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8.E-F. Gouttes d’expériences

8.E. Résumé des chapitres 7 & 8 sur la concrescence (les gouttes d’expérience) ; lien au schéma de questionnement de la partie I

Il est possible de résumer les chapitres 7 & 8 avec un schéma représentant les entités actuelles comme des gouttes d’expérience successives et interdépendantes. Sur la base de cette approche du réel, il est possible de constater comment cette approche est la généralisation de l’expérience ordinaire. Les analogies de la partie I deviennent des exemples vérifiant l’approche organique. Inversement, si l’on admet la généralisation proposée (qui respecte les 5 critères de scientificité), l’approche organique permet d’approfondir l’analyse de l’expérience. Le chapitre 9 sera consacré à l’exposé complet de la généralisation proposée, pour permettre de sortir du dualisme (chapitre 10), définir les objets géographiques (chapitre 11) et en tirer les implications géographiques (chapitres 12 à 17).

Schéma de synthèse des gouttes d’expérience :

Le procès de concrescence est divisible en une phase initiale de nombreux sentirs, et une succession de phases subséquentes de sentirs plus complexes intégrant les sentirs antérieurs plus simples, jusqu’à la satisfaction, qui est l’unité complexe du sentir. Telle est l’analyse « génétique » de la satisfaction. L’entité actuelle est vue comme un procès : il y a une croissance de phase en phase, il y a des procès d’intégration et de réintégration… [1]

Ce passage génétique de phase en phase n’est pas dans le temps physique : la relation de la concrescence au temps physique s’expri­me par le point de vue exactement inverse … L’entité actuelle est la jouissance d’un certain quantum de temps physique. L’analyse génétique n’est pas la succession temporelle : un tel point de vue est exactement ce que nie la théorie époquale du temps. Chaque phase de l’analyse génétique présuppose le quantum entier, comme chaque sentir le présuppose dans chaque phase. L’unité subjective qui domine le procès interdit la division de ce quantum d’extension qui a son origine dans la phase première de la visée subjective… Cela peut être présenté brièvement en disant que le temps physique exprime certains traits de la croissance, mais non pas la croissance de ces traits [2].

L’analyse d’une entité actuelle est purement intellectuelle ou, pour parler plus largement, purement objective. Chaque entité actuelle est une cellule ayant une unité atomique. Mais dans l’analyse, elle ne peut être comprise que comme un procès ; elle ne peut être sentie que comme un procès, c’est-à-dire comme un passage. L’entité actuelle est divisible, mais en fait elle n’est pas divisée. La divisibilité ne peut donc se rapporter qu’à ses objectivations, en lesquelles elle se transcende. Mais une telle transcendance est révéla­tion de soi [3]. L’autorité de William James peut être invoquée pour soutenir cette conclusion [4]. Il écrit : « Ou bien votre expérience n’a aucun contenu, aucun changement, ou bien il y a en elle une quantité perceptible de contenu ou de changement. Votre connaissance naturelle (en anglais, acquaintance) de la réalité croît littéralement par bourgeons ou par gouttes de perception. Intellectuel­lement et par réflexion vous pouvez les diviser en leurs composants, mais en tant qu’immédiatement donnés, ils vous viennent en totalité ou pas du tout.» [5]

Notons que la succession des phases est une succession logique, sachant que toutes les phases ensemble sont requises pour la satisfaction. Plusieurs auteurs de la partie I ont insisté sur ce point.[6]

Ainsi, si on considère le quantum d’actualité comme une goutte d’expérience, les gouttes d’expériences se succèdent les unes aux autres par inclusion (et non par addition) de la façon indiquée sur la figure qui suit.

A la place des atomes de Démocrite qui sont une substance matérielle, inerte, inaltérable, ou à la place des monades de Leibniz qui n’ont ni porte ni fenêtre sur l’extérieur, les entités actuelles de Whitehead sont des « gouttes d‘expérience, complexes et interdépendantes » (PR 18, 68). Ces gouttes d’expériences (appelées entités actuelles en terme technique) sont des unités de procès qui sont liées à d’autres gouttes d’expériences pour former des filons temporels de matière, ou peut-être liées à d’autres gouttes d’expériences complexes, toutes intriquées dans une société complexe comme le cerveau, de manière à former une route de succession que nous identifions à l’ « âme » d’une personne qui dure.

William James parle bien de « bud », de « drop » et d’ « abrupt increments of novelty » Il écrit :

« Ou bien votre expérience n’a aucun contenu, aucun changement, ou bien il y a en elle une quantité perceptible de contenu ou de change­ment. Votre connaissance naturelle (acquaintance) de la réalité croît littéralement par bourgeons ou par gouttes de percep­tion. Intellectuel­lement et par réflexion vous pouvez les diviser en leurs composants, mais en tant qu’immédiatement donnés, ils adviennent en totalité ou pas du tout ».

« Demander à une classe de servir d’entité réelle, revient ni plus ni moins à faire appel à un fox terrier imaginaire pour tuer un rat véritable ». (PR228b) C’est avec cette formule d’humour que Whitehead rejette la théorie des classes de substances particulières de Locke, de Hume, et de leur successeurs.

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Figure 8‑11 : Illustration de trois entités actuelles (ou gouttes d’expériences) successives.

Le lien entre la pensée organique et le schéma de questionnement :

Les phases ont été présentées globalement dans le présent chapitre. Elles ont été détaillées et approfondies une par une dans un document annexe à la présente thèse [7]. Ces éléments présentés ont permis d’établir le lien entre les phases de la concrescence et les questions du « schéma de questionnement » de la partie I.

