Chapitre 8 : Qu’est-ce que la concrescence ? Les catégories d’existence et les obligations catégoriales ; l’intérêt pour la géographie :
Après avoir introduit au chapitre précédent la notion de préhension et la notion de procès, nous aborderons l’analyse systématique des étapes de la concrescence, avec une schématisation spécifique à la présente thèse, en vue de résoudre la question de « la dichotomie entre le matériel et l’idéel » posée par Guy Di Méo et Pascal Buléon.
8.A. Introduction :
Pour l’étude de la concrescence et sa schématisation, nous nous sommes appuyé sur les ouvrages suivants, classés par ordre d’importance :
- 1. Procès et Réalité (PR) de Whitehead, Gallimard, 1995 (1929) [1]
- Clés pour Procès et Réalité de Whitehead (CPR) de Donald W. Sherburne, 1966 [2]
- Une esthétique whiteheadienne (ES) de Donald W. Sherburne, 1961
- Parler depuis les profondeurs (PdP) de Stephen T. Franklin, 1990 [3]
- La dialectique de l’intuition chez A.N. Whitehead (DIW) de Michel Weber, Ontos Verlag 2005
- La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu (PhW) d’Alix Parmentier, 1968
- Penser avec Whitehead (PW) d’Isabelle Stengers, 2003
- Whitehead et la politique (WP) de Pierre-Jean Borey, 2007 [4].
- The metaphysics of experience : a companion to Whitehead’s Process and reality, Elisabeth M.Kraus, Fordham University Press, 1998, 200p.
- Process, reality, ans the power of symbols. Thinking with A.N.Whitehead, Murray Code, Palgrave Macmillan, 2007, 244 p.
Nous aurions pu ajouter les deux références classiques de William Christian [5], Ivor Leclerc [6], mais ils n’ont pas proposé de schématisation de leur exposé pédagogique. D’autre part, en ce qui concerne Christian, certaines interprétations ont été corrigées depuis ses travaux fondateurs (par exemple le fait qu’il soutienne qu’une entité actuelle passée reste actuelle même si elle a perdu son immédiateté subjective [7]). Pour Ivor Leclerc, son travail est passionnant, mais concerne plus une recherche fondamentale en philosophie en vue de relier le travail de Whitehead aux fondements de la philosophie occidentale, notamment à la source aristotélicienne et leibnizienne. Ivor Leclerc est à lire pour se convaincre à la fois de la profondeur et de la pertinence de la remise en cause opérée par Whitehead, et pour entrer dans l’Aventure avec le goût d’une source rafraîchissante. Les deux références citées n°9 et 10 d’Elisabeth M. Kraus et de Murray Code ont été placées dans cette liste pour des prolongements techniques et pédagogiques ultérieurs à la thèse (ces ouvrages restent à traduire, et leur densité est égale à leur brièveté : ils supposent acquis tous les ouvrages antérieurs).
Le souhait est ici d’établir une schématisation de la concrescence qui est au cœur de notre thèse dans un triple but d’exposition, de pédagogie et de recherche:
- Exposer sommairement (mais de façon juste) la concrescence, en proposant une nouvelle schématisation à la suite de Sherburne et de Franklin (qui rejoindra un jour la schématisation synthétique de Kraus et les analyses de Code).
- Rattacher aux schémas les éléments de recherche, nos exemples concrets de la partie I pour tenter d’être compris par le lecteur à travers l’expérience commune (par « référence symbolique » dirait Whitehead [8]).
- Répondre à notre enquête géographique, à savoir le dépassement « de la dichotomie du matériel et de l’idéel » (Guy Di Meo, P.Buléon).
8.B. La concrescence :
La concrescence est le nom donné à l’analyse génétique de toute entité actuelle (aussi appelée occasion actuelle d’expérience). Elle est dans le langage de Locke, la « constitution interne réelle d’un existant particulier » [9].
La concrescence est la croissance ensemble d’un multiple parvenant à l’unité de l’un [10].
