Chapitre 7: Au cœur ultime de l’expérience ; le noyau dur du sens commun, les entités actuelles, la préhension :
7.A. Les principes régulateurs formels et non formels, et le noyau dur du sens commun :
Aucun penseur ne développe sa pensée sans se fixer un guide, une sorte de boussole pour l’orienter. Ce guide, cette boussole peut prendre différents noms suivant le penseur ou le courant de pensée considéré : principes, valeurs, normes, fondamentaux… Citons par exemple : les principes fédérateurs de Nagel, repris par David Ray Griffin dans ses derniers travaux [1], les Principes de Santiago (Fondation pour le Progrès de l’Homme), les Principes du développement durable, les principes des traditions de beaucoup de peuples (Indiens d’Amérique [2], etc), les quatre principes de base de PRH (Association Personnalité et Relations Humaines) : ouverture au réel intérieur, goût de la vérité, humilité, détermination.
L’approche organique est fondée pour sa part sur le noyau dur du sens commun, c’est-à-dire sur ce que chacun peut vérifier par soi-même (selon une méthode chère à Descartes, rectifiée par Whitehead sur quelques points). Elle peut donc être à la base de la recherche d’une analyse et d’une interprétation des faits qui soit la plus proche du réel concret – non comme un « axiome » de départ, mais comme une synthèse des acquis scientifiques vérifiables d’aujourd’hui, qui soient en même temps des jalons, des repères vérifiables pour la recherche de demain, le tout étant inscrit dans un protocole validé. C’est le « cadre de fécondité » dans lequel toute recherche pourra se déployer, car cette synthèse se propose d’intégrer tous les faits d’expérience, sans en omettre aucun.
Une méditation sur les notions du noyau dur du sens commun peut permettre de donner une consistance personnelle (et donc une définition ouverte liée à l’expérience et l’analyse) aux catégories du schème organique de Whitehead. Plusieurs auteurs se sont engagés dans cette démarche. Citons Bertrand Saint-Sernin dans son ouvrage sur Whitehead [3], J-M. Breuvart ou Alix Parmentier dans leurs thèses respectives, ou Ivor Leclerc, chacun définissant sa propre approche [4].
Quant au noyau « mou » du sens commun, il réunit les idées, les préjugés d’une époque qui peuvent être raisonnablement rejetés : il se réfère à des notions particulières qui peuvent être niées sans tomber dans une contradiction implicite. Ce noyau mou est à distinguer soigneusement des notions (le noyau « dur ») qui ne peuvent pas être rejetées sous peine de se contredire elles-mêmes. La science révèle successivement des vérités qui, d’un domaine à l’autre, montrent la nature illusoire du sens commun. Mais il faut distinguer entre la signification faible et la signification forte du sens commun, et donc entre les choses qui semblent seulement évidentes à certains et celles qui sont réellement évidentes en un sens qui ne peut être nié.
Nous pensons que le schème organique développé par A.N. Whitehead est une invitation à penser par soi-même à partir de son expérience, pour en préciser ses différents éléments au fur et à mesure. I. Stengers l’exprime à sa façon dans le titre même d’un de ses derniers ouvrages rédigé à l’attention de ses étudiants : Penser avec Whitehead : de la libre et sauvage création de concepts (2003). Elle exprime aussi le fait que Whitehead contraint à un choix : s’embarquer dans l’aventure ou rester sur la berge.
Combien de penseurs qui connaissent bien Whitehead, voire l’ont utilisé pour leur créativité personnelle, ne le citent même pas, par peur probablement de se voir « embarqués dans l’aventure » malgré eux ? Edelmann 1992, 2004) est de ceux-là. Isabelle Stengers elle-même, entre 1983 (La Nouvelle Alliance) et 2002 (Penser avec Whitehead) n’a plus cité Whitehead que dans des notes de fin de chapitre de ses ouvrages. Nous avons fait le travail de recenser ces notes qui, lues jusqu’au bout, rappellent quasi systématiquement l’importance de ce penseur [5]. Nous pouvons dire que désormais Whitehead en Europe sort d’une position cachée, voilée, secrète [6] . Ce « secret » était déjà présent dans le monde anglo-saxon entre 1925 et 1950. Bertrand Russell lui-même, co-auteur avec Whitehead des Principia Mathématica, ne le citait même plus dans ses ouvrages malgré plus de dix années de collaboration intense et fructueuse, entre 1904 et 1914 (Whitehead a été son professeur puis collaborateur !), au mépris, nous semble-t-il des règles élémentaires de déontologie. Un travail de synthèse sur les relations entre Whitehead et Russell a été réalisé pendant la thèse pour éclaircir ce point [7]. Citer Whitehead revient en effet à poser la question même des présupposés de la culture moderne, à soulever ses incohérences … Or, ce chemin est d’emblée une invitation à la réflexion, à s’embarquer dans une Aventure d’Idées [8] …
Quels sont ces éléments que chacun présuppose de fait, même s’il le nie verbalement ? Le premier élément est que chacun présuppose de fait l’existence du monde extérieur. Le réel est une donnée, on en tient compte « en pratique » même si l’on défend une théorie idéaliste. Le deuxième élément est que je participe à la construction du monde à partir de ces données du monde extérieur. J’appréhende le monde. Il devient « mien », et j’agis sur le monde en retour, il devient « autre ». Le troisième élément est le caractère organique de mon lien au monde. Le quatrième est que l’abstraction doit justifier comment la façon dont elle rend compte du réel permet d’agir de manière renouvelée sur ce réel. Le cinquième élément est l’ordre d’importance des faits : les faits premiers sont issus du réel, de l’observation du réel, et l’abstraction obtenue par généralisation imaginative en est un effet. Le sixième est le constat de la solidarité des éléments de l’univers à travers leurs interactions multiples. Il serait possible de développer et d’approfondir chacun de ces éléments [9]. Ils sont résumés dans les 6 approches suivantes :
- approche réaliste (le réalisme organique)
- approche constructiviste (postmoderne, panexpériencialiste, issue du principe subjectiviste réformé, à ne pas confondre avec le constructivisme idéaliste et le principe subjectiviste de Kant).