8.F. Les implications du mode de pensée organique :

Les apports de la pensée organique sont les suivants :

  • Élargissement de la notion de perception sensible à la perception non sensible (la mémoire, l’histoire, les désirs, les valeurs, l’anticipation de l’avenir, …). Whitehead donne pour nom technique à cette (ap)préhension globale de la réalité le nom de préhension. C’est la prise trajective du réel d’Augustin Berque.
  • Réforme du principe subjectiviste en inversant le mouvement : le mouvement concret va de l’objet au sujet, de l’objectif au subjectif, et non l’inverse. Whitehead remet Descartes (et donc ses successeurs, notamment Kant) sur ses pieds. Le monde est préhendé par le sujet : les objets (physiques ou éternels) sont objectivés par une nouvelle actualisation dans une nouvelle occasion actuelle d’expérience, ou goutte d’expérience en référence à William James. A la place de « Je pense, donc je suis » Whitehead exprime qu’il serait également vrai de dire « Le monde actuel est mien » [8]. Griffin propose de dire la phrase également équivalente suivante : « Je préhende d’autres réalités actuelles donc nous sommes » [9]. Cette préhension entre l’actualité concrescente et son monde actuel correspond chez Augustin Berque à la prise trajective entre le corps animal et le corps médian : c’est la médiance d’Augustin Berque.
  • Rejet de la substance inerte, tout en reconnaissant que l’occasion actuelle arrivée à satisfaction divise le continuum spatio-temporel de façon pleinement déterminée, ce qui correspond à la substance immuable et à la localisation absolue de Newton, dans le temps et dans l’espace. Mais uniquement dans la transition entre deux procès de concrescence [10] ….
  • La réalité est formée de gouttes d’expériences, ou occasions actuelles d’expérience (aussi appelée entités actuelles). C’est le moment structurel de l’existence humaine d’Augustin Berque [11].
  • L’approche en termes de sujets logiques et de prédicats est profondément redéfinie (c’est de que Whitehead appelle la théorie de l’indication). En effet, les prédicats sont les objets éternels. : ils appartiennent donc aux sentirs conceptuels et non aux sentirs physiques [12]. Ceci consacre le rejet de la pensée en termes de sujets et prédicats. La théorie de la prédication chez Augustin Berque semble inversée, bien que tous deux arrivent à une même approche du sujet-superjet (whitehead) ou du sujet prédicat de lui-même (Augustin Berque). Une comparaison soignée serait à mener.
  • L’importance du corps, tant chez Whitehead que chez Augustin Berque. Whitehead parle de « l’être-avec-du-corps » (« withness of the body »)
  • Whitehead donne un statut ontologique à la potentialité générale (objets éternels) et la potentialité hybride (les propositions). Augustin Berque ne semble pas proposer d’analyse de la potentialité : il parle du passage de l’inconscience à la conscience, et de la somatisation/cosmisation du monde, sans détailler l’analyse génétique. Son attention est portée surtout sur les liens entre le sujet et son monde. Par contre, les exemples de ces liens sont nombreux. D’une certaine façon, au moins dans l’Ecoumène, Augustin Berque traite l’analyse morphologique et la préhension, mais ne détaille pas l’analyse génétique.

Ce travail de Whitehead de refondation des principes philosophiques qui sous-tendent notre culture scientifique peut être comparé à une reprise en sous-œuvre de bâtiments, par diverses techniques : techniques d’injections de béton de consolidation, technique de pieux semi profonds ou profonds, … Cela ne change pas les résultats de la science, mais cela renouvelle l’explication, voire l’ensemble du schème explicatif. Dean R.Fowler [13], dans un article pour la revue Process Studies, détaille l’importance de ce travail : les mêmes résultats scientifiques peuvent avoir, sur de nouvelles bases, un sens tout différent. Le principe de falsifiabilité de Karl Popper ne concerne que le résultat, et non l’explication qui sous-tend la théorie. Or le problème de la science actuelle n’est plus une différence au niveau des résultats, mais une différence au niveau de l’explication qui sous-tend la théorie, ou qui est présupposée par la théorie. Ce qui est en jeu est ainsi la signification, et la transmission de signification.

Conclusion : la réconciliation de la science, de la philosophie et de la géographie.  

Whitehead nous offre la possibilité d’une réconciliation entre la science et la philosophie, dans des termes qui s’ouvrent aux ontologies orientales. Mieux : la présente thèse fait l’hypothèse que seul ce mode d’investigation permettra de donner toute son importance aux recherches d’Augustin Berque, par la transposition adéquate des notions nouvelles que ce dernier apporte par sa connaissance des auteurs japonais et chinois. Inversement, le travail d’Augustin Berque peut être une vérification de la pertinence de la profonde remise en cause par Whitehead des auteurs classiques (Descartes, Hume, Kant, …), et de l’utilité de cette remise en cause. Les néologismes de part et d’autre nous font mesurer l’ampleur du changement de mode de pensée que cela suppose.

