une forme d’expérience primitive, d’expérience coextensive à toute la réalité considérée comme activité préhensive. Le principe de relativité est « le principe d’un dépassement immédiat et permanent de l’approche dichotomique de la matière et de l’idée »[3] : c’est le « véritable esprit dialectique »[4] développé par Guy Di Meo & Pascal Buléon. L’approche organique approfondit cette dialectique dans des termes qui seront développés plus loin.

2/ Le principe de procès (CE09) insiste sur le fait que « l’« être » d’une entité actuelle est constitué par son « devenir » » [5]..Nous avons en effet depuis le début insisté sur l’importance de promouvoir une dynamique dans le devenir des choses.

3/ Le principe ontologique (CE18) signifie tout simplement qu’il n’y a pas d’actualité vide. Tout fait est issu d’un fait qui le précède, donc d’une expérience aboutie. Rien ne part de rien. Michel Godet retrouve le principe ontologique lorsqu’il rajoute sa question Q0 (« Qui suis-je ? ») aux quatre autres questions-clés de la prospective appliquée aux territoires [6] : la prospective s’applique à un territoire dans son identité, son histoire, ses tensions, ses forces, ses faiblesses. Patrice Braconnier met la concertation et le diagnostic, c’est à dire l’ensemble des interactions en première phase de son processus de gouvernance. Pierre Calame « pense avec les pieds », façon imagée de rester collé aux faits concrets et singuliers. William Twitchett analyse soigneusement le site avant toute prospective territoriale. Guy Di Méo & Pascal Buléon ne disent pas autre chose lorsqu’ils expliquent que l’identité « ne se confond pas avec une substance immuable, comme secrétée une fois pour toutes par le corps et l’esprit des hommes. Sauf pour ce qui concerne le moment essentiel, mais fugitif, de l’expérience du cogito cartésien, elle résulte d’un rapport interactif avec autrui, dans un cadre à la fois social et spatial, géographique. L’identité est une construction sociale » [7]. Il n’y a d’ailleurs aucune raison que le cogito cartésien échappe à ce principe. « La philosophie de l’organisme étend le subjectivisme cartésien en affirmant « le principe ontologique » et en l’analysant comme une définition de l ‘« actualisation ». Cela revient à postuler que toute entité actuelle est un lieu pour l’univers » [8]. C’est le principe subjectiviste de Descartes, réformé par la pensée organique. La réforme en question est la suppression, d’une part de l’incohérence de la séparation arbitraire en deux substances, l’une pensante, l’autre étendue, et d’autre part de la substance comme inerte et sans spontanéité [9]. Ainsi, principe de relativité et principe ontologique se conjuguent pour dépasser la notion de substance inerte et proposer un principe subjectiviste réformé, donnant toute leur importance aux res verae [10] de Descartes, qui sont les entités actuelles de la philosophie organique. La pensée organique prolonge donc la pensée de Guy Di Meo & Pascal Buléon [11], et réalise le dépassement de la dichotomie dans une dialectique entre opposés analysables [12],qu’illustrent notamment de façon exemplaire les notions géographiques de territoire, de territorialité, de lieu et de paysage [13]..L’intérêt du caractère ontologique des réalités analysées est de rendre compte de ces notions, qui sont transdisciplinaires « en pratique », et de manière incontournable. Les notions de territoire, de territorialité, de lieu et de paysage sont l’exemplification du procès d’évolution du territoire, et le procès est la synthèse de ces composantes. Le véritable fondement de la géographie est une philosophique non dualiste, animée par la dialectique du mouvement et de la permanence, du devenir et de la créativité.

L’approche organique est en lien très proche tant de la dialectique du procès de production de Marx, du structuralisme génétique de Piaget qu’une forme d’existentialisme/phénoménologie personnaliste [14] . Elle fournit une base unifiée proposant une sortie des cloisonnements et des antagonismes « irréductibles » entre les notions, tout en conservant un caractère de généralité ultime. Cette attitude de refus d’entrer dans les antagonismes entre écoles pour lui substituer un apprentissage des liens, des passages et des tissages est bien caractérisée par Isabelle Stengers à travers le rejet de la modernité sous la forme d’une hydre à 6 têtes qui se combattent les unes les autres [15]. Nous avons déjà évoqué son rappel de la fable bien connue du vieux bédouin et de ses 11 chameaux pour illustrer son propos [16].

