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Chapitre 10 : Géographie non-dualiste /10.A. Du micro au macro

Chapitre 10 : La sortie de la dichotomie matériel/idéel ; Vers une dimension de transcendance non dualiste en géographie :

Arrivé à ce point de notre démarche, et à la suite de l’exposé des principaux éléments de la pensée organique, il est possible de proposer une réponse à la question posée par Guy Di Méo et Pascal Buléon sur le dépassement de « la dichotomie du matériel et de l’idéel ». Les cinq invariants de l’expérience mis en évidence dans la partie I sont des réalités ontologiques fortes de la pensée organique, et leurs relations sont explicitées à travers les deux temps du procès : microscopique (concrescence), et macroscopique (transition). Nous allons montrer que toutes les formes de dualisme se ramènent tous à cette dualité entre le pôle physique et le pôle mental.

10.A. Le schéma de synthèse de la structure de l’expérience, du microcosme au macrocosme. Positionnement de l’axe de dichotomie, et piste de travail dans l’enquête pour le dépassement de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel ».

10.A.1. Les deux temps du procès : microcosme et macrocosme

Jusqu’à présent, la description du procès a été microscopique, avec un certain nombre d’exemples pris dans le domaine macroscopique. Comment s’opère le passage du microscopique au macroscopique ? « Chaque entité répète en microcosme ce que l’univers est en macrocosme » [1] déclare Alix Parmentier à la suite de A.N. Whitehead. Le mode d’investigation de Whitehead pour la structure ultime de la réalité est la vie ordinaire de l’homme : il puise dans les exemples de la vie quotidienne. Le tableau qui suit montre comment s’opère le passage du microscopique au macroscopique. Plusieurs images simples permettent de comprendre ce passage. La première est celle du chimiste qui passe de la molécule à la mole avec l’utilisation du « Nombre d’Avogradro » [2] : une mole contient environ 6,022 X 1023 entités atomiques. Le chimiste qui raisonne en moles passe donc en permanence des entités atomiques aux entités macroscopiques de notre quotidien, le quotidien étant pour lui le nombre de moles de la goutte qui sort de sa pipette au laboratoire. Une deuxième image est celle de l’informaticien qui passe du « bit » [3] de base au Mégabit, voire maintenant au Gigabit (109 bits) : on passe ainsi d’une quantité élémentaire d’information à un très grand nombre. La pensée organique ne fait pas autre chose en passant de l’entité actuelle (microscopique) au réel macroscopique (les nexus et les sociétés qui seront étudiées dans le chapitre 11) . Cela rejoint le raisonnement multiscalaire du géographe qui sera abordé au chapitre 13 et appliqué à la région « Entre Vosges et Ardennes » au chapitre 14, puis à l’Europe au chapitre 15). La pensée organique élargit le raisonnement multiscalaire du géographe depuis le microscopique jusqu’aux galaxies. La différence de la pensée organique avec les deux exemples cités est que le « passage du micro au macro » n’est pas uniquement quantitatif, mais aussi qualitatif : il y a dans la concrescence une synthèse des identités, et les niveaux sont liés entre eux par la transition. Les préhensions dans la concrescence sont inséparables des valeurs morales et universelles. L’unité du micro et du macro constitue une unité de procès. Au chapitre 11 est expliqué que l’individu de base est l’entité actuelle : l’homme est composé de sociétés d’entités actuelles toutes en relations internes les unes avec les autres, il est une société structurée. Les relations du micro au macro ne sont pas d’ordre statistique : elle se réfèrent au concret de l’entité actuelle.

Microscopique
(concrescence)
Macroscopique
(transition)
Forme une nouvelle entité qui unifie en elle la multiplicité de l’univers Renvoie cette entité nouvelle, en l’objectivant, à la multiplicité de l’univers.
Passage du multiple à l’un :
– de la publicité à la privauté
– de l’objectivité à la subjectivité
– de l’immortalité objective à l’existence immédiate.
Passage de l’un au multiple (additionné d’une unité)
– de la privauté à la publicité
– de la subjectivité à l’objectivité
– de l’immédiateté subjective à l’immortalité objective
Immédiateté Objectivation
Conversion de conditions simplement réelles en actualité déterminée. Passage de l’actualité achevée en actualité en voie d’achèvement.
Croissance du réel à l’actuel.

(le présent est l’immédiateté du procès téléologique par lequel la réalité devient actuelle).

Passage de l’actuel au « simplement réel ».