Pour la radicalité de la remise en cause, il semblerait que Whitehead aille plus loin qu’Augustin Berque (au moins dans l’expression que celui-ci en donne dans l’Ecoumène). En effet, la médiance concerne le moment structurel de l’existence humaine . L’approche de Whitehead concerne l’ensemble de la réalité : elle est une théorie quantique de l’actualisation, théorie qui conjugue les flux d’Héraclite (caractère vectoriel des préhensions) et l’atomisme de Démocrite (caractère quantique des gouttes d’expérience). Il y a un devenir de la continuité mais pas de continuité du devenir. Ainsi, dans l’approche organique, les valeurs entrent dans la composition interne des entités ultimes de l’Univers. La médiance est entre le corps animal et le corps médiant, et il n’est pas précisé le statut du « non-vivant » ou « non-humain ». Ainsi, un nouveau risque de dualisme (ou de bifurcation de la nature) pourait se trouver entre l’humain et le non -humain. Ce même risque se retrouve chez Merleau-Ponty chez qui la notion d’intentionnalité est l’équivalent de la visée subjective de Whitehead. L’intentionalité est liée à la conscience : elle ne caractérise donc pas l’ensemble de l’Univers [14].

Une ontologie « transmoderne » ?

Une ontologie organique basée sur l’ontologie cartésienne réformée semble donc possible et digne d’intérêt. Cette ontologie pourrait être qualifiée de « trans-moderne » (pour éviter le terme de post-moderne qui est piégé). Elle est une refondation du système explicatif de la science, en enlevant au schème explicatif actuel ses incohérences. Ces incohérences (tant du côté du matérialisme que de l’idéalisme) bloquent actuellement la recherche et sont en contradiction avec les nouvelles découvertes ou les confirmations attendues depuis un demi-siècle (expériences de Bernard Aspect). Cette refondation du système explicatif de la science moderne est complémentaire à la notion de falsifiabilité de Karl Popper. La falsifiabilité concerne le résultat, le système explicatif concerne les causes. Le regard actuel est entièrement tourné vers le résultat, ce qui aveugle sur les mécanismes du concret mal placé [15] (prendre l’abstraction pour le réel) et sur la bifurcation de la nature qu’il entraîne. La falsifiabilité porte le regard sur l’abstraction. L’ontologie organique fait porter le regard sur le concret. Tout le concret. L’abstraction doit justifier de prendre en compte tous les faits, y compris les faits têtus et dérangeants.

A J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier [16], qui posent la question de savoir si la notion de médiance d’Augustin Berque va être acceptée par les géographes, nous proposons la réponse suivante : l’ontologie organique, qui plonge ses racines dans notre culture européenne, grecque, latine et moderne, peut fournir les éléments explicatifs permettant de donner à la médiance la place qu’elle mérite dans l’approche géographique . Cette place est en effet le passage [17] entre la culture occidentale et la culture orientale. Avant de réaliser ce passage, un premier passage entre la culture moderne et sa réforme dans l’ontologie organique, trans-moderne semble pédagogiquement plus progressif, fécond et susceptible d’entraîner l’adhésion d’un grand nombre de lecteurs scientifiques, philosophes et géographes-urbaniste-ingénieurs-architectes.

Le procès réunit des notions qui sont utilisées par presque tous les géographes dans la pratique, notamment, nous l’avons vu, les notions d’(ap)préhension et de processus.

Les termes d’(ap)préhension et de processus sont utilisés de façon courante pour expliquer d’autres notions. Le DGES utilise ainsi 354 fois le terme processus. Le procès est un processus qui a un côté interne et un côté externe. Il faut le préciser, car le processus n’est souvent considéré que dans ses relations externes.

La pensée organique remet en cause la théorie de la perception géographique (Corbin) et la théorie de la représentation géographique (Paulet) . Ce n’est pas l’objet ici d’aller plus loin : ces deux derniers points pourraient être l’objet d’une nouvelle thèse pour chacun d’eux. Notre démarche est de rester dans l’axe du mode de pensée choisi pour en tirer certaines conclusions concernant l’explication de la transformation des territoires, le développement d’outils cohérents avec cette explication, et pour esquisser des applications.

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Notes :

[1] PR 220
[2] PR 283
[3] Cette dernière phrase n’est pas reportée par D.W.S. (ndt)
[4] PR 227
[5] W. James, Quelques Problèmes de Philosophie, Ch. X ; Whitehead signale :  « mon attention a été attirée sur ce passage par sa citation dans l’ouvrage du Pr J. S. Bixler : La religion dans la philosophie de William James ».
Cette notion de « gouttes d’expérience » est décrite par Franklin aux pages 45-46 (77-78) ; En plus de PR 227, on trouve la référence en PR 68a.
[6] Patrice Braconnier, Pierre Calame, …
[7] Le document est intitulé 02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc et se trouve dans l’annexe informatique à l’adresse suivante : 00_Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\02-PartieII_Ch8-CONCRESCENCE-DetailPhases.doc.
[8] PR 76a.
[9] Griffin, RSS, 2002, 82.
[10] Voir le schéma de la partie II-X
[11] Berque, 2000, 125, 126, 131, 134, 143, 177, 204, 215, 218, …
[12] Voir page 236.
[13] Dean R.  Fowler *, Process Studies 5 : 3, 1975, article intitulé “La théorie de la Relativité de Whitehead”. 26pp.
[14] Exposé de Jean-Marie Breuvart aux Chromatiques whiteheadiennes de la Sorbonne en 2006.
[15] Dénoncé également chez Berque, 2000, 18e & 118b.
[16] J.P. Bravard, I.Lefort et Ph.Pelletier, Epistémologie de l’interface nature/société en géographie, Université de Lyon 2, Worshop-mercredi 23 juin 2004.
[17] Voir un développement de la notion de passage au chapitre 12.