9.E.  Conclusion

Ce travail aura pu paraître un peu long et fastidieux. Il avait pour but de montrer que la pensée organique peut être un langage commun à des approches dont les vocabulaires font tous appel à des nomenclatures, des contextes et des tissages différents. Le but était de montrer qu’il ne s’agit pas d’une réduction de ces langages à une seule approche, mais au contraire de la généralisation de toutes ces approches par la méthode du vol de l’avion. La pensée organique est un nouveau mode de pensée qui remet en cause

  • La théorie de la perception uniquement sensible
  • La théorie de la représentation,
  • La pensée en terme de sujet/prédicat (la substance « qui n’a besoin que de soi pour exister »)

Ces remises en cause permettent de tracer les traits de l’émergence d’un urbanisme et d’une géographie qu’il est proposé d’appeler trans-moderne. Étant donné la difficulté de démêler les aspects nouveaux des approches anciennes conservées/modifiées ou de celles qui sont rejetées, la mise en tableau de cette transmodernité sur les modèles des approches d’Eric Dardel et de François Ascher sera tentée en fin du chapitre 12. La progression sera donc régulière depuis l’explication de détail des notions jusqu’à leur présentation générale.

Cette méthode serait inefficace si elle ne suscitait pas des applications concrètes permettant de tester la fécondité des notions mises en évidence. Quelques-unes de ces applications sont présentées dans la partie III. Ces applications trouveront une expression de synthèse dans la notion de région conviviale. Cette notion tentera de rendre compte de la solidarité de l’univers dans la perspective de la pensée organique.

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Notes :

[1] Guy Di Méo & Pascal Buléon, 2005, p.120.
[2] PR 22d.
[3] Di Méo & Buléon, 2005, 107b.
[4] id.
[5] PR 23a
[6] Voir l’explication et la référence dans la conclusion du chapitre 3, rubrique 3.C.12.
[7] Di Méo & Buléon, 2005, p.43c.
[8] PR 80a.
[9] Rappelons qu’au lieu de dire « Je pense donc je suis », rappelons que Whitehead exprime qu’il serait également vrai de dire « Le monde actuel est mien » [9] et que David R. Griffin propose de dire la phrase également équivalente suivante : « Je préhende d’autres réalités actuelles donc nous sommes » [9]
[10] Descartes, Méditations métaphysiques, GF Flammarion, 1979, p.60-61, développé par Whitehead dans PR xiii, 22, 29, 68-70, 74, 75, 128, 137, 166, 16. PR 75a explique « A la fin de la citation de la Méditation I, Descartes utilise l’expression res vera dans le sens que j’ai donné au terme « actuel ». Elle signifie « existence » en son sens le plus plein et le plus exhaustif. »
[11] Di Méo & Buléon, 2005, p.43c.
[12] Pomeroy, 2004, 129a, 275-276.
[13] Di Méo & Buléon, 2005, 75a.
[14] telle que l’approche d’Emmanuel Mounier. Les phénoménologies de Merleau-Ponty, d’Heidegger et d’Husserl conservent une forme de dualisme. (voir les travaux de Van der Veken et de Jean-Marie Breuvart )
[15] Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil 2002, page 26.
[16] Voir id, 27d.

8.E-F. Gouttes d’expériences

8.E. Résumé des chapitres 7 & 8 sur la concrescence (les gouttes d’expérience) ; lien au schéma de questionnement de la partie I

Il est possible de résumer les chapitres 7 & 8 avec un schéma représentant les entités actuelles comme des gouttes d’expérience successives et interdépendantes. Sur la base de cette approche du réel, il est possible de constater comment cette approche est la généralisation de l’expérience ordinaire. Les analogies de la partie I deviennent des exemples vérifiant l’approche organique. Inversement, si l’on admet la généralisation proposée (qui respecte les 5 critères de scientificité), l’approche organique permet d’approfondir l’analyse de l’expérience. Le chapitre 9 sera consacré à l’exposé complet de la généralisation proposée, pour permettre de sortir du dualisme (chapitre 10), définir les objets géographiques (chapitre 11) et en tirer les implications géographiques (chapitres 12 à 17).

