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7.C. (Ap)préhension au quotidien

7.C. L’utilisation courante de la notion d’(ap)préhension dans la vie quotidienne.

Tout commence par les sentirs. Dans la vie professionnelle, on entend régulièrement l’expression « Appréhender le réel …», « Appréhender une situation … ». « Sentir une affaire, … « Saisir les enjeux, … », … Il est donc question d’appréhension, de feeling, de sensations au sens large : physiques, émotives, intellectuelles, sensibles, mentales, subjectives, …. Dans l’approche anthropologique PRH [1], le terme technique retenu est sensation. Dans l’approche de Whitehead, le terme technique retenu est préhension[2], en enlevant le préfixe « ap » à appréhension, pour éviter toute confusion avec d’autres sens. La démarche dans les deux cas est la même : retenir dans un terme technique l’ensemble des éléments objectivables susceptibles d’entrer dans l’analyse génétique du procès de concrescence, une co-croissance.

7.C.1. Utilisation courante du verbe appréhender ; la préhension, 1ère catégorie d’existence :

Beaucoup d’auteurs qui ne citent pas Whitehead utilisent le terme « appréhender » dans le même sens que Whitehead. Nous pouvons citer par exemple Raymond Ruyer, professeur de l’Université de Nancy : « C’est le problème de la perception et de la connaissance des « incarnés » qu’il nous reste à traiter. La psychologie expérimentale est ici entièrement d’accord avec l’analyse métaphysique : la perception ne consiste jamais à appréhender [3] d’une manière photographique des existants, en tant qu’existants. Elle va à la fois en deçà et au delà. D’une part, elle les saisit comme manifestation, comme création expressive, comme corps ou organe d’une individualité ; d’autre part, elle les saisit comme incarnation des essences et des valeurs qu’elle appréhende à travers eux. Quand je vois un arbre, je saisis que c’est un arbre, un être végétal qui a poussé et qui a crû par lui-même. L’emploi développé de l’article défini ou indéfini dans les langues indo-européennes est très caractéristique. D’autre part, je saisis le thème général de l’arbre, son espèce, sa beauté, son agencement économique. Il est artificiel de distinguer entre les choses, comme porteuses brutes de valeurs, et les valeurs qu’elles portent et qui en font un « bien », puisque c’est la valeur qui a modelé la chose. Il est artificiel de distinguer entre le couteau, chose, et le couteau, instrument à couper. L’enfant naïf, dans ses définitions ou ses dessins, a parfaitement raison ici contre les distinctions savantes : le couteau est un pur « pour couper » et il n’est rien d’autre » [4]. Dans les phrases qui suivent, il redit avec insistance « … mais c’est justement parce que la perception ne peut être qu’appréhension de « sens », que les primitifs, par une véritable nécessité métaphysique et non par une surabondance de fantaisie, inventent des sens qui nous paraissent gratuits. La perception, comme tout acte de conscience, est donc appréhension de sens et de valeur (…) le corps de l’objet n’est donc qu’un auxiliaire de notre appréhension ». L’importance de Raymond Ruyer dans un sens whiteheadien est d’ailleurs soulignée par Didier Debaise dans son ouvrage Un empirisme spéculatif, p.61 [5].

Beaucoup d’autres auteurs utilisent le terme appréhender dans le sens whiteheadien sans même y penser. C’est là une illustration du mode de pensée de Whitehead qui consiste à saisir l’expérience quotidienne non formulée pour en tirer une explication au plus proche du réel. Le réel est en définitive le seul maître ! Et une attention à nos paroles permet d’en exprimer les composantes. Edouard Goldschmidt, de son côté, déclare : « L’être vivant appréhende son environnement en y détectant les données pertinentes pour sa structure de comportement et en les intégrant en fonction du modèle mental de ses relations au milieu (…) Cette thèse est inconciliable avec les idées actuellement en vigueur en la matière (…) béhaviorisme (…) écoles « cognitive » et « mentaliste » … » [6]. Edgar Morin n’échappe pas à cette remarque. Il explique, dès l’avant-propos du tome 4 de La Méthode : les Idées : « La recherche pour « bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » aurait pu partir non pas du monde qu’interrogent et appréhendent nos idées, mais d’une interrogation et d’une appréhension portant sur les idées elles-mêmes, leur nature, leur organisation et leurs conditions d’émergence » [7]. On ne peut mieux exprimer comment la notion d’appréhension embrasse à la fois le monde et les idées, suivant la direction du regard. Cet axe d’appréhension entre le monde et les idées est l’axe dialogique entre pôle physique (le monde) et le pôle mental (les idées) de la pensée organique. La dialogique d’Edgar Morin correspond à la dualité (polarité) de Whitehead.