7.B. Entités actuelles

7.B. Les entités actuelles :

Depuis Démocrite et les penseurs grecs, nos sociétés occidentales imaginent le monde comme l’agglomération d’une grande quantité d’atomes, c’est-à-dire de petits morceaux de matière insécable, inerte et sans spontanéité.

Quand la bombe atomique a explosé, ce fut à la stupéfaction des physiciens. En effet, ce résultat est celui des mathématiciens. Les objets éternels (ou les formes de Platon), une fois actualisés, sont à l’œuvre dans la nature, dans des entités concrètes qui agissent, et … explosent ! Les mathématiques révèlent le concret. Il n’y a pas de raison pour que la conscience de l’homme soit une exception. Il ne s’agit pas d’une illumination, il s’agit d’un constat. Les objets éternels, ou formes (par exemple les objets mathématiques) sont bien incarnées (ou ingressées) dans des entités présentes dans la nature. Les mathématiciens, puis les physiciens de nos jours font ce constat. Mais celui-ci n’est pas encore partagé dans le grand public. Tout le monde admet aujourd’hui, après plusieurs décennies d’applications pratiques aux machines thermiques, aux bombes et aux centrales nucléaires que la matière est de l’énergie. Il a fallu plusieurs siècles pour que ce soit admis dans le grand public. Ainsi, « tout est énergie ». Mais il n’est pas encore admis, que « tout est expérience ». Or, l’expérience et la conscience sont des formes d’énergie.

Le milieu des physiciens depuis le colloque de Cordoue [1], puis celui de Tsukuba [2] au Japon dans les années 1980 est bien obligé de l’admettre : la matière ne réagit pas comme la théorie moderne (dualiste) exigerait qu’elle réagisse : le réel résiste aux théories réductionnistes ou positivistes. Et force est de constater (mais c’est le réel qui est l’avocat final) que la démarche processive est plus en adéquation avec les expérimentations des physiciens, tant au niveau microscopique que macroscopique.

Ainsi, les plus récentes découvertes de la physique montrent que les entités microscopiques sont capables d’expérience au sens large c’est à dire préconscientes (en anglais awareness). L’expérience est au cœur de la matière ! Il reste encore un passage important à faire, un « saut de l’imagination » pour que cette donnée soit admise communément par le grand public. Il convient dans la présente thèse de bien préciser que c’est en accord avec les découvertes scientifiques que la notion d’expérience est introduite. Toute découverte scientifique qui contredirait ce propos doit être prise en compte et modifie l’approche philosophique et métaphysique.

En résumé, la métaphysique de Démocrite est périmée quant au caractère inerte des entités ultimes de la nature : la « matière » se montrerait capable de spontanéité, et ne serait pas composée comme on l’a cru jusqu’à aujourd’hui de micro-éléments de matière inertes et insécables.

Cela remet en cause simultanément la métaphysique sur laquelle s’appuyait cette conception, à savoir que la réalité serait formée d’une substance « qui n’a besoin que d’elle-même pour exister ». S’il y a substance, c’est une substance changeante, en devenir.

Par contre, les découvertes scientifiques ne remettent pas en cause la notion de discontinuité, et de « quantum » de matière. Mais ces quanta sont des « quanta d’expérience », ou quanta d’actualisation. Cela nécessite une définition de ce qu’est l’actualisation, à savoir : ce qui permet de passer du micro au macro.

Les scientifiques se rendent compte de nos jours que la mécanique quantique, science de l’infiniment petit, s’applique au niveau de l’astro-physique : les lois du microcosme se retrouvent dans celles du macrocosme !

Whitehead use régulièrement de la métaphore de l’arbre : « Un arbre est une démocratie » dit-il. C’est sa façon de dire qu’une cellule de l’arbre est l’individu qui doit être compris par analogie avec un individu humain, et non l’arbre entier, qui est une colonie cellulaire et infracellulaire. La botanique semble venir à l’appui de cette distinction. Le point important est que l’arbre, qui n’est pas doté d’un système nerveux, manque peut-être de l’unité d’action et de sentir qu’ont les animaux multicellulaires [3].

L’évidence pour Whitehead de remplacer les atomes sans spontanéité par les entités actuelles apparaît la même que celle d’Edgar Morin de remplacer les machines-artéfact par la notion d’être existentiel [4]. L’atome semble toutefois mieux respecter les critères de Crosby [5] car la machine concerne les produits de l’ingéniosité humaine alors que l’atome concerne toute la nature. Remplacer l’atome par l’entité actuelle, c’est réenchanter l’ensemble du réel.

Comment caractériser l’entité actuelle ? Comment et de quoi est-elle constituée ? Whitehead montre que la première analyse de l’entité actuelle se fait en termes d’appréhension du monde extérieur, dans les mêmes termes que dans l’expérience ordinaire de chacun de nous : chacun appréhende le monde extérieur à travers son corps. Comme nous allons le voir ci-après, le verbe appréhender et la notion d’appréhension sont couramment utilisées, le plus souvent sans avoir conscience de toutes les implications de cette utilisation. A partir d’une enquête menée sur ces utilisations, nous montrerons comment la pensée organique déchiffre cette expérience ordinaire, et en rend compte dans un schème global.