Schéma de synthèse des gouttes d’expérience :

Le procès de concrescence est divisible en une phase initiale de nombreux sentirs, et une succession de phases subséquentes de sentirs plus complexes intégrant les sentirs antérieurs plus simples, jusqu’à la satisfaction, qui est l’unité complexe du sentir. Telle est l’analyse « génétique » de la satisfaction. L’entité actuelle est vue comme un procès : il y a une croissance de phase en phase, il y a des procès d’intégration et de réintégration… [1]

Ce passage génétique de phase en phase n’est pas dans le temps physique : la relation de la concrescence au temps physique s’expri­me par le point de vue exactement inverse … L’entité actuelle est la jouissance d’un certain quantum de temps physique. L’analyse génétique n’est pas la succession temporelle : un tel point de vue est exactement ce que nie la théorie époquale du temps. Chaque phase de l’analyse génétique présuppose le quantum entier, comme chaque sentir le présuppose dans chaque phase. L’unité subjective qui domine le procès interdit la division de ce quantum d’extension qui a son origine dans la phase première de la visée subjective… Cela peut être présenté brièvement en disant que le temps physique exprime certains traits de la croissance, mais non pas la croissance de ces traits [2].

L’analyse d’une entité actuelle est purement intellectuelle ou, pour parler plus largement, purement objective. Chaque entité actuelle est une cellule ayant une unité atomique. Mais dans l’analyse, elle ne peut être comprise que comme un procès ; elle ne peut être sentie que comme un procès, c’est-à-dire comme un passage. L’entité actuelle est divisible, mais en fait elle n’est pas divisée. La divisibilité ne peut donc se rapporter qu’à ses objectivations, en lesquelles elle se transcende. Mais une telle transcendance est révéla­tion de soi [3]. L’autorité de William James peut être invoquée pour soutenir cette conclusion [4]. Il écrit : « Ou bien votre expérience n’a aucun contenu, aucun changement, ou bien il y a en elle une quantité perceptible de contenu ou de changement. Votre connaissance naturelle (en anglais, acquaintance) de la réalité croît littéralement par bourgeons ou par gouttes de perception. Intellectuel­lement et par réflexion vous pouvez les diviser en leurs composants, mais en tant qu’immédiatement donnés, ils vous viennent en totalité ou pas du tout.» [5]

Notons que la succession des phases est une succession logique, sachant que toutes les phases ensemble sont requises pour la satisfaction. Plusieurs auteurs de la partie I ont insisté sur ce point.[6]

Ainsi, si on considère le quantum d’actualité comme une goutte d’expérience, les gouttes d’expériences se succèdent les unes aux autres par inclusion (et non par addition) de la façon indiquée sur la figure qui suit.

A la place des atomes de Démocrite qui sont une substance matérielle, inerte, inaltérable, ou à la place des monades de Leibniz qui n’ont ni porte ni fenêtre sur l’extérieur, les entités actuelles de Whitehead sont des « gouttes d‘expérience, complexes et interdépendantes » (PR 18, 68). Ces gouttes d’expériences (appelées entités actuelles en terme technique) sont des unités de procès qui sont liées à d’autres gouttes d’expériences pour former des filons temporels de matière, ou peut-être liées à d’autres gouttes d’expériences complexes, toutes intriquées dans une société complexe comme le cerveau, de manière à former une route de succession que nous identifions à l’ « âme » d’une personne qui dure.

William James parle bien de « bud », de « drop » et d’ « abrupt increments of novelty » Il écrit :

« Ou bien votre expérience n’a aucun contenu, aucun changement, ou bien il y a en elle une quantité perceptible de contenu ou de change­ment. Votre connaissance naturelle (acquaintance) de la réalité croît littéralement par bourgeons ou par gouttes de percep­tion. Intellectuel­lement et par réflexion vous pouvez les diviser en leurs composants, mais en tant qu’immédiatement donnés, ils adviennent en totalité ou pas du tout ».

« Demander à une classe de servir d’entité réelle, revient ni plus ni moins à faire appel à un fox terrier imaginaire pour tuer un rat véritable ». (PR228b) C’est avec cette formule d’humour que Whitehead rejette la théorie des classes de substances particulières de Locke, de Hume, et de leur successeurs.

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Figure 8‑11 : Illustration de trois entités actuelles (ou gouttes d’expériences) successives.

Le lien entre la pensée organique et le schéma de questionnement :

Les phases ont été présentées globalement dans le présent chapitre. Elles ont été détaillées et approfondies une par une dans un document annexe à la présente thèse [7]. Ces éléments présentés ont permis d’établir le lien entre les phases de la concrescence et les questions du « schéma de questionnement » de la partie I.