Chacun pourra trouver des exemples nombreux dans ses propres références. Prenons maintenant des exemples chez les géographes :

7.C.1.1. L’(ap)préhension chez les géographes :

Michel Lussault dans L’homme spatial donne lui aussi, spontanément, sa définition de l’appréhension : « L’étude de l’espace humain ne peut donc s’exempter de la prise en compte de la dimension temporelle. Et cela déborde largement la mise en perspective historique classique pour appréhender à la fois le passé -l’examen des conditions de possibilité de l’existence d’un espace-, l’actualité -l’analyse de la fabrique de l’espace par des opérateurs en situation – le devenir – la réflexion sur la présence persistante dans une société d’un arrangement donné. On conçoit l’importance d’inclure cette question dans les démarches scientifiques, mais aussi dans les interrogations politiques » [8]. Il parle d’actualité (à la place de présent) et de devenir avec des accents trés whiteheadiens (tout en minimisant le temps et en exagérant la spatialisation, ce qui est cohérent pour un géographe). Pour Whitehead, on n’appréhende pas le devenir, mais uniquement des futurs possibles, dans une visée subjective. Voici, ci-après, le schéma qui récapitule les principaux vecteurs d’appréhensions [9] cités par Michel Lussaut :

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Figure 7‑1 : Les principaux vecteurs d’appréhensions dans L’homme spatial de Michel Lussault

Ce schéma pourrait être complété avec les nombreuses utilisations du verbe appréhender, et du terme appréhension (pages 19, 21, 22, 30, 38, 39, 51, 90, 123b, 139, 141, 188, 200, 227, 230b, 234a, 287b, 290, 326b, 327b, 328b, …). A propos du tsunami, cet auteur explique page 19 qu’ « il y a eu transformation d’un fait physique en fait naturel par inscription du premier dans une dynamique sociétale. L’événement spatial du raz de marée nous permet d’appréhender la construction sociale d’un état de nature … » : Michel Lussault fournit ici non seulement un exemple concret de ce qu’est le principe de relativité (comment un événement entre dans un autre -CE4 [10]-) mais aussi explique pourquoi la première analyse de l’entité actuelle (ici, « l’état de nature ») se fait en terme d’(ap)préhension. (-CE10 [11]-). Cette analyse sera poursuivie au chapitre 10.

Stéphane Rosière, dans sa Géographie politique & Géopolitique, utilise le verbe appréhender aux pages 91f, 72a, 84d, 289d, 302d. Mais il lui préfère le verbe « représenter », et la notion de représentation, qui est le versant conceptuel de l’appréhension, est utilisée de nombreuses fois, notamment aux pages 29, 58f, 87e, 94e, 145a (2), 163, 178a, 182b, 211, 217 (16), 218 (8). La page 217 avec ses 16 emplois du mot montre bien l’articulation entre la représentation et l’appréhension physique (exemple « représentations territoriales précises et significativement liées à leur genèse ») et conceptuelle (exemple « la vision du monde »). Mais la notion de représentation reste dualiste et il apparaît souhaitable, pour éviter la dissociation de « l’objet » d’avec sa « représentation », de lui préférer d’autres notions (conception, appétition, vision, envisagement, potentialité, possibilités, etc.).

Rodrigo Vidal-Rojas a également retenu le terme d’appréhension pour le mécanisme d’approche du fragment [12]. On le retrouve une nouvelle fois dans une utilisation naturelle, simple, non explicitée et probablement non consciente de la généralité de cet usage. L’intérêt ici est de reconnaître cette généralité, et de comprendre comment le réel lui-même et une attention à nos expressions courantes permettent d’en tirer une généralisation sous forme d’une catégorie d’existence et d’explication du réel.

7.C.1.2. La préhension chez Whitehead :

Dans l’expérience professionnelle ordinaire, « appréhender une situation » ne se réduit pas à la perception sensible. Il entre en compte, pour la compréhension d’un problème, des données psychologiques, sociales, politiques, émotives, … Il est fait appel à l’histoire, la mémoire, l’état des relations, … Pour rendre compte de cela, A..N. Whitehead enleva le « ap » de appréhension, et conféra au mot « préhension » l’ensemble des significations du quotidien. Ainsi, préhensions et sensations regroupent tout cela. Dans cette approche, la perception sensorielle n’est qu’une partie seulement des données, et elle n’a qu’un caractère dérivé. Beaucoup de données sont de caractère non sensoriel, notamment toutes les données qui font appel à la mémoire, l’appréhension directe de notre corps, et l’appréhension directe, non médiée par notre corps, des actualités au delà de notre corps (ce sont tous les phénomènes mentaux, et ce que l’on nomme aussi intuition, prémonition, …). La perception non-sensorielle est aussi importante que la perception sensorielle[13]. Whitehead a appelé « perception selon le mode de l’efficacité causale » la perception non-sensorielle d’expériences antécédentes par l’intermédiaire du corps dans son entier.

Charles Harsthorne[14] faisait remarquer que la notion de préhension intégrait pas moins de neufs relations qui se trouvent normalement vues séparément[15] : la perception sensible, la mémoire, la temporalité, l’espace, la causalité, l’individualité (ou la substance) durable, la relation corps-esprit, la relation subjet-objet en général, et la relation Dieu-Monde. Harsthorne appelle ce résultat « la généralisation métaphysique la plus puissante jamais accomplie », et « un fait comparable à la découverte d’Einstein »[16] C’est lui qui attire l’attention sur cet exploit. On pourrait fort bien lire tout Whitehead, sans réaliser qu’une telle généralisation puissante a été accomplie. De la même manière, on pourrait ne pas s’apercevoir de son utilisation courante dans quasiment tout ouvrage et dans la vie quotidienne. Harsthorne attire également l’attention sur la similitude entre cet accomplissement et le type d’unité que recherche en général la pensée scientifique. Cela permet une unification de nos diverses formes de théories.