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Notes :

[1] Colloque de Cordoue, Oct. 1979, Science et conscience. Les deux lectures de l’univers, Stock, Paris, 1980, 495 p.
[2] Colloque de Tsukuba, Sciences et symboles. Les voies de la connaissance, présenté par Michel Cazenave, Albin Michel, France Culture, Paris, 1986, 453 p.
[3] Cet exemple est inclus dans un texte d’approfondissement de Charles Harsthorne, qui est placé en annexe sous le titre 02_PartieII_Ch7-Entite-Actuelle-Hartshorne.doc à l’adresse suivante : « 00_Annexes\Annexe00-Textes-Citations\02_PartieII_Ch7-Entite-Actuelle-Hartshorne.doc »
[4] Edgar Morin, La Méthode : 1. La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, 399p, page 234-235. Dans les pages qui précèdent l’énoncé de l’évidence, Edgar Morin traite du « vif de l’objet : le surgissement de l’existence » en citant d’emblée Whitehead avec les mots suivants : « L’ouverture, c’est l’existence. L’existence est à la fois immersion dans un environnement et détachement relatif à l’égard de cet environnement. Whitehead a dit fortement : « Il n’y a aucune possibilité d’existence détachée et autonome », et effectivement tout ce qui existe est dépendant. L’existant est l’être qui est sous la dépendance continue de ce qui environne et/ou de ce qui le nourrit ». (page 206b). Edgar Morin connaît donc Whitehead et s’en inspire dès le premier tome de La Méthode.
[5] Voir en Partie I, chapitre 1.

6.C. Géographie organique ?

6.C. En quoi la philosophie organique peut-elle contribuer à dépasser les obstacles pour la géographie ?

Pour approfondir en géographie les travaux de Maurice Godelier, et préciser la nature de la « dialectique du matériel et de l’idéel », il faudrait aller à la racine de l’explication de la présupposition de la séparation du matériel et de l’idéel dans notre culture. Maurice Godelier constate en anthropologue qu’elle ne sont pas séparées. Il en tire des conclusions en anthropologie et révise le matérialisme dialectique marxiste avec cet éclairage.

Il faut aller chez les scientifiques et les philosophes du 17ème siècle pour trouver une réponse à cette question. À cette époque, science et philosophie n’étaient pas séparées, et les mêmes hommes (Descartes, Leibniz, Newton, ..) étaient à la fois scientifiques et philosophes. De plus, ils étaient croyants et faisaient intervenir Dieu dans leur philosophie.

Essayons de tracer un itinéraire pour approfondir cette question, et montrer l’apport de la pensée organique à la géographie

6.C.1. Premier approfondissement: les gouttes d’expériences ou les res verae de Descartes

La philosophie organique de A.N. Whitehead situe sous la plume de Descartes la séparation de l’idéel et du matériel (la « substance pensante » et la « substance étendue »). Comme à l’évidence l’esprit et le corps sont liés, Descartes donnait à Dieu le rôle de liant entre les deux. En fait, il y voyait une preuve de l’existence de Dieu.

Malheureusement, il n’a été retenu de sa philosophie au 19ème siècle que les théories supposées « scientifiques », en supprimant la référence à Dieu. Il est resté une séparation arbitraire entre matériel et idéel. Cette séparation apparaît dès lors incohérente.

« L’incohérence est la disconnexion [1] arbitraire des premiers prin­cipes. Une illustration en est donnée dans la philosophie moderne par les deux sortes de substances, la corporelle et la mentale, que l’on trouve dans la philosophie de Descartes. Dans cette philosophie, on ne voit pas pourquoi le monde ne serait pas une substance unique seule­ment corporelle, ou une substance unique seulement mentale. Selon Descartes, un individu substantiel « n’a besoin que de lui-même pour exister » [2]. Ce système fait donc de son incohérence vertu. Mais d’autre part, les faits semblent liés, tandis que le système de Descartes ne les lie pas : par exemple dans la façon dont il traite du problème de l’âme et du corps. Le système cartésien dit de toute évidence quelque chose de vrai, mais ses notions sont trop abstraites pour pénétrer dans la nature des choses. » (PR6 [3]).

Cette séparation est dénoncée comme une bifurcation à combattre en revisitant le principe subjectiviste de Descartes, c’est-à-dire en supprimant la séparation arbitraire du matériel et de l’idéel, et en développant la notion cartésienne de res verae, que A.N. Whitehead nomme entités actuelles ou gouttes d’expérience par référence à William James.

6.C.2. Deuxième approfondissement: remise en cause de la notion de « substance fermée » au profit de notions relationnelles.

A.N. Whitehead explique que si Descartes a proposé cette séparation complète et stricte entre le matériel et l’idéel, c’est en grande partie à cause de l’absence de remise en cause de la notion de substance aristotélicienne, réinterprétée par la philosophie scolastique du Moyen-Age. La substance « qui n’a besoin que de soi-même pour exister » est donc inerte, incapable de changement et de créativité. Or le monde change et évolue, tant au niveau de la nature que des hommes (Godelier, 1984). En terme de pensée organique, elle peut rendre compte de l’analyse morphologique, mais pas de l’analyse génétique. Exprimée en termes de sens commun, la substance est une notion utilisable pour le quotidien, mais non comme catégorie métaphysique. L’utilisation de la notion de substance est pertinente dans l’ordre du vécu, du quotidien. C’est un terme mésocosmique [4] sans vertu métaphysique.