(le futur n’est que réel, il n’a pas d’actualité formelle dans le présent)

Procès téléologique (exercice de la causalité finale). Procès efficient (exercice de la causalité efficiente).
Fournit les fins actuellement atteintes. Fournit les conditions qui régissent réellement l’achèvement de l’actualité.
Procès organique, de phase en phase, chaque phase de la concrescence étant la base réelle à partir de laquelle la suivante continue vers l’achèvement de l’entité actuelle. Expansion de l’univers qui, à chaque stade de cette expansion, est un organisme.
Auto‑création, en laquelle l’entité actuelle est créature de la créativité. Co‑création du monde transcendant, en laquelle l’entité est un caractère conditionnant la créativité.
L’analyse qui correspond à cet aspect de l’actualité est une analyse génétique, qui considère l’entité formaliter. L’analyse qui correspond à cet aspect de l’actualité est une analyse coordonnée, qui considère l’entité objective.
Exercice du pôle mental dans son rôle de détermination et réalisation de l’idéal propre du sujet concrescent (sa visée subjective ). Exercice du pôle mental (3) dans son rôle de détermination de l’efficience relative des divers sentirs du sujet qui intervien­dront dans les objectivations de ce sujet.
Le passé (pôle physique) se transforme en une nouvelle création. Le sujet devient élément du pôle physique d’une nouvelle création.

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Figure 10‑1 : Les deux temps du procès : microcosme et macrocosme (Source ; Alix Parmentier, La philosophie de Whitehead, p.284-285).

Dès lors, il n’est pas étonnant qu’en faisant dans la présente thèse le chemin inverse, nous retrouvions l’expérience. Ce point a été éclairci lors d’un dialogue avec le philosophe Jean-Marie Breuvart.

La bipolarité au niveau de l’unité d’expérience, au niveau microcosmique, se retrouve au niveau macrocosmique du procès de l’Univers : le pôle mental est alors la nature primordiale de Dieu, «l’Âme concevant les idées » (AI 355), et le pôle physique est le monde du changement, le monde fini. Les deux pôles sont aussi nécessaires l’un que l’autre à l’Univers. Il y a passage de l’actuel au simplement réel parce que le passé est une actualité qui s’est objectivée, ou plutôt un nexus d’ac­tualités, alors que le futur est seulement réel : il est pour le présent comme un objet pour un sujet (AI 250), il n’a pas en lui d’actualité formelle. Il a cependant en lui une réalité objective, une existence objective, «car il est inhérent à la constitution de l’actualité pré­sente, immédiate, qu’un futur doive la remplacer. Ainsi les condi­tions auxquelles ce futur doit se conformer, y compris les relations réelles au présent, sont‑elles réellement objectives dans l’actualité immédiate » (PR 215).

Alix Parmentier [4] explique que cette existence objective du futur dans le présent diffère évidemment de celle du passé dans le présent. Car le passé est constitué d’occasions particulières, dont chacune, en son existence objective individuelle, coopère à la causalité effi­ciente que le passé exerce sur la nouvelle concrescence. Mais dans le futur il n’y a pas d’occasions actuelles déjà constituées, qui exer­ceraient sur le présent une causalité efficiente. Quelle est donc l’existence objective du futur dans le présent ? Elle se présente comme la nécessité qu’un futur d’occasions actuelles vienne remplacer celles du présent, et la nécessité que ces occasions se conforment aux conditions inhérentes à celles du présent. C’est ainsi que « le futur appartient à l’essence du fait présent », mais sans avoir «aucune autre actualité que l’actualité du fait présent. Mais ses relations particulières au fait présent sont déjà réalisées dans la nature du fait présent (AI 251).

Le procès de devenir est bipolaire (PR 45), comme on l’a vu précédemment au niveau de l’analyse d’une entité actuelle (ci-dessus p. 252 sq. ).

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Notes :