Chacun pourra sur l’utilisation du verbe appréhender faire ses propres observations au quotidien, dans ses activités, ses rencontres, ses lectures.

7.C.2. Élargissement de l’approche aux autres catégories d’existence.

Le travail réalisé ci-dessus sur l’(ap)préhension peut être réalisé sur toutes les autres catégories d’existence, à savoir : les formes subjectives, les nexùs, les objets éternels (ou potentialités pures), les propositions, les multiplicités et les contrastes. Ce travail pourrait faire l’objet d’une thèse à lui seul. Il a été réalisé dans le cadre de la présente recherche dans les marges des livres, en utilisant les sigles abrégés CX 1 à 8 pour les catégories d’existence, CE 1 à 27 pour les catégories d’explication, et CO 1 à 9 pour les catégories d’obligation (voir l’exposé détaillé au ch. 9.C p.279). Ces sigles ont remplacé depuis fin 2004, dans les étapes 5 à 7 de la recherche au sein du Groupe de Travail des Ingénieurs Généralistes de l’AITF, l’utilisation des sigles R1 à R5 symbolisant les cinq réalités d’expérience décrite dans la partie I, chapitre 2 et chapitre 5. Le tableau complet des catégories est présenté ci-après au chapitre 9.C.

Chacun peut faire ce travail en se surprenant lui-même à utiliser ces termes, ou à les trouver dans les propos des autres, ou dans ses lectures. Chacun fera le constat de la fréquence de ces notions utilisées de fait, mais rarement explicitées et surtout rarement rassemblées en une vision globale cohérence, logique, adéquate, applicable et nécessaire [17]. La difficulté est de dépasser « une forme d’opacité » de l’évidence du quotidien, soulignée par Michel Lussault à la suite de Georges Pérec [18].

7.C.3. Importance pour le géographe-architecte-urbaniste-ingénieur :

Pour le géographie-architecte-urbaniste-ingénieur, cette généralisation est importante, car elle constitue sa base de travail pour tout sujet abordé. Elle réunit les éléments diversifiés qui lui permettent d’apporter sa contribution créative au problème posé. De la multiplicité du réel sortira une proposition unique, synthèse du multiple.

La philosophie organique est une théorie cellulaire de l’actualisation. « Le procès lui-même est la constitution de l’entité actuelle. Dans la terminologie de Locke, il s’agit de la « constitution interne réelle » de l’entité actuelle [19].

Le « sentir conforme » est un élargissement du sens traditionnel du sentir. Il ne s’agit pas simplement du sentir sensoriel, mais aussi du sentir non sensoriel : la mémoire, le passé, la causalité efficiente. Bertrand Russell l’appelait « le sens robuste de la réalité » [20]

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Figure 7‑2 : Schéma sommaire du sentir conforme, ou préhension physique.

Ce qui est nouveau dans cette compréhension du sentir, c’est qu’il est en moi : ce qui est senti entre dans ma constitution interne. Il ne s’agit pas d’une addition, d’un ajout, mais d’une inclusion. Cette question sera essentielle pour expliquer (partie II, chapitre 11.B.10) l’irréversibilité du temps et l’inscription dans l’espace. Descartes avait compris et expliqué cela, dans l’exemple du soleil [21] : le soleil, qui est là-bas, entre en moi qui suis ici.

7.C.4. La dimension vectorielle de la préhension ; le continuum extensif ; lien à Descartes, Vidal-Rojas, Dardel et aux prospectivistes:

En cela, la préhension a un caractère vectoriel, et de nombreux passages de Procès et Réalité précisent ce caractère. Un vecteur comporte quatre éléments : une origine, un sens, une direction, et une visée.

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Figure 7‑3 : Dimension vectorielle de la préhension.

Détaillons l’exemple de Descartes de la perception du soleil, cité par Whitehead en PR 76c à e. Ce passage est cité également par Franklin (94, p.157).

Les longues citations qui suivent sont ici pour montrer comment Whitehead tisse les notions à partir de celles de ses prédécesseurs : chacune des notions renvoie à une autre, non pas dans une circularité close, mais dans une circumambulation (c’est à dire un chemin entre toutes les notions liées entre elles) si bien décrite par Michel Weber [22]. Rodrigo Vidal-Rojas opère son tissage de la même façon, par cercles successifs, son travail étant facilité par sa référence à l’urbain, principalement sous l’angle de l’intervention de l’urbaniste, pour modifer l’image de la ville. L’intérêt du rapprochement entre Whitehead et la géographie est de montrer comment l’approche whiteheadienne s’applique à un domaine professionnel concret : le chemin réalisé peut servir à d’autres domaines professionnels (médecine, neurophysiologie, assistance sociale, industrie, enseignement, artisanat, …)

« Dans ses efforts pour préserver ses « idées » repré­sentatives de la rupture fatale (fatal gap) entre le symbole mental et l’actualité symbolisée, Descartes exprime pratiquement en quelques phrases la conception de l’objectivation que nous mettons ici en avant. C’est ainsi qu’il écrit :« Et là être objectivement dans l’entendement ne signifiera pas terminer son opération à la façon d’un objet, mais bien être dans l’entende­ment en la manière que ses objets ont coutume d’y être ; [23] en telle sorte que l’idée du soleil et le soleil même existant dans l’entende­ment, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c’est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d’exister dans l’entendement : laquelle façon d’être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l’entendement ; mais pourtant ce n’est pas un pur rien, comme j’ai déjà dit ci-devant.» [24]