D’autre part, la séparation chez Aristote de la « substance première » et de « l’accident » a entraîné le développement d’une pensée en termes de substance/sujet. Cette pensée est confortée par le langage grammatical (sujet, verbe, complément). Plusieurs penseurs [5], de manière indépendante ont d’ailleurs constaté que les catégories de pensée d’Aristote (substance première, substance seconde, …) correspondaient aux catégories du langage. Aristote a ainsi que Kant proposé des catégories de la pensée. L’accent est mis sur les substantifs, au détriment des relations (le verbe). Whitehead propose une démarche inverse : il propose des catégories du sentir et réhabilite aussi les émotions. Il met l’accent sur le verbe – qui relie un sujet à son environnement, – et non sur les attributs.

Revenant à nos auteurs géographes (Di Méo, Buléon), nous avons lu attentivement leur texte afin de découvrir les notions sous-jacentes à leur explication. Le terme de substance n’est pas dans le glossaire. Pourtant, il est utilisé plus de 17 fois dans le texte. Prenons un exemple caractéristique page 26 :

« La géographie classique nous avait déjà enseigné que le niveau technique des sociétés, leur cultures expliquent les paysages et les formes de l’occupation de sols des contrées qu’elles investissent. La notion d’espace social nous emmène plus loin. Elle nous apprend que nos représentations de la nature, celles de son utilité pour nous, de ses avantages et de ses ressources, de ses contraintes sont également d’essence sociale. Elle nous persuade que l’espace forme la substance des positions et des rapports sociaux, de la stratification sociale que nous produisons. »

Or, plus loin, page 40, il est clairement expliqué :

« Les pratiques sociales créent une communication, mais aussi une médiation interindividuelle autorisant la fabrication de représentations communes. Elles déclenchent un processus ontologique et évolutif [6]. Ontologique, car c’est dans le cadre de ces pratiques que se construisent les identités et les territorialités, à l’échelle de l’histoire individuelle comme de l’histoire collective. Évolutif, car c’est au gré de ces pratiques sociales que se modifient ces mêmes identités et territorialités. Par nature, les pratiques se répètent. Elles provoquent, elles matérialisent l’interaction sociale et spatiale. Elles reformulent, reconstruisent en permanence les héritages. Elles créent ainsi de la nouveauté ».

L’intérêt de cette citation est de montrer comment l’accent est mis sur la pratique, les actes, le mouvement, l’action plus que sur les choses. Et l’action « déclenche un processus ontologique et évolutif ». La philosophie organique propose la notion « d’avancée créatrice ».

Il nous semble ici que l’espace défini en termes de relations est très proche de la définition de l’espace de la pensée organique. Mais la notion de représentation reste cognitive et n’exprime plus cette relation, et très vite, au lieu d’entrer dans « une nouvelle culture de la dialectique du matériel et de l’idéel », l’espace, au lieu d’être l’ensemble des relations, devient un réceptacle de ces relations. Encore une fois, tout est substantifié, et les relations sont « à part », « à côté » et non plus constitutives de l’espace, sans chercher de raison d’être ailleurs que dans la relation. Cette relationalité de l’espace, exprimée dans cette citation de Guy Di Méo et Pascal Buléon, se retrouve chez Whitehead, exprimée dans la définition du continuum extensif en PR 72 :

« Le continuum extensif est l’élément relationnel général au sein de l’expérience par lequel les entités actuelles expériencées, et cette unité d’expé­rience elle-même, sont unifiées dans la solidarité d’un unique monde commun. Les entités actuelles l’atomisent, et de ce fait rendent réel ce qui était précédemment purement potentiel. L’atomisa­tion du continuum extensif est aussi sa temporali­sation ; elle est le procès du devenir de l’actualité passant en ce qui, en soi, est purement potentiel. Le schème systématique, dans sa totalité qui embrasse le passé actuel et le futur potentiel, est préhendé dans l’expérience posi­tive de chaque entité actuelle. En ce sens, il s’agit là de la « forme de l’intuition » de Kant ; mais elle est dérivée du monde actuel qua datum, et de ce fait n’est pas pure au sens kantien du terme : elle n’est pas productrice du monde ordonné, mais en dérive. La préhension de ce schème est un exemple de plus qui montre qu’un fait actuel inclut dans sa propre constitution une potentialité réelle qui se réfère au-delà de lui-même. » [7]

Nous mesurons ici le « passage » à faire, le « saut de l’imagination » à effectuer entre le constat des géographes, et l’expression de ce constat dans l’approche organique. La citation géographique est très proche de la sortie de la bifurcation (la séparation arbitraire du matériel et de l’idéel), en faisant d’une part référence à l’héritage (l’efficacité causale de l’approche organique) et d’autre part par la mise en procès (en société) du rapport entre le subjectif (les « représentations ») et l’objectif (les « pratiques »). Mais ce passage ne pourra être durable que s’il y a un a changement de mode de pensée : il s’agit de réaliser un passage des catégories de pensée (Aristote, Kant) à des catégories du sentir (Whitehead). Il s’agit d’abandonner progressivement les anciennes habitudes de penser. William James, dans un ouvrage dédié aux enseignants[8], a bien exprimé les 5 conditions d’un tel changement durable d’habitudes. Ces cinq conditions sont les suivantes :

  • se lancer en avant avec une initiative aussi forte et décidée que possible,
  • ne pas souffrir une seule exception
  • saisir au plus tôt la première occasion
  • attendre plutôt l’occasion offerte par la vie pratique, et réfléchir, sentir, agir,
  • faire chaque jour un peu d’exercice désintéressé

Notons ici à quel point la notion de représentation est piégée, et sous-tend instinctivement un dualisme du corps et de l’esprit. C’est pourquoi l’approche organique lui préfère la notion d’image, ou de référence symbolique.