8.F. Les implications du mode de pensée organique :

Les apports de la pensée organique sont les suivants :

  • Élargissement de la notion de perception sensible à la perception non sensible (la mémoire, l’histoire, les désirs, les valeurs, l’anticipation de l’avenir, …). Whitehead donne pour nom technique à cette (ap)préhension globale de la réalité le nom de préhension. C’est la prise trajective du réel d’Augustin Berque.
  • Réforme du principe subjectiviste en inversant le mouvement : le mouvement concret va de l’objet au sujet, de l’objectif au subjectif, et non l’inverse. Whitehead remet Descartes (et donc ses successeurs, notamment Kant) sur ses pieds. Le monde est préhendé par le sujet : les objets (physiques ou éternels) sont objectivés par une nouvelle actualisation dans une nouvelle occasion actuelle d’expérience, ou goutte d’expérience en référence à William James. A la place de « Je pense, donc je suis » Whitehead exprime qu’il serait également vrai de dire « Le monde actuel est mien » [8]. Griffin propose de dire la phrase également équivalente suivante : « Je préhende d’autres réalités actuelles donc nous sommes » [9]. Cette préhension entre l’actualité concrescente et son monde actuel correspond chez Augustin Berque à la prise trajective entre le corps animal et le corps médian : c’est la médiance d’Augustin Berque.
  • Rejet de la substance inerte, tout en reconnaissant que l’occasion actuelle arrivée à satisfaction divise le continuum spatio-temporel de façon pleinement déterminée, ce qui correspond à la substance immuable et à la localisation absolue de Newton, dans le temps et dans l’espace. Mais uniquement dans la transition entre deux procès de concrescence [10] ….
  • La réalité est formée de gouttes d’expériences, ou occasions actuelles d’expérience (aussi appelée entités actuelles). C’est le moment structurel de l’existence humaine d’Augustin Berque [11].
  • L’approche en termes de sujets logiques et de prédicats est profondément redéfinie (c’est de que Whitehead appelle la théorie de l’indication). En effet, les prédicats sont les objets éternels. : ils appartiennent donc aux sentirs conceptuels et non aux sentirs physiques [12]. Ceci consacre le rejet de la pensée en termes de sujets et prédicats. La théorie de la prédication chez Augustin Berque semble inversée, bien que tous deux arrivent à une même approche du sujet-superjet (whitehead) ou du sujet prédicat de lui-même (Augustin Berque). Une comparaison soignée serait à mener.
  • L’importance du corps, tant chez Whitehead que chez Augustin Berque. Whitehead parle de « l’être-avec-du-corps » (« withness of the body »)
  • Whitehead donne un statut ontologique à la potentialité générale (objets éternels) et la potentialité hybride (les propositions). Augustin Berque ne semble pas proposer d’analyse de la potentialité : il parle du passage de l’inconscience à la conscience, et de la somatisation/cosmisation du monde, sans détailler l’analyse génétique. Son attention est portée surtout sur les liens entre le sujet et son monde. Par contre, les exemples de ces liens sont nombreux. D’une certaine façon, au moins dans l’Ecoumène, Augustin Berque traite l’analyse morphologique et la préhension, mais ne détaille pas l’analyse génétique.

Ce travail de Whitehead de refondation des principes philosophiques qui sous-tendent notre culture scientifique peut être comparé à une reprise en sous-œuvre de bâtiments, par diverses techniques : techniques d’injections de béton de consolidation, technique de pieux semi profonds ou profonds, … Cela ne change pas les résultats de la science, mais cela renouvelle l’explication, voire l’ensemble du schème explicatif. Dean R.Fowler [13], dans un article pour la revue Process Studies, détaille l’importance de ce travail : les mêmes résultats scientifiques peuvent avoir, sur de nouvelles bases, un sens tout différent. Le principe de falsifiabilité de Karl Popper ne concerne que le résultat, et non l’explication qui sous-tend la théorie. Or le problème de la science actuelle n’est plus une différence au niveau des résultats, mais une différence au niveau de l’explication qui sous-tend la théorie, ou qui est présupposée par la théorie. Ce qui est en jeu est ainsi la signification, et la transmission de signification.

Conclusion : la réconciliation de la science, de la philosophie et de la géographie.  