La phase initiale d’une concrescence est composée des sentirs séparés des entités disjonctivement diverses qui constituent le monde actuel de l’occasion d’expérience actuelle en question. Les phases subséquentes effectuent la croissance ensemble, la con-crescence, de ces multiples sentirs séparés et les synthétisent en un seul sentir appelé la satisfaction de l’occasion actuelle achevée (ce qui correspond, au niveau macroscopique, à l’unité intérieure de PRH).
Comme nous l’avons souligné en partie I, chapitre 4, les phases sont logiques, simultanées, et non successives.
Il convient de distinguer tout d’abord l’analyse génétique [11] et l’analyse morphologique. L’analyse génétique analyse tous les modes de sentirs de l’entité actuelle en concrescence, pour arriver à sa détermination et sa satisfaction. Il est la concrescence [12] en train de se faire. L’analyse morphologique est la transition entre concrescences déterminées, « données » à d’autres concrescences (c’est le lieu privilégié de l’investigation scientifique). L’analyse morphologique nous intéressera pour le passage des notions de base de la concrescence vers les notions géographiques d’espace, de temps, d’objet, … L’analyse génétique est l’homme en tant que « La nature prenant conscience d’elle-même » (Elisée Reclus). L’expérience créative de l’homme (par exemple : la transformation des territoires, objet de notre enquête) informe sur la créativité dans la nature. L’étude du procès lui-même est faite dans la prochaine section.
Les ouvrages pédagogiques existants (Sherburne, Franklin, Kraus..) distinguent tous cinq phases de la concrescence. Il ne s’agit pas de phases au sens cartésien du terme, chronologique : c’est l’ensemble des phases logiques qui tendent à former un tout organique amenant à la détermination. Dans la vie courante, les éléments de décision viennent dans l’ordre ou le désordre, avant que s’éclairent les choix possibles, les propositions cohérentes, puis le choix d’une proposition. Il ne peut donc s’agir que d’une exposition pédagogique que Whitehead n’a jamais exprimé ainsi, voire même qui pourrait fausser l’intuition de la pensée organique.. L’intérêt de cette exposition est de faire naître chez le lecteur l’intuition de ce dont il s’agit, car la saisie n’est pas dans le langage, mais dans l’intuition qui naît à travers le langage. Le langage est inadéquat à exprimer cela, mais peut, et doit y contribuer. Sherburne dans son livre Clé pour la compréhension de PR est allé jusqu’à réorganiser complètement le texte même de PR dans cet ordre didactique, au risque d’un appauvrissement de la pensée de Whitehead. I. Stengers, dans son ouvrage Penser avec Whitehead, a d’ailleurs souligné ce danger [13]. Franklin, à l’usage de ses étudiants, a pour ainsi dire prolongé ce travail en développant chacun des modes de sentir avec des exemples. Nous avons cherché à compléter ce travail avec nos propres exemples, issus de la vie quotidienne ou de la vie professionnelle. La matière étant totalement neuve (les traductions de ces ouvrages ne sont pas encore éditées en France), il est inévitable que se produise un certain tâtonnement. Ce tâtonnement est nécessaire au passage de modes de sentirs antérieurs, essentiellement dualistes, à l’expression nouvelle des modes de sentirs.
C’est grâce à la concrescence que la nouveauté peut apparaître dans le monde. « Si les données de toute préhension conceptuelle étaient totalement dérivées de sa préhension physique simple correspondante, il n’y aurait pas de nouveauté réelle : l’univers se répèterait simplement pour toujours. Pour satisfaire ce besoin de préhension d’objets éternels nouveaux, Whitehead introduit la « réversion » ; il décrit ainsi la réversion : ‘Il y a une origine secondaire des sentirs conceptuels avec des datas partiellement identiques aux objets éternels formant les datas de la première phase du pôle mental, et partiellement différent d’eux. La diversité est une diversité pertinente déterminée par le but subjectif’[14] » [15].