Les explications qui précèdent permettent de mieux comprendre pourquoi et comment les mêmes problèmes reviennent inlassablement sous la plume des géographes qui cherchent à rendre compte du réel et non à plier le réel à des modèles ou catégories abstraites (c’est l’erreur du concret mal placé, qui consiste à prendre l’abstrait pour le concret-). Eric Dardel lui-même, dans son remarquable ouvrage L’homme et la terre [9] fait référence à la notion de substance, comme à une évidence non explicitée. Malgré tout, certaines approches, comme celle de Michel Lussault dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés [10] (DGES) sont très proches d’une pensée organique. La rubrique « actant » ressemble quasiment à la définition organique de nexus ou de société.

« En de nombreuses situations, les actants sont des composés hybrides, des collectifs d’humains, de non humains, d’idées de quasi-personnages, de choses : citons le cas des grandes institutions (l’Etat) et des organisations complexes. Là, le terme actant renvoie à un opérateur global, qui peut ensuite s’incarner, en certaines circonstances, dans des acteurs bien identifiés ou/et des actants non humains particuliers.

La notion prend de l‘importance en géographie, depuis peu. Elle permet en particulier d’affiner les réflexions consacrées au rôle d’actants potentiels des objets spatiaux dans l’organisation de la société. La mise en valeur de l’espace montagnard, par exemple, procède du jeu des opérateurs humains, mais la montagne elle-même (ou du moins certains de ses hauts lieux, ou de ses caractères) en est un des actants possibles : ainsi le Mont Blanc est un actant de l’aménagement des Alpes. »

Nous verrons au chapitre 11 qu’en fait les notions d’hybrides dans la pensée organique et dans la pensée de Michel Lussaut (et de Bruno Latour sur lequel il semble s’appuyer [11]) sont profondément différentes dans les fondements, même si les intuitions se rejoignent.

6.C.3. Troisième approfondissement: la notion de procès et l’unité dialectique des opposés analysables

Ce même passage de la page 40 de L’Espace Social de Guy du Méo et Pascal Buléon montre l’importance de la pratique pour l’apparition de nouvelles idées et la création de nouveauté. La pratique du géographe nous apparaît être ni plus ni moins que la praxis de Marx. La différence est que Marx a limité l’analyse de la praxis et du procès de production * à l’économie, alors que le procès peut être étendu au domaine social, au domaine religieux, au domaine naturel, etc. Maurice Godelier montre d’ailleurs en un très long développement que la surdétermination de l’économie comme « infrastructure » (et donc « le reste », à savoir : le politique, le religieux, le spirituel, comme superstructure …) ne tient pas à l’analyse d’une société autre qu’occidentale. C’est pourquoi, outre la dialectique du matériel et de l’idéel, son apport majeur est celui de montrer comment infrastructure et superstructure ne sont en fait que des fonctions dont l’importance change en fonction des sociétés : telle société sera structurée par la structure de parenté, telle autre par la fonction religieuse, telle autre par la fonction politique, et ainsi le procès de production n’est ni plus ni moins que le procès religieux, le procès politique, le procès social …

Cela rejoint d’ailleurs l’analyse très serrée d’Anne Fairchild Pomeroy dans Marx et Whitehead : elle montre la stricte équivalence entre le procès de production de Marx et le procès organique de Whitehead, ce qui ouvre des perspectives nouvelles non seulement au marxisme, mais à la géographie. La géographie est en effet, en terme de pensée organique, l’analyse des procès tant naturels que sociaux et politiques (géo-politique), que culturels ou économiques (liste non limitative : le choix se fait ici sur les dimensions du développement durable).

Nous ressentons cette dernière analyse comme un passage à réaliser entre des notions couramment utilisées, de manière abondante mais non consciente. Il est spectaculaire de constater comme nous l’avons déjà fait plus haut que dans le DGES [12] le terme de processus est utilisé près de 354 fois dans toutes les entrées principales, sans être une entrée elle-même. L’index se contente de référencer le terme, c’est tout. Or c’est le nombre d’occurrences qui égale celui des autres termes les plus fréquents. Nous constatons alors qu’à côté d’une pensée substantialiste que 2500 ans d’histoire permettent de bien nommer, une pensée du processus est sous-jacente, prête à poindre. Il lui manquait la notion d’entité actuelle ou de goutte d’expérience comme réalité ultime de la nature, seule capable de remplacer l’ancienne notion matérialiste et réductrice de la « matière ».

Tout le monde connaît l’exercice mathématique qui consiste à lier un ensemble de 9 points présentés dans un carré composé de 3 lignes de 3 points. Il n’est possible de lier ces points … qu’en sortant du carré. L’expression « sortir du carré » symbolise dès lors le processus créatif pour résoudre un problème. A.N. Whitehead nous propose la « sortie du carré » pour l’opposition, la contradiction ou la dichotomie entre le matériel et l’idéel. La « sortie du carré », c’est la notion d’entité actuelle, de goutte d’expérience. Écoutons Whitehead à ce sujet :

« La première analyse d’une entité actuelle en ses éléments les plus concrets la fait apparaître comme étant une concres­cence de préhensions, qui ont leur origine dans le procès de son deve­nir. Toute analyse plus approfondie est une analyse de préhensions. L’analyse en termes de préhensions est appelée « division ».