[1] Voir PR 215 :
« Chaque entité actuelle, bien qu’elle soit complète en ce qui concerne son procès microscopique, est cepen­dant incomplète en raison de ce qu’elle inclut objectivement le pro­cès macroscopique » (PR 215).
Sur les rapports du microscopique et du macroscopique en fonction de la notion d’organisme, voir PR 128 ; en fonction des notions combinées d’organisme et de procès : PR 215. Whitehead souligne l’analogie de cette partie de sa doctrine avec la philosophie hégélienne :
« L’univers est à la fois la multiplicité des res verae et la solidarité des res verae. La solida­rité est elle‑même l’efficience de la res vera macroscopique incar­nant (embodying) le principe de permanence illimité [il s’agit de la nature primordiale de Dieu, évaluation conceptuelle illimitée de la potentialité] qui acquiert une nouveauté grâce au flux. La multipli­cité est composée de res verae microscopiques, chacune incarnant le principe de flux limité qui acquiert une permanence à jamais (everlasting). D’un côté, l’un devient multiple ; et de l’autre côté, le multiple devient un. Mais ce qui devient est toujours une res vera, et la concrescence d’une res vera est le développement d’un but subjectif » (PR 167).
C’est dire qu’en chaque actualité s’accomplit le devenir du monde, qui est le développement d’une idée divine, d’un idéal reçu de la nature primordiale de Dieu. Whitehead ajoute, très explicitement :
« Ce développement n’est rien d’autre que le déve­loppement hégélien d’une idée » (PR 167).
Mais W.A. Christian voit dans ces mots une « considérable exagération ». (An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, p. 81), en ce sens que la concrescence n’est pas un procès dialectique au sens hégélien.
– Notons d’autre part que c’est l’élaboration de cet aspect de la philosophie de l’organisme qui donne l’interprétation de l’expérience religieuse de l’humanité (PR 167). C’est sur cette élaboration que porteront prin­cipalement les chapitres IX et suivants de notre étude.
[2] « Le nombre d’Avogadro (du physicien Amedeo Avogadro), ou constante d’Avogadro, est le nombre d’entités dans une mole. Il correspond au nombre d’atomes de Carbone dans 12 grammes de l’isotope 12 du Carbone. De par sa définition la constante d’Avogadro possède une dimension, l’inverse d’une quantité de matière, et une unité d’expression dans le système international : la mole à la puissance moins un ». Cette définition est donnée et complétée sur le site suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Nombre_d’Avogadro. Pour la définition de la mole, voir le site http://www.bipm.org/fr/si/si_brochure/chapter2/2-1/mole.html.
[3] « Le bit est une unité de mesure en informatique désignant la quantité élémentaire d’information représentée par un chiffre du système binaire. On en doit l’invention à John Tukey et la popularisation à Claude Shannon ». Cette définition est donnée et détaillée sur le site suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bit.
[4] Alix Parmentier, PhW, 1968, p.286b.

3.C.13. Conclusion

3.C.13. Conclusion du chapitre et introduction aux exemples géographiques :

La confrontation du schéma de questionnement aux 15 exemples ci-dessus montre la convergence des approches de chercheurs issus d’horizons variés. Il semble donc bien que les cinq réalités qui se retrouvent dans toute expérience ont un caractère universel. Il aurait été possible en plus de ces 15 exemples d’en citer beaucoup d’autres. Chacun pourra trouver dans son expérience et dans ses références de nombreux autres exemples. Chacun vérifiera pour lui-même la pertinence des liens, des formulations, et la consistance de chacune des cinq réalités d’expérience. Il y mettra ses propres mots : il ajoutera un point de vue particulier, un « angle de vue » (Rodrigo Vidal-Rojas), une perspective, … mais la réalité reste la même. On verra que ce constat s’explique par la nature ontologique forte de chacune de ces réalités, déchiffrée dans le schème organique (c’est là le plus grand apport de Whitehead à la compréhension du réel).

La réponse à la question « Pourquoi ces 5 réalités-là et pas d’autres ? et pourquoi dans cet ordre-là ? » est donc désormais étayée de nombreux exemples pratiques, issus de la réalité, d’études de cas. On peut affirmer que les cinq réalités d’expérience n’ont rien d’arbitraire. On retrouve bien ces cinq réalités-là dans l’ordre ou le désordre dans toutes les approches, sachant que toutes les démarches plus approfondies sur les « étapes » (Calame, 1995), les « phases » (A.N.Whitehead, 1929), les « directions » (Degermann, 2003), les dimensions (Vidal-Rojas, 2002) … donnent le même ordre logique. Il semble bien que « le fil directeur du lac Suisse » (Calame, 1995) ait effectivement quelque chose d’universel, pour la gouvernance des territoires, du local au global.

Mais comment sont articulées dans le détail ces réalités ? Qu’est-ce qui les « fait tenir » ensemble ? Comment expliquer leurs liens ? Comment détailler ces liens ? C’est ici que nous allons voir comment la pensée organique peut apporter un éclairage décisif. A.N.Whitehead a en effet détaillé toutes les articulations des phases entre elles. Il a puisé dans son expérience et dans le réel, mais il n’a donné que les résultats de synthèse. Tout ce chapitre 3 (et le chapitre 4 qui va suivre) semblent être autant d’exemples qui montrent la pertinence de son analyse.

Nous verrons en partie II comment dans l’approche organique ce processus d’émergence du changement est ni plus ni moins que la structure même de la réalité ultime du monde : « Chaque entité répète en microcosme ce que l’univers est en macrocosme »[1]. Le fait d’articuler les réalités de la dynamique de transformation des territoires dans un procès organique macroscopique et microscopique permettra de sortir de la dichotomie entre matériel et idéel. En effet, le « matériel » est constitué d’occasions d’expérience successives qui sont des procès de concrescence dans leur constitution interne et un procès de transition pour leur constitution externe. L’interne et l’externe sont indissociable­ment liés dans la succession des procès de concrescence.

Entrons donc maintenant dans la confrontation avec les expériences professionnelles …

[1] Alix Parmentier, PhW, 1968, p.284.