Whitehead nous offre la possibilité d’une réconciliation entre la science et la philosophie, dans des termes qui s’ouvrent aux ontologies orientales. Mieux : la présente thèse fait l’hypothèse que seul ce mode d’investigation permettra de donner toute son importance aux recherches d’Augustin Berque, par la transposition adéquate des notions nouvelles que ce dernier apporte par sa connaissance des auteurs japonais et chinois. Inversement, le travail d’Augustin Berque peut être une vérification de la pertinence de la profonde remise en cause par Whitehead des auteurs classiques (Descartes, Hume, Kant, …), et de l’utilité de cette remise en cause. Les néologismes de part et d’autre nous font mesurer l’ampleur du changement de mode de pensée que cela suppose.

Pour la radicalité de la remise en cause, il semblerait que Whitehead aille plus loin qu’Augustin Berque (au moins dans l’expression que celui-ci en donne dans l’Ecoumène). En effet, la médiance concerne le moment structurel de l’existence humaine . L’approche de Whitehead concerne l’ensemble de la réalité : elle est une théorie quantique de l’actualisation, théorie qui conjugue les flux d’Héraclite (caractère vectoriel des préhensions) et l’atomisme de Démocrite (caractère quantique des gouttes d’expérience). Il y a un devenir de la continuité mais pas de continuité du devenir. Ainsi, dans l’approche organique, les valeurs entrent dans la composition interne des entités ultimes de l’Univers. La médiance est entre le corps animal et le corps médiant, et il n’est pas précisé le statut du « non-vivant » ou « non-humain ». Ainsi, un nouveau risque de dualisme (ou de bifurcation de la nature) pourait se trouver entre l’humain et le non -humain. Ce même risque se retrouve chez Merleau-Ponty chez qui la notion d’intentionnalité est l’équivalent de la visée subjective de Whitehead. L’intentionalité est liée à la conscience : elle ne caractérise donc pas l’ensemble de l’Univers [14].

Une ontologie « transmoderne » ?

Une ontologie organique basée sur l’ontologie cartésienne réformée semble donc possible et digne d’intérêt. Cette ontologie pourrait être qualifiée de « trans-moderne » (pour éviter le terme de post-moderne qui est piégé). Elle est une refondation du système explicatif de la science, en enlevant au schème explicatif actuel ses incohérences. Ces incohérences (tant du côté du matérialisme que de l’idéalisme) bloquent actuellement la recherche et sont en contradiction avec les nouvelles découvertes ou les confirmations attendues depuis un demi-siècle (expériences de Bernard Aspect). Cette refondation du système explicatif de la science moderne est complémentaire à la notion de falsifiabilité de Karl Popper. La falsifiabilité concerne le résultat, le système explicatif concerne les causes. Le regard actuel est entièrement tourné vers le résultat, ce qui aveugle sur les mécanismes du concret mal placé [15] (prendre l’abstraction pour le réel) et sur la bifurcation de la nature qu’il entraîne. La falsifiabilité porte le regard sur l’abstraction. L’ontologie organique fait porter le regard sur le concret. Tout le concret. L’abstraction doit justifier de prendre en compte tous les faits, y compris les faits têtus et dérangeants.

A J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier [16], qui posent la question de savoir si la notion de médiance d’Augustin Berque va être acceptée par les géographes, nous proposons la réponse suivante : l’ontologie organique, qui plonge ses racines dans notre culture européenne, grecque, latine et moderne, peut fournir les éléments explicatifs permettant de donner à la médiance la place qu’elle mérite dans l’approche géographique . Cette place est en effet le passage [17] entre la culture occidentale et la culture orientale. Avant de réaliser ce passage, un premier passage entre la culture moderne et sa réforme dans l’ontologie organique, trans-moderne semble pédagogiquement plus progressif, fécond et susceptible d’entraîner l’adhésion d’un grand nombre de lecteurs scientifiques, philosophes et géographes-urbaniste-ingénieurs-architectes.

Le procès réunit des notions qui sont utilisées par presque tous les géographes dans la pratique, notamment, nous l’avons vu, les notions d’(ap)préhension et de processus.

Les termes d’(ap)préhension et de processus sont utilisés de façon courante pour expliquer d’autres notions. Le DGES utilise ainsi 354 fois le terme processus. Le procès est un processus qui a un côté interne et un côté externe. Il faut le préciser, car le processus n’est souvent considéré que dans ses relations externes.