Whitehead explique que Locke et Descartes (avec sa doctrine des Res Verae exemplifiée ci-dessus), afin de combler le fossé existant entre l’idée représentative et « l’entité actuelle représentée », font tous deux appel à cette conception du « soleil lui-même existant dans l’entendement ». Mais bien que, comme dans ce passage, ils l’énoncent parfois occasionnellement pour se débarrasser de la difficulté épisté­mologi­que, ni l’un ni l’autre ne font honneur à cette déclaration. Ils retombent dans le présupposé tacite de l’existence de l’esprit, avec ses idées privées qui sont en fait des qualités dépourvues de connexion intelligible avec les entités représentées. La plus grande difficulté que rencontre une géographie basée sur l’approche organique est celle de refuser d’utiliser ces présupposés reconnus erronés, et ceci en s’appuyant sur le « sens robuste de la réalité » invoqué par Bertrand Russell.

Whitehead poursuit : « Si nous prenons au sérieux la doctrine de l’objectivation [présentationnelle [25]], le continuum extensif devient tout de suite le facteur essentiel de l’objectivation. Il fournit le schème général de la perspective extensive qui se manifeste dans toutes les objectiva­tions mutuelles par lesquelles les entités actuelles se préhendent les unes les autres. Le continuum extensif est donc en lui-même un schème de poten­tialité réelle qui doit trouver son exemplification dans la préhension mutuelle de toutes les entités actuelles. Il trouve aussi son exemplification dans chaque entité actuelle considérée « formelle­ment ». En ce sens, les entités actuelles sont extensives, puisqu’elles naissent d’une possibilité de division, division qui, dans un fait actuel, n’est pas effectuée (cf la 4è Partie). C’est la raison pour laquelle, comme il a été dit plus haut, l’expression « occasion actuelle » est utilisée à la place d’« entité actuelle » ». Whitehead conclut : « La conception cartésienne du monde physique manifestant un plenum extensif d’entités actuelles est pratiquement la même que la conception « organique ». »[26]

Plus loin, en PR 309c, Whitehead explique que le subjectivisme cartésien dans son application à la science physique est devenu l’hypothèse newtonienne de l’existence individuelle des corps physiques, n’entretenant entre eux que des relations externes. « Nous divergeons de Descartes en soutenant que ce qu’il a décrit comme attribut premiers des corps physiques, ce sont en réalité les formes de relations internes * entre occasions actuelles et à l’intérieur de celles-ci. Un tel changement dans la pensée marque le passage du matérialisme à l’organisme comme idée de base de la science physique ».

Ainsi s’explique la solidarité du monde physique : les relations ou actualisations sont fondamentalement internes. En même temps, si le caractère discret individuel des actualisations doit être pleinement reconnu, ces relations doivent avoir un aspect permettant de les concevoir comme externes, c’est-à-dire des liens entre des choses divisées. Le schème extensif satisfait à ces deux conditions. La physique mathématique traduit la formule d’Héraclite : « Toutes choses s’écoulent », qui devient « Tout est vecteur ». La physique mathématique accepte de même la doctrine atomiste de Démocrite. Elle la traduit par l’expression « Tout courant d’énergie obéit à des conditions quantiques ». Mais la notion d’existence matérielle vide persistant passivement, avec des attributs individuels premiers et des aventures accidentelles est devenue inutile en science et en cosmologie.

Lien avec les approches géographiques de Rodrigo Vidal Rojas, Eric Dardel et les prospectivistes :

Ce sont des préhensions physiques et mentales qui constituent les matériaux ultimes de l’univers physique. Elles sont liées dans chaque actualisation par l’unité subjective de but qui gouverne leur genèse commune et leur concrescence finale. Rodrigo Vidal-Rojas ne dit pas autre chose sur la « dimension » : « la dimension est un angle de vue, un phénomène sous un jour particulier. Cela relève d’un choix qui dépend d’un objectif, d’une intention. Lorsque nous précisions une dimension, nous prenons parti en faveur d’une manière de saisir la réalité, qui tient à ce que nous voulons découvrir. (…) Le choix de cet angle de vue est le premier geste de création du fragment urbain. Des exemples en sont la forme de l’espace, les usages, l’incidence de la lumière, etc … »[27] La dimension de Vidal-Rojas correspond à la concrescence de Whitehead, avec son unité subjective. La notion d’angle de vue de Vidal-Rojas correspond à celle de vision subjective de Whitehead. Ceci va nous permettre plus loin d’entrer dans la discussion des obligations catégoriales, c’est-à-dire des conditions (obligations) auxquelles doivent se soumettre les différentes phases de la concrescence. De même, ainsi que le rappelle Paul Claval [28], Eric Dardel disait que « La Terre n’est pas une donnée brute à prendre comme elle se donne, mais (…) toujours se glisse entre l’Homme et la Terre une interprétation, une structure, et un « horizon » du monde, un « éclairage » qui montre le réel dans le réel, une « base » à partir de laquelle la conscience prend son essor » [29]. Un troisième exemple est l’approche concrète de la géographie prospective : la « science prospective » redécouvre de manière concrète les éléments analysés dans l’approche organique. L’intérêt du vocabulaire de la philosophie organique est de proposer un langage commun à toutes ces approches. Les exemples pris dans les approches géographiques sont là pour en rappeler l’intérêt au fur et à mesure.