La vérification systématique et soignée de chacun des points des catégories de Whitehead n’est pas l’objet de cette thèse, sauf sur trois points : la perception/préhension (l’expérience), l’espace, et les objets. Néanmoins sont fournis en annexe les premiers éléments permettant de vérifier par soi-même la solidité de cette approche, et de confronter sa propre expérience (savoir et être) à l’approche proposée.
8.B.1. Les cinq phases de la concrescence
La concrescence peut être divisée en 5 phases, toutes interdépendantes, liées organiquement entre elles :
- Phase 1 : La phase conforme : sentirs physiques.
- Phase 2 : La phase conceptuelle : sentirs conceptuels ou hybrides.
- Phase 3 : La phase comparative : sentirs propositionnels (sentirs imaginatifs et perceptifs).
- Phase 4 : La phase intellectuelle : sentirs comparatifs et intellectuels.
- Phase 5 : La satisfaction : sentir conscient (perceptions conscientes et jugement intuitif).
La concrescence se présente comme beaucoup d’expériences de notre vie quotidienne et professionnelle, et en particulier dans le développement local. A une phase physique donnée, une phase de contrainte ou de conformité au réel, succède une phase de choix de la réponse à cette contrainte : des possibilités s’offrent et s’éliminent progressivement jusqu’au choix final. Un exemple simple cité par Whitehead est le fait d’être plaqué au rugby : la contrainte est forte, mais la manière d’attraper le ballon appartient toujours au joueur.
Dans le développement local, le projet se développe suivant les phases suivantes :
- Phase 1 : Diagnostic, contraintes (sentirs physiques) -voir Bernard Vachon, et aussi la thèse de Patrice Braconnier, 2005-
- Phase 2 : Potentialités (sentirs conceptuels ou hybrides)
- Phase 2 : Propositions (sentirs propositionnels)
- Phase 4 : Choix d’un scénario (sentirs comparatifs et intellectuels)
- Phase 5 : Décision et mise en œuvre d’un plan d’action ( sentir conscient, détermination et satisfaction)
Tous ces éléments sont nécessaires, dans cet ordre fixé par l’expérience, ordre « génétique » si l’on peut dire, car en fait, toutes les phases sont interdépendantes.
La concrescence est en effet un tout, et le tout est plus que la somme de ses parties (possibilité de nouveauté). Elle n’est pas divisible, mais peut intellectuellement être divisée en phases. La schématisation qui suit est construite à partir de notre « schéma de base » (voir partie I, chapitre 3.G). Elle fait figurer le trait pointillé de la dichotomie pratiquée dans notre culture occidentale nourrie du dualisme cartésien : nous souhaitons garder à l’esprit, à travers tout le « vol de l’avion », la question posée, afin de réunir le moment venu les éléments qui nous permettront de sortir de la dichotomie.
L’explication de Franklin ne commençant qu’au stade de la proposition, commençons par appuyer notre schématisation systématique sur le travail de Sherburne. Son intérêt est de s’appuyer exclusivement sur Procès et Réalité, remis dans un ordre « cartésien » de compréhension (au risque, nous l’avons dit, d’un appauvrissement du sens, comme I.Stengers l’a souligné).
Figure 8‑1 : Les phases de la concrescence dans Procès et réalité (Source schéma n°1 de Donald W. Sherburne dans Clés pour Procès et réalité, chapitre 1)
La première phase a est celle du sentir physique d’une actualité (et non d’une simple possibilité). Les sentirs de notre corps sont d’une importance écrasante dans notre expérience physique. Les préhensions physiques sont en contraste avec les préhensions mentales. Les sentirs conceptuels se produisent dans une seconde phase d’une occasion d’expérience, étant dérivés de sentirs physiques. Des sentirs physiques sont issus les sujets logiques de l’expérience.