Toute préhension comprend trois facteurs :

  • Le sujet qui préhende, c’est-à-dire l’entité actuelle dont cette préhension est un élément concret ;
  • Le donné (datum) qui est préhendé ;
  • La forme subjective, qui exprime comment ce sujet préhende ce donné.

Les préhensions d’entités actuelles – c’est-à-dire les préhen­sions dont les data impliquent des entités actuelles – sont appelées préhen­sions physiques ; les préhensions d’objets éternels sont appelées préhensions conceptuelles. Les formes subjectives de ces deux types de préhensions n’impliquent pas nécessairement la conscience. » (PR22 [13])

Le « matériel » correspond aux préhensions physiques. L’« idéel » correspond aux préhensions conceptuelles.

Alix Parmentier, dans sa thèse de 1968[14], en des pages remarquablement pédagogiques et claires, montre comment Whitehead admet deux types fondamentaux d’entités :

  • les entités actuelles
  • les entités idéales (idéelles) qui n’existent que comme « ingrédients dans les entités actuelles ». (le terme technique de ces entités idéales sont les objets éternels, et être ingrédient en termes techniques se dit faire ingression).

6.C.4. Quatrième approfondissement:

A ce stade, la dialectique du matériel et de l’idéel est en fait une dialectique dissymétrique entre les préhensions physiques et les préhensions conceptuelles. Vlastos l’explique de manière soignée, dans une comparaison avec la dialectique de Hegel, et après avoir dégagé les conditions d’une véritable dialectique.

En géographie, la « dialectique du matériel et de l’idéel » ne peut respecter ces critères qu’après avoir suivi le parcours de la critique de la substance.

6.B.5. Conclusion du chapitre 6 : vers une géographie non-dualiste.

Nous avons parcouru les étapes suivantes :

  • 1/ Critique du présupposé de la séparation du matériel et de l’idéel.
  • 2/ Critique de la notion de substance, que la pensée organique remplace par celle d’entité actuelle, de goutte d’expérience ou même de société, et fait de la pratique (la relation ou l’interrelation) la nature même du continuum extensif.
  • 3/ La pratique, ou praxis, est ni plus ni moins que le procès de concrescence. Le procès de concrescence est la généralisation à toutes les fonctions – religieuse, politique, culturelle, sociale – (Maurice Godelier) de l’analyse en terme de procès de production que Marx a faite pour la seule dimension économique. Ce procès de production est équivalent (à son niveau) au procès de concrescence et de transition, dans lequel se manifeste la créativité (Pomeroy).
  • 4/ La « dialectique du matériel et de l’idéel » du géographe est, dans l’approche organique, une dialectique dissymétrique entre les préhensions physiques et les préhensions conceptuelles (Vlastos).

Nous avons fait ainsi le passage (le parcours, suivant notre itinéraire) d’une pensée géographique dualiste (le dualisme du matériel et de l’idéel) à une pensée non dualiste qui situe ailleurs la « dialectique du matériel et de l’idéel » du géographe, à savoir au cœur même du procès de concrescence de l’entité actuelle ou goutte d’expérience, entité ultime du réel. Il faut « sortir du carré », réaliser ce passage, changer nos modes de pensée, qui ne sont souvent que les habitudes de pensée du sens commun.

Les géographes sont tiraillés entre les approches empiriques, les approches par modélisations mathématiques ou les approches purement subjectives inspirées par le paysage ou la géo-politique. C’est ce passage tant recherché entre ces différentes approches que peut proposer A.N. Whitehead. Le schéma du « vol de l’avion » (PR5) peut d’ailleurs résumer les différents types de géographie empirique pour l’envol, modélisatrice pour le vol, et analytique pour l’atterrissage. Seules la géographie prospective, la géopolitique ou la géographie historique ont l’ambition de réaliser un vol complet : le réel, les événements et l’expérience sont ici les aiguilleurs.

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Notes :

[1] NdT : disconnection est traduit « disconnexion » (avec guillemets) par J. Wahl, Vers le concret, p.131.
[2] NdT : Cf. Les Principes de la philosophie, 1ère partie, article 51 (Pleiade, p. 594)
[3] Traduction de H.Vaillant.
[4] Expression empruntée à Michel Weber dans son introduction au Colloque d’Avignon du mardi 10 avril 2007. Les géographes emploient la notion de méso-territorialité pour les territoires du quotidien (qui correspond approximativement à un rayon de 6 km, soit une heure de marche environ).
[5] Voir La métaphysique et le langage.
[6] Souligné par nous.
[7] Traduction
[8] William James, Aux étudiants, aux enseignants, Payot, 2000, 242 pages.
[9] Eric Dardel, L ‘homme et la terre, Editions du Comité des Travaux historiques et scientifiques Paris 1990, 1ère édition 1952, 199 pages.
[10] Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, sous la direction de Jacques Lévy et de Michel Lussault, Belin, 2003, 1034 pages.
[11] Michel Lussault ne cite pas Bruno Latour, mais 5 des ouvrages de ce dernier figurent dans sa bibliographie, avec un vocabulaire qui est le même que l’ouvrage Nous n’avons Jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, 2000, de Bruno Latour.
[12] Dictionnaire Géographique de l’espace et des sociétés, coordonné par Michel Lussault et Jacques Lévy, Éditions Belin, 2003, 1034 p.
[13] traduction Henri Vaillant (inédite)
[14] Parmentier, PhW, 1968, p200