La créativité transcende le monde déjà actuel et cependant demeure conditionnée par ce monde actuel dans sa nouvelle personnification. La phase des sentirs conformes transforme simplement le contenu objectif en sentirs subjectifs (PR 165). Ainsi, on passe de l’objectif au subjectif, et non l’inverse. C’est donc l’inversion de Kant, Kant remis sur ses pieds [30].

Synthèse sur la préhension :

La première conséquence importante à retenir ici est qu’un sentir entre dans la composition d’un autre sentir : il ne s’agit pas d’une logique additive, mais d’une logique d’inclusion. Nous verrons que c’est ce passage de la cause dans l’effet (caractère vectoriel) qui est source de l’irréversibilité du temps[31]. La question du temps est développée plus loin dans ce sens (chapitre 11.B.10).

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Figure 7‑4 : Les différents éléments sentis dans une préhension, suivant la théorie non sensualiste de la perception (David Ray Griffin, Réenchantement sans surnaturalisme, 2001).

La « préhension » de la pensée organique est la perception à la fois sensible et non-sensible.

La notion de préhension est donc bien plus large que les seules « impressions de sensation » de Hume. Avec son humour particulier, Whitehead explique : « un jeune homme n’amorce pas son expérience en dansant avec des impressions de sensation pour en tirer ensuite, par conjoncture, l’existence d’un partenaire … On ne peut trop insister sur le caractère non empirique de l’école philosophique issue de Hume » [32].

Rodrigo Vidal-Rojas propose le même élargissement de la notion de perception dans sa description des mécanismes d’appréhension du fragment, mécanismes d’appréhension matérielle, perceptuelle, conceptuelle, idéale et référentielle  [33].

7.C.4.1. Première conséquence : la causalité efficiente et causalité finale :

Le schéma ci-dessus, qui avait pour but de montrer la diversité des préhensions entrant dans la composition de la concrescence, pourrait être résumé en deux ensembles de préhensions : celles issues d’une causalité efficiente (par exemple, le corps), et celles issues d’une causalité finale (le but subjectif, les propositions).

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Figure 7‑5 : Conjugaison de la causalité efficiente et de la causalité finale.

Là encore, Rodrigo Vidal-Rojas fournit le lien à l’architecture, l’urbanisme et la géographie. Toute la géographie prospective est basée explicitement sur cette double approche.

Toute la question devient donc celle de la réconciliation de la causalité efficiente avec la causalité finale. La philosophie d’Aristote « a conduit au Moyen-Age chrétien, à surestimer grandement la notion des causes finales, et de là, par réaction corrélative, dans la période moderne, la notion de causes efficientes[34]. L’une des tâches d’une saine métaphysique consiste à présenter des causes finales et efficientes dans leur véritable relation mutuelle. Hume souligne la nécessité et la difficulté de cette tâche dans les Dialogues sur la religion naturelle » [35]. Cette question élargit le débat ouvert sur la causalité en géographie par Paul Claval, et va plus loin que les nouvelles conceptions de la causalité issues de la systémique [36]. En effet, les boucles de rétroaction modifient la cause efficiente dans un processus d’auto-régulation, mais il n’y est pas question de causalité finale, de processus d’auto-création expliquant la nouveauté.

7.C.4.2. La deuxième conséquence : l’expérience caractérise tout élément de la réalité :

La deuxième conséquence importante à retenir ici est que l’expérience est ce qui caractérise en premier lieu tout élément de la réalité. Ainsi, dans cette approche, l’expérience humaine de la Terre n’est pas seulement une approche culturelle de la géographie [37]. Elle est l’approche scientifique la plus proche du concret, basée sur une philosophie et une cosmologie organique. L’intérêt de l’approche de Whitehead est qu’il est mathématicien et physicien avant d’être philosophe. Il a été le professeur de Bertrand Russell, et ils ont collaboré pour réaliser les Principia Mathématica au début du siècle. Presque 80 ans après, le temps a permis de vérifier la pertinence de l’approche de Whitehead [38], comme le rappellent les travaux d’Isabelle Stengers & Ilya Prigogyne, Bruno Latour, et beaucoup d’autres chercheurs [39]. L’expérience de base est émotionnelle [40]. L’énergie elle-même est transfert d’impulsion émotionnelle [41]. Toute approche géographique basée sur le réel redonne à l’expérience, dans la perspective organique, toute sa place, dans une approche à la fois scientifique, philosophique et géographique.

7.C.4.3. La troisième conséquence : remise en cause de la théorie de la représentation :

La troisième conséquence importante est la remise en cause de la théorie classique de la représentation basée sur la seule perception sensible. Paul Claval en donne un très bon résumé aux pages 208 à 210 de son Épistémologie de la géographie, et en commence lui-même la critique [42]. La philosophie organique permet de poursuivre cette critique et de construire une nouvelle approche, dont beaucoup d’éléments se trouvent déjà dans les travaux des géographes, urbanistes, architectes et ingénieurs.