La deuxième phase, b, est l’activité mentale, celle des sentirs conceptuels. L’activité mentale est essentiellement une appétition, soit en faveur, soit contre une forme possible d’expérience. Elle peut être une impulsion aveugle à réaliser ou à éviter une certaine forme de sentir. Cette description de la relation entre le type physique et le type mental d’expérience est en accord avec l’affirmation de Hume selon laquelle l’expérience tire son origine des « impressions », et non des réflexions. Par contre, elle est en désaccord avec l’opinion du même Hume quand il dit que les data de ces impressions sont de purs universels tels que les données des sens, et non des entités actuelles [16]. Pour Whitehead, l’expérience perceptuelle commence par la perception directe d’autres actualités, telles que celles qui composent notre corps. Tel est le fondement de notre réalisme, pour lequel nous savons que nous existons dans un monde composé d’autres choses actuelles. Par exemple, en me souvenant de ce que je voulais dire quand j’ai commencé cette phrase il y a quelques secondes, mon occasion d’expérience présente est de préhender certaines occasions d’expérience antérieures. Le point fondamental réside dans l’expérience mentale, qui, dans ses formes les plus sophistiquées peut sembler être complètement détachée du monde actuel, naît toujours en fait d’une expérience physique, le corps étant la source la plus puissante d’expérience physique. Whitehead nomme objets éternels les formes de définités préhendées lors d’un sentir conceptuel [17].
Dans la troisième phase de l’expérience, c, il y a intégration des préhensions des deux premières phases, ce qui aboutit à des sentirs propositionnels, lesquels sont des préhensions dont les objets sont des propositions. Les sujets logiques des propositions sont les sentirs physiques et leurs prédicats sont les objets éternels. Le contraste entre des sujets logiques et prédicats est une unité du sentir [18]. Une proposition est l’union d’une actualité (provenant d’un sentir physique) et d’une possibilité (venant d’un sentir conceptuel). Une proposition est un contraste. Un exemple en est « ce territoire est désert » Naturellement, le jugement conscient : « ce territoire est désert » appartient à la quatrième phase, dans laquelle naissent les sentirs intellectuels. Mais la proposition impliquant le territoire peut constituer une partie du contenu d’un tel sentir. D’autres exemples seraient « mon corps est fatigué », « la communauté est épuisée », « l’économie locale est en faillite », toutes trois vraies sur le moment. Mais plus importantes en un sens sont les propositions fausses, telle celle où j’imagine que l’économie locale n’est pas en faillite. Une telle proposition contre-factuelle, qui peut me conduire à décider une action pour y remédier, illustre au mieux le rôle fondamental des propositions dans l’expérience, qui est de faire office d’attraits pour le sentir (lures for feeling). L’activité mentale est fondamentalement une appétition : une proposition fait office d’attracteur pour celui qui vit l’expérience, soit en l’attirant, soit en le dissuadant de conjoindre une certaine possibilité particulière avec certain (ou certains) fait(s) particulier(s). Les sentirs propositionnels sont donc des sentirs dans lesquels sont accueillies de telles propositions.
Cette description des propositions relève du fondamental des « attraits pour le sentir » et non pas des objets de jugement purement intellectuel. Elle permet que le fonctionnement soit généralisable aux occasions d’expériences non-humaines [19], en raison de la minimisation de la sophistication de l’activité mentale nécessaire pour les accueillir. Il convient toutefois de distinguer les fins physiques des sentirs propositionnels pleins.
Si elle se produit, la quatrième phase, d, intègre un sentir propositionnel (issu de la 3ème phase) avec des sentirs physiques primitifs (issus de la 1ère phase). Le résultat est un sentir intellectuel. Une particularité des sentirs intellectuels est que leurs formes subjectives impliquent la conscience. L’une des espèces de sentirs intellectuels, en fait, est celle des perceptions conscientes[20]. Mais les sentirs intellectuels comprennent également les jugements, qui recouvrent la plus grande partie de ce que l’on entend par « pensée », y compris cette sorte de pensée que nous sommes enclins à appeler connaissance (knowing) ou cognition.