La pensée organique remet en cause la théorie de la perception géographique (Corbin) et la théorie de la représentation géographique (Paulet) . Ce n’est pas l’objet ici d’aller plus loin : ces deux derniers points pourraient être l’objet d’une nouvelle thèse pour chacun d’eux. Notre démarche est de rester dans l’axe du mode de pensée choisi pour en tirer certaines conclusions concernant l’explication de la transformation des territoires, le développement d’outils cohérents avec cette explication, et pour esquisser des applications.

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Notes :

[1] PR 220
[2] PR 283
[3] Cette dernière phrase n’est pas reportée par D.W.S. (ndt)
[4] PR 227
[5] W. James, Quelques Problèmes de Philosophie, Ch. X ; Whitehead signale :  « mon attention a été attirée sur ce passage par sa citation dans l’ouvrage du Pr J. S. Bixler : La religion dans la philosophie de William James ».
Cette notion de « gouttes d’expérience » est décrite par Franklin aux pages 45-46 (77-78) ; En plus de PR 227, on trouve la référence en PR 68a.
[6] Patrice Braconnier, Pierre Calame, …
[7] Le document est intitulé 02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc et se trouve dans l’annexe informatique à l’adresse suivante : 00_Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc.
[8] PR 76a.
[9] Griffin, RSS, 2002, 82.
[10] Voir le schéma de la partie II-X
[11] Berque, 2000, 125, 126, 131, 134, 143, 177, 204, 215, 218, …
[12] Voir page 236.
[13] Dean R.  Fowler *, Process Studies 5 : 3, 1975, article intitulé “La théorie de la Relativité de Whitehead”. 26pp.
[14] Exposé de Jean-Marie Breuvart aux Chromatiques whiteheadiennes de la Sorbonne en 2006.
[15] Dénoncé également chez Berque, 2000, 18e & 118b.
[16] J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier, Epistémologie de l’interface nature/société en géographie, Université de Lyon 2, Worshop-mercredi 23 juin 2004.
[17] Voir un développement de la notion de passage au chapitre 12.

6.A. Quelle géographie ?

Chapitre 6 : La philosophie organique au service de la géographie[1]

Ce chapitre voudrait montrer en quoi la philosophie organique de Whitehead peut contribuer à lever les obstacles de la géographie actuelle, et à l’enrichir dans ses fondements et dans ses méthodes.

L’image d’une course en montagne [2] permet de bien sentir la notion de territoire (celui que nous allons traverser dans une journée), et la notion de lieux. Territoire et lieux sont liés à la découverte des paysages tout au long d’un parcours, en suivant un itinéraire.

Présentement, la démarche est d’essayer de tracer un itinéraire – parcours que chacun pourra suivre pas à pas, inlassablement, jusqu’à ce qu’il puisse jouir du paysage, et modifier progressivement ses modes et habitudes de penser. Ce parcours constitue le cheminement de la thèse, avec comme souhait qu’elle porte une dimension pédagogique de passage, de porte entre une pensée qui présuppose le dualisme, et une pensée qui ne le présuppose plus.

L’itinéraire invite à préciser sur quelle géographie travailler parmi l’ensemble des courants actuels. Une fois cette géographie précisée, nous pourrons approfondir les questions et problèmes soulevés lors de l’exposé des fondements théoriques par les auteurs eux-mêmes. À ces questions, seraient ajoutées nos propres observations et remarques. Ce moment sert à montrer en quoi et comment l’approche organique apporte des réponses et explications nouvelles, invite à un rebond.

L’expression « approche organique » est préférée à « philosophie organique » ou « science organique ». La démarche de A.N.Whitehead ne sépare pas philosophie et science. Rony Desmet, en conclusion de son intervention [3] au Colloque d’Avignon insiste sur ce point.

L’itinéraire qui est ici proposé a pour but de coller aux préoccupations du géographe, d’y répondre pas à pas, en essayant de respecter toutes les étapes. Le parcours lui même (la mise en œuvre de l’itinéraire) est au cœur de la thèse. Le débat qui est proposé est celui de la pertinence de faire appel à l’approche organique, et de la pédagogie progressive de son exposé pour des géographes non-initiés à la pensée organique. Cela conduit à essayer de contribuer au passage, au saut de l’imagination, nécessaire si l’on veut sortir des dualismes et de la bifurcation qui en résulte dans notre approche du concret.

6.A. De quelle géographie parler ?