Ces trois remises en cause obligent à détailler la nouvelle théorie de la perception qui intègre l’ensemble des critiques. Whitehead a montré comment Hume a exploré un unique mode de perception qui est celui de l’immédiateté présentationnelle (le « présent immédiat », « là-maintenant ») en laissant de côté un second mode tout aussi important : le mode de perception selon l’efficacité causale (par exemple la perception du corps). Or Kant a bâti son système sur celui de Hume. Le corps fonctionne selon le mode de l’efficacité causale.

Cette approche resitue l’apport de la science avec ses limites. La science actuelle n’étudie qu’une petite partie du réel, tant qu’elle reste sur les bases d’une théorie substantialiste, d’une théorie de la perception sensible et de la représentation liée. « La science physique est la science qui étudie les caractères spatiotemporels et quantitatifs des sentirs physiques simples » [43] « La science conçue comme reposant sur une pure perception sensible, sans autre source d’observation, est en faillite » [44]

7.C.4.4. Quatrième conséquence : le dépassement de la dichotomie matériel/idéel :

Sans revisiter les fondements actuels de la science, il n’est pas possible de répondre à la question de la dichotomie du matériel et de l’idéel posée de façon claire par Guy Di Méo & Pascal Buléon. Par contre, l’approche organique remplace ces dichotomies par une dualité entre pôle physique et pôle mental, ce qui renouvelle toutes les anciennes oppositions. Par exemple, sur l’opposition immanence/transcendance, qui est un autre nom de l’opposition matériel / idéel : « Immanence et transcendance caractérisent un objet : en tant que déterminant réalisé, il est immanent ; en tant que capacité de détermination, il est transcendant ; dans les deux cas, il se rapporte à quelque chose d’autre que lui ». Un autre exemple, sur l’opposition entre public et privé : « La théorie des préhensions se fonde sur la thèse d’après laquelle il n’existe pas de faits concrets qui soient purement publics ou purement privés. La distinction entre public et privé est une distinction de raison, et pas une distinction entre des faits concrets mutuellement exclusifs. Les seuls faits concrets susceptibles de permettre l’analyse des actualisations sont les préhensions, et chaque préhension a ses deux côtés, public et privé » [45]. Il serait ainsi possible de revisiter beaucoup d’autres dichotomies et oppositions.

Ce travail effectué sur la préhension pourrait être réalisé de la même façon sur la potentialité, les propositions, les contrastes, la satisfaction, …. Il est réalisé dans la rubrique qui suit sur la notion de processus. Ce sont en effet des mots du langage courant qui sont devenus des termes techniques, sans perdre leur sens courant. Ce mode de pensée illustre bien la démarche de Whitehead, d’analyse du réel le plus concret.

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Notes :