- approche organique (qui inclut la systémique)
- approche pragmatique (qui inclut l’approche dialogique)
- approche par l’observation/généralisation imaginative (objectivations)
- approche relativiste (solidarité des éléments de l’univers)
Ces éléments ne sont pas sans résonance avec les principes énoncés par Michel Lussault et Jacques Lévy dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (DGES), page 19. Même si les mots paraissent proches, réalisme, empirisme et constructivisme ont des significations différentes :
- Le réalisme organique conduit à définir des objets géographiques qui sont des potentialités pures, potentialités hybrides et potentialités réelles (voir le chapitre 11.A & B, et le tableau récapitulatif au chapitre 11.B.3), et l’espace ne peut se séparer du temps. Nous verrons que l’espace et la spatialité du DGES correspondent (en y intégrant le temps) à l’extension * et l’extensivité
- L’empirisme organique inclut tous les faits, et le fait ultime est l’entité actuelle, réelle et concrète. La distinction entre humain et non humain fait place aux différentes potentialités pures, hybrides et réelles.
- Le constructivisme du DGES reste kantien en faisant appel à la cognitivité même si « objectiver le sujet objectivant » conduit au sujet-superjet organique. Il reste en effet à opérer l’inversion organique entre le sujet et l’objet.
L’ensemble de ces notions du noyau dur du sens commun vont à l’encontre du préjugé largement répandu que la réalité serait composée de fragments de matière insécable, sans spontanéité et sans expérience. Or ce préjugé est contredit par la science actuelle, et la pensée organique en a pris toute la mesure, en nommant « entité actuelle » les éléments ultimes du réel, et en en définissant leurs caractéristiques.
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Notes :
[1] David Ray Griffin, Réenchantement sans Surnaturalisme : une philosophie de la religion basée sur la Philosophie du Procés de A.N.Whitehead et de Charles Hartshorne, Cornell University Press 2001, Trad. H. Vaillant, Avril 2002
David Ray Griffin, Démêler le nœud du monde, Conscience, Liberté et le problème de l’Esprit et du Corps, Université de Californie 1998, Trad H. Vaillant, Avril 2003
[2] T. C. McLuhan, Pieds nus sur le terre sacrée, Denoël, Paris, 4e éd. 1987 (titre original: Touch the Earth: a Self Portrait of Indian Existence, Outerbridge and Lazard, New York, 1971), passim.. Le film : Danse avec les loups (Dances with Wolves) est un film américain réalisé par Kevin Costner en 1990.
[3] Bertrand Saint-Sernin, Whitehead, un univers en essai, Éditions Vrin, 2000, 208 p.
[4] Il est ici intéressant de noter qu’en cherchant sur Internet les termes « penser par soi-même », beaucoup de références sont données. Ces références permettent d’apprendre à formuler nos propres notions du noyau dur du sens commun.
[5] I.STENGERS dit notamment, dans La science moderne: « Nous pensons que cela s’élucidera dans les termes de la pensée de Whitehead … ». Cette position radicale est énoncée dans un endroit bien caché de l’ouvrage ! Cette position est compréhensible quand on se rend compte par soi-même du temps nécessaire à l’intégration des notions de base, alors même que l’on est « saisi » d’emblée par la pertinence de l’approche.
[6] Un philosophe américain, George R. LUCAS, a même écrit récemment un ouvrage sur La réhabilitation de Whitehead.
[7] Ce travail est présenté dans un dossier fourni en annexe informatique sous le titre 02-PartieII_Ch10-Whitehead-Russell.doc . Ce fichier se trouve à l’adresse suivante : 00_Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\02-PartieII_Ch10-Whitehead-Russell.doc
[8] Aventures d’Idées est le titre de son ouvrage de 1933 qui a suivi PR de quatre années.
[9] Cet approfondissement est proposé dans le texte intitulé 02-PartieII_Ch7_NoyauDurSensCommun.doc placé à l’adresse suivante : 00_Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\02-PartieII_Ch7_NoyauDurSensCommun.doc