La géographie est l’étude de la disposition des objets naturels, matériels et des hommes dans l’espace. Pourquoi ceci est-il à tel emplacement ? Comment se développe tel ou tel phénomène dans l’espace ?

L’image de la géographie reste marquée par une démarche empirique apprise sur les bancs de l’école tout au long du 20ème siècle. Cette démarche s’appuyait initialement sur « l’école française de géographie » fondée par Vidal de la Blache.

De cette façon empirique est née l’étude de la localisation des « objets géographiques » dans l’espace, parfois à l’aide des outils mathématiques (démarches de Thérèse Saint-Julien et Denise Pumain [4]). Face aux critiques relatives à l’aspect inhabituel de cette approche, la réponse fût positive. Il est possible de faire des équations avec les hommes, les commerces, les coûts du foncier, les échanges de marchandises. Il semble même qu’à partir des mathématiques des ensembles flous, il soit possible de transformer des données qualitatives en données quantitatives afin de déterminer des typologies de territoires. Mais reconnaissons que l’on s’y sent à l’étroit.

Une autre géographie qualifiée d’humaniste développe naturelle­ment et sans explicitation théorique les valeurs humaines dans les méthodes employées. Ces géographes (par exemple Jacqueline Beaujeu-Garnier, 1980 [5], Jean Brunhes, 1946, …) combinent tout naturellement les valeurs et la recherche du mieux être de l’homme comme une évidence dans l’analyse des phénomènes spatiaux, naturels, culturels, sociaux ou économiques. Elisée Reclus, précurseur de la géographie, le faisait déjà instinctivement à la fin du 19ème siècle : il analysait autant les phénomènes naturels que politiques, économiques et sociaux. Anarchiste, il avait exprimé dans ses nombreuses publications pour le grand public parues aux éditions Hachette, l’obligation morale de compenser son appartenance politique par la qualité de sa documentation et de ses analyses.

Toute une géographie s’est également développée vers 1970 autour d’Armand Frémont avec la notion d’espace vécu, puis autour d’Alain Reynaud avec la notion de justice socio-spatiale (1984) [6]. Cette notion de justice socio-spatiale a été reprise et transformée par Guy Di Méo et Pascal Buléon à travers des publications qui s’étalent entre 1985 et ce jour. Guy Di Méo cherche à rendre compte à la fois de l’espace vécu (Géographie de la fête, Les territoires du quotidien), de l’expérience humaine, et de l’inscription de cette expérience dans l’espace. Chacun de ses ouvrages comporte un protocole philosophique préalable important où sont précisées les bases philosophiques de la démarche. Elles sont résumées dans Les territoires du quotidien (1996, pages 36 à 42) par une addition de trois corpus :

  • Le matérialisme dialectique (Marx)
  • Le renfort au corpus précédent par le structuralisme « génétique » ou « constructiviste » (Bourdieu Pierre, Piaget)
  • La phénoménologie et l’humanisme : « l’inévitable détour » (Sartre, Husserl, Merleau-Ponty).

Les derniers travaux de Guy Di Méo et Pascal Buléon se concentrent tous sur l’approche en terme de « dialectique du matériel et de l’idéel » (voir Maurice Godelier, dans son ouvrage de 1984 L’idéel et le matériel: Pensées, économies et sociétés). Le dernier ouvrage de référence de Guy Di Méo, qui fait l’objet de toute l’analyse qui suit, est L’espace social : lecture géographique des sociétés, Armand Colin, 2005.

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Notes :

[1] Ce thème a fait l’objet d’une communication au Colloque des Chromatiques whiteheadiennes d’Avignon, les 10-12 Avril 2007.[2] Le texte a été écrit en revenant du massif du Mont Blanc où nous avons gravi deux sommets de plus de 3200m en 2 jours au dessus du glacier de Tré la Tête, près de Chamonix.
[3] «Spéculative philosophy as a généralized mathematics » (Publication début 2008 dans l’annuaire des Chromatiques whiteheadiennes).
[4] Les interactions spatiales, Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Armand Colin, Paris 2001, 191 pages.
[5] Beaujeau-Garnier Jacqueline, Géographie urbaine, 5ème édition, Armand-Colin, 1980, 1997.
[6] Alain Reynaud, Société, Espace et Justice, PUF, 1984. Voir aussi Analyse Régionale : application au modèle de centre et de périphérie, UFR de Reims, 1988.