La conscience (ou understanding) est la forme subjective d’un sentir qui inclut une proposition : elle implique la prise de conscience à la fois de quelque chose de défini et des potentialités « qui illustrent soit ce qui est et pourrait ne pas être. Autrement dit, il n’y a pas de conscience sans référence à la définitude, à l’affirmation et à la négation … La conscience est notre façon de sentir le contraste affirmation-négation »[21]. Ce contraste est également celui qui différencie l’actualité et la potentialité, le fait et la théorie, une proposition et une possibilité alternative. La conscience est toujours conscience de quelque chose.
Cet exposé des phases d’un moment d’expérience (que chacun peut faire en analysant ses propres expériences quotidiennes) culmine dans l’accueil conscient d’un sentir intellectuel. Celui-ci constitue une explication de l’apparition de ce que l’on a appelé l’intentionnalité consciente. Whitehead le dépeint comme émergeant d’une expérience qui implique intentionnalité mais pas conscience. C’est une différence importante par rapport à l’approche phénoménologique, dont la notion d’intentionnalité empreinte de conscience pourrait présupposer une forme de dualisme avec la matière « non consciente » [22]..
La conscience n’est suscitée à l’existence que par le contenu expérientiel du type qui convient. Par exemple, dans l’expérience ordinaire, nous ne sommes pas conscient du fonctionnement de notre propre corps. Quand nous en prenons conscience, c’est le plus souvent lorsque quelque chose ne va pas, une douleur, une faiblesse.
Pour la cinquième phase écoutons Whitehead lui-même. Certains passages décrivent « l’accomplissement » de la satisfaction comme équivalente à son périr. Ainsi, du point de vue de la concrescence, la satisfaction n’est réellement jamais : « Le procès de la concrescence s’achève par l’accomplissement d’une « satisfaction » pleinement déterminée. Ainsi, la créativité pénètre dans la phase primaire « donnée » pour assurer la concrescence d’autres entités actuelles. Cette transcendance est dès lors établie quand il y a accomplissement d’une « satisfaction » déterminée complétant l’entité antécédente. La complétude est le périr (perishing) de l’immédiateté : « Cela jamais réellement n’est »[23] ».
Dans la philosophie organique, une entité actuelle périt quand elle est devenue complète. L’utilisation pragmatique de l’entité actuelle, constituant sa vie statique, réside dans le futur. La créature périt et est immortelle [24], devenue objet pour la suivante (transition). Whitehead décrit par ailleurs la satisfaction comme si elle était réellement atteinte.
Le problème que résout la concrescence est le suivant : comment unifier les multiples composants du contenu objectif en un contenu senti avec sa forme subjective complexe. Ce contenu senti unifié est la « satisfaction », par laquelle l’entité actuelle est son moi individuel particulier, lequel, pour utiliser l’expression de Descartes, « n’exige rien d’autre que lui-même pour exister ». La satisfaction fournit ainsi l’élément individuel dans la composition de l’entité actuelle qui a conduit à définir la substance. Dans la conception de l’entité actuelle dans sa phase de satisfaction, l’entité a accompli sa séparation individuelle des autres choses ; elle a absorbé les data, et elle ne s’est pas encore perdue dans le mouvement de retour (swing back) vers la « décision » par laquelle son appétition devient un élément des data des autres entités qui la remplacent..
La notion de satisfaction est la notion de « l’entité en tant que concrète », abstraction faite du procès de concrescence; elle est le résultat séparé du procès, et perdant par là l’immédiateté de l’entité atomique, qui est à la fois procès et résultat. Mais la satisfaction est le « superjet » plutôt que la « substance » ou le « sujet ». Elle parachève l’entité, et cependant elle est le superjet ajoutant son caractère à la créativité grâce à laquelle il y a un devenir des entités [25].
Franklin [26] montre l’harmonisation de ces deux séries de passages si nous reconnaissons que la satisfaction a deux rôles distincts (bien que coordonnés) à jouer dans le système de Whitehead. Ces deux rôles correspondent aux deux aspects du rythme de la création. D’un côté, il y a croissance interne d’une entité actuelle, et de l’autre une transition d’une entité actuelle à une autre [27]. La référence de Whitehead est dans Locke [28]. C’est ce double rôle qui constitue le dépassement de la « dichotomie du matériel et de l’idéel » [29] et l’articulation des pôles physiques et mentaux.