[1] Personnalité et Relations Humaines, basée sur le psychologue Carl Rodgers. Voir en Partie I.
[2] 2ème « catégorie d’existence » (CX2) du schème organique, la première étant l’entité actuelle. Le tableau complet des catégorie est récapitulé au Chapitre 9.
[3] Soulignons que le verbe appréhender, est utilisé de façon naturelle dans le sens même repris par Whitehead. Whitehead a bien repris un sens usuel, dans une utilisation spontanée et probablement non consciente. Il a fait l’analyse de cet usage dans l’expérience courante, et en a fait un élément clé de son schème explicatif, en reliant la saisie de l’actuel à la saisie du potentiel.
[4] Raymond Ruyer, Le monde des valeurs, p.162b. L’auteur répond sans le savoir à la question humoristique de Bruno Latour de savoir si après avoir changé le manche et la lame du couteau de Laurent, c’était toujours du couteau de Laurent dont on parlait. Il reste un « pour couper » ! Cet exemple amusant montre comment la valeur ne peut pas être dissociée de l’objet. Cela nous conduira progressivement à la définition de l’objet du chapitre 11.A&B et au tableau récapitulatif du chapitre 11.B.3.
[5] Didier Debaise, Un empirisme spéculatif: lecture de Procès et Réalité de Whitehead, Éditions Vrin, 2006.
[6] Edouard Goldschmidt, Le Tao de l’écologie. Une vision écologique du monde, Éd. du Rocher 2002 (1992), 500 p. E. Goldschmidt est prix Nobel alternatif 1991. Il cite Whitehead aux pages 19, 21, 40, 97, 98, 167, 22, …
[7] Edgar Morin, La Méthode : Les Idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, Seuil, 1991, page 9a.
[8] Michel Lussault, L’homme spatial, p.90b. Voir aussi pages 123b, 227, 230b, 234a, …
[9] voir pages 60, 82, 85, 87, 165, 169, 170 et l’explication ci-après pages 198-199.
[10] Voir le tableau des catégories au chapitre 9.B.
[11] 10ème catégorie d’explication (CE10) du schème organique. Cette catégorie explique que la première analyse de l’entité actuelle en ses éléments les plus concrets la dévoile comme une concrescence de préhensions. Le tableau complet des catégories est présenté au chapitre 9
[12] Vidal-Rojas (2002), p.136 & 137, avec des tableaux d’exemples concrets.
[13] Pour approfondir, cette piste, voir Les fondateurs de la philosophie postmoderne constructiviste : Peirce, James, Bergson, Whitehead et Hartshorne ouvrage collectif rédigé par DR Griffin, John B.Cobb, Marcus P.Ford, Pete A.Y. Gunter, Peter Ochs, SUNY Press, 1993 (trad.inédite)
[14] Mort en 2000 à 103 ans.
[15] Les fondateurs, 210 (335).
[16] Hartshorne, CSPM 107, 92 –Synthèse créatrice et méthode philosophique, – University Press of America, 1983 (trad. Inédite)
[17] Critères de scientificité présentés en partie I, chapitre I.E.5.
[18] Voir note I5 page 11
[19] PR 219d.
[20] Bertrand Russell Introduction à la philosophie mathématique, p.203. Ce point a été relevé par Jean-Claude Dumoncel dans Les 7 mots de Whitehead ou l’aventure de l’être (Créativité, Processus, Evènement, Objet, Organisme, Enjoyment, Aventure) : une explication de Procès et Réalité, p.168.
[21] Descartes, Réponse aux premières objections,Ed. Alquié II, p.521.
[22] Michel Weber La dialectique de l’intuition chez A.N.Whitehead. Introduction à la lecture de Procès et réalité (1929). Ontos Verlag 2003.
[23] La citation de Descartes par Whitehead en PR 76 débute ici.
[24] Premières Réponses aux Premières Objections [Pléiade, p.344-45] : J’ai déjà cité ce passage dans mon ouvrage La Science et le Monde Moderne, note au Ch. IV.
[25] Cf DSMR 654 où J.M. Breuvart ajoute ce crochet qui convient au contexte, et fait un rapprochement avec le mode de l’immédiateté présentationnelle en citant PR [324] : « l’immédiateté présentationnelle révèle un système remplissant le monde… C’est une révélation dynamique de potentialité réelle systématique, incluant le sujet de l’expérience et conduisant au-delà de lui.»
[26] PR 77b.
[27] Vidal-Rojas, 106c.
[28] Paul Claval, Épistémologie de la géographie, Nathan, 2001, p.195d.
[29] Dardel, 1952, p.64.
[30] C’est vrai pour le Kant de la Critique de la raison pure. Mais à la suite des travaux d’Eric Weil commentés par Jean-Marie Breuvart, cette avis doit être nuancé avec l’œuvre tardive de Kant, la Critique de la faculté de juger dans laquelle le réel, en quelque sorte, est réhabilité : l’artiste peut en rendre compte directement à travers son génie.
[31] Cf PhW 370 : « Ce passage de la cause dans l’effet, qui est « le caractère cumulatif du temps », est ce qui fonde l’irréversibilité du temps » (PR 237).
[32] PR 315-316.
[33] Vidal-Rojas, 2002, p.136-137.
[34] Rappelons que la philosophie d’Aristote présentait 4 causalités : la causalité efficiente, la causalité finale, la causalité matérielle et la causalité formelle. Le lien avec les quatre phases a été fait par Pierre-Jean Borey dans sa thèse de 2007.
[35] PR 84 b. Voir aussi FR 28, et RSS 110 (p.133)
[36] Paul Claval, Epistémologie de la géographie, Nathan, 2001, p.182.
[37] Référence au chapitre 8 « L’expérience humaine de la Terre : l’approche culturelle en géographie » p.184 à 216 de Paul Claval, op. cit.
[38] et pas de Russell, car ils ont divergé sur la notion d’expérience et sur la question des relations internes et externes (Russell refuse les relations internes alors que le lien à l’expérience se fait par les relations internes).
[39] Voir la bibliographie.
[40] RSS 81 p.97.
[41] PR 116c & 315.
[42] Claval, 2001, p.214
[43] PR 238d (p.381).
[44] MT 154.
[45] PR 290c, p.453.

7.B. Entités actuelles

7.B. Les entités actuelles :

Depuis Démocrite et les penseurs grecs, nos sociétés occidentales imaginent le monde comme l’agglomération d’une grande quantité d’atomes, c’est-à-dire de petits morceaux de matière insécable, inerte et sans spontanéité.

Quand la bombe atomique a explosé, ce fut à la stupéfaction des physiciens. En effet, ce résultat est celui des mathématiciens. Les objets éternels (ou les formes de Platon), une fois actualisés, sont à l’œuvre dans la nature, dans des entités concrètes qui agissent, et … explosent ! Les mathématiques révèlent le concret. Il n’y a pas de raison pour que la conscience de l’homme soit une exception. Il ne s’agit pas d’une illumination, il s’agit d’un constat. Les objets éternels, ou formes (par exemple les objets mathématiques) sont bien incarnées (ou ingressées) dans des entités présentes dans la nature. Les mathématiciens, puis les physiciens de nos jours font ce constat. Mais celui-ci n’est pas encore partagé dans le grand public. Tout le monde admet aujourd’hui, après plusieurs décennies d’applications pratiques aux machines thermiques, aux bombes et aux centrales nucléaires que la matière est de l’énergie. Il a fallu plusieurs siècles pour que ce soit admis dans le grand public. Ainsi, « tout est énergie ». Mais il n’est pas encore admis, que « tout est expérience ». Or, l’expérience et la conscience sont des formes d’énergie.

Le milieu des physiciens depuis le colloque de Cordoue [1], puis celui de Tsukuba [2] au Japon dans les années 1980 est bien obligé de l’admettre : la matière ne réagit pas comme la théorie moderne (dualiste) exigerait qu’elle réagisse : le réel résiste aux théories réductionnistes ou positivistes. Et force est de constater (mais c’est le réel qui est l’avocat final) que la démarche processive est plus en adéquation avec les expérimentations des physiciens, tant au niveau microscopique que macroscopique.

Ainsi, les plus récentes découvertes de la physique montrent que les entités microscopiques sont capables d’expérience au sens large c’est à dire préconscientes (en anglais awareness). L’expérience est au cœur de la matière ! Il reste encore un passage important à faire, un « saut de l’imagination » pour que cette donnée soit admise communément par le grand public. Il convient dans la présente thèse de bien préciser que c’est en accord avec les découvertes scientifiques que la notion d’expérience est introduite. Toute découverte scientifique qui contredirait ce propos doit être prise en compte et modifie l’approche philosophique et métaphysique.

En résumé, la métaphysique de Démocrite est périmée quant au caractère inerte des entités ultimes de la nature : la « matière » se montrerait capable de spontanéité, et ne serait pas composée comme on l’a cru jusqu’à aujourd’hui de micro-éléments de matière inertes et insécables.

Cela remet en cause simultanément la métaphysique sur laquelle s’appuyait cette conception, à savoir que la réalité serait formée d’une substance « qui n’a besoin que d’elle-même pour exister ». S’il y a substance, c’est une substance changeante, en devenir.

Par contre, les découvertes scientifiques ne remettent pas en cause la notion de discontinuité, et de « quantum » de matière. Mais ces quanta sont des « quanta d’expérience », ou quanta d’actualisation. Cela nécessite une définition de ce qu’est l’actualisation, à savoir : ce qui permet de passer du micro au macro.

Les scientifiques se rendent compte de nos jours que la mécanique quantique, science de l’infiniment petit, s’applique au niveau de l’astro-physique : les lois du microcosme se retrouvent dans celles du macrocosme !

Whitehead use régulièrement de la métaphore de l’arbre : « Un arbre est une démocratie » dit-il. C’est sa façon de dire qu’une cellule de l’arbre est l’individu qui doit être compris par analogie avec un individu humain, et non l’arbre entier, qui est une colonie cellulaire et infracellulaire. La botanique semble venir à l’appui de cette distinction. Le point important est que l’arbre, qui n’est pas doté d’un système nerveux, manque peut-être de l’unité d’action et de sentir qu’ont les animaux multicellulaires [3].

L’évidence pour Whitehead de remplacer les atomes sans spontanéité par les entités actuelles apparaît la même que celle d’Edgar Morin de remplacer les machines-artéfact par la notion d’être existentiel [4]. L’atome semble toutefois mieux respecter les critères de Crosby [5] car la machine concerne les produits de l’ingéniosité humaine alors que l’atome concerne toute la nature. Remplacer l’atome par l’entité actuelle, c’est réenchanter l’ensemble du réel.

Comment caractériser l’entité actuelle ? Comment et de quoi est-elle constituée ? Whitehead montre que la première analyse de l’entité actuelle se fait en termes d’appréhension du monde extérieur, dans les mêmes termes que dans l’expérience ordinaire de chacun de nous : chacun appréhende le monde extérieur à travers son corps. Comme nous allons le voir ci-après, le verbe appréhender et la notion d’appréhension sont couramment utilisées, le plus souvent sans avoir conscience de toutes les implications de cette utilisation. A partir d’une enquête menée sur ces utilisations, nous montrerons comment la pensée organique déchiffre cette expérience ordinaire, et en rend compte dans un schème global.

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Notes :

[1] Colloque de Cordoue, Oct. 1979, Science et conscience. Les deux lectures de l’univers, Stock, Paris, 1980, 495 p.
[2] Colloque de Tsukuba, Sciences et symboles. Les voies de la connaissance, présenté par Michel Cazenave, Albin Michel, France Culture, Paris, 1986, 453 p.
[3] Cet exemple est inclus dans un texte d’approfondissement de Charles Harsthorne, qui est placé en annexe sous le titre 02_PartieII_Ch7-Entite-Actuelle-Hartshorne.doc à l’adresse suivante : « 00_Annexes\Annexe00-Textes-Citations\02_PartieII_Ch7-Entite-Actuelle-Hartshorne.doc »
[4] Edgar Morin, La Méthode : 1. La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, 399p, page 234-235. Dans les pages qui précèdent l’énoncé de l’évidence, Edgar Morin traite du « vif de l’objet : le surgissement de l’existence » en citant d’emblée Whitehead avec les mots suivants : « L’ouverture, c’est l’existence. L’existence est à la fois immersion dans un environnement et détachement relatif à l’égard de cet environnement. Whitehead a dit fortement : « Il n’y a aucune possibilité d’existence détachée et autonome », et effectivement tout ce qui existe est dépendant. L’existant est l’être qui est sous la dépendance continue de ce qui environne et/ou de ce qui le nourrit ». (page 206b). Edgar Morin connaît donc Whitehead et s’en inspire dès le premier tome de La Méthode.
[5] Voir en Partie I, chapitre 1.