La correspondance dans l’expérience ordinaire pourrait être quand nous parlons de « mourir à quelque chose », pour « naître à autre chose ». La Fondation pour le Progrès de l’Homme, dans son Cahier de propositions Le territoire, lieu des relations : vers une communauté de liens et de partage de sept. 2001 appelle cela une « petite mort », et une « naissance » (cf partie I). Notons ici la place de la substance : Whitehead ne la rejette pas, mais montre qu’elle se situe au moment de la satisfaction, lorsque l’entité « ne nécessite rien d’autre qu’elle même pour exister ». A la suite, la pensée organique situe la limite de cette approche, et ouvre d’autres perspectives.
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Notes :
[1] Les parties les plus fréquemment citées de Procès et Réalité peuvent être consultées dans l’annexe informatique à l’adresse suivante : Annexe\Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Whitehead-Ouvrages&Parties-d-ouvrages\1929_PR-Proces&Realite_Première Partie_Les Catégories.pdf. La théorie des préhensions exposée dans le présent chapitre est également consultable à l’adresse suivante : Annexe\Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Whitehead-Ouvrages&Parties-d-ouvrages\1929_PR III-Theorie-des-Prehensions-Detail-phases_Analyse-genetique&morphologique.pdf
[2] Compte tenu de l’importance de ce travail, la traduction inédite par H.Vaillant est consultable dans l’annexe informatique à l’adresse suivante : Annexe\Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Sur-Whitehead-Ouvrages&Articles\1965_Sherburne-Cle-pour-Proces&Realite-COMPLET.pdf
[3] Une traduction par H.Vaillant de la première partie de l’ouvrage de Stephen T.Franklin, Parler depuis les profondeurs, La métaphysique herméneutique des Propositions, de l’Expérience, du Symbolisme, du Langage et de la Religion d’Alfred North Whitehead, Eerdmans Publishing Company, Michigan, 1990 est fournie en annexe informatique à l’adresse suivante : Annexe\Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Sur-Whitehead-Ouvrages&Articles\1990_Franklin_PDP-ParlerDepuisLesProfondeurs-PartieI.pdf
[4] Cette thèse, soutenue le 18 juin 2007 est consultable dans l’annexe informatique à l’adresse suivante : Annexe\Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\Borey-Pierre-Jean-THESE.pdf. Cette thèse audacieuse, qui a été acceptée avec Mention Très bien à l’unanimité du jury illustre bien le caractère cosmologique de l’approche de Whitehead, c’est à dire une synthèse évolutive de la science, la philosophie, et la religion actuelles. Elle explore les implications politiques, et des liens à la géographie et au territoire sont esquissés. Cette thèse met notamment en évidence l’intérêt de l’apport de Régis Debray cité en début de partie III.
[5] Christian William A., Une interprétation de la métaphysique de Whitehead, New Haven, Yale University Press, 1959, trad. H. Vaillant, 2004.
[6] Leclerc Ivor, La métaphysique de Whitehead, un exposé introductif, New Haven, 1957. (traduction inédite)
[7] Ce qui entraîne dans l’erreur Sherburne dans « Whitehead sans Dieu » p.309 (au chapitre 16 de Process Philosophy and Christian Thought,[7] pp. 305-327, Process Philosophy and Christian Thought, ed. Delwin Brown, Ralph E. James, Jr, Gene Reeves, The Bobbs-Merril Company, Indianapolis et New York, 1971. Ce chapitre 16 est une version révisée d’un article de la revue The Christian Scholar, L.3 (fin 1967)) Il écrit que « Christian soutient que l’entité actuelle de base ne peut être l’occasion actuelle passée X car « X a maintenant péri et n’est plus actuelle, alors que les seules « raisons » selon le principe ontologique sont des entités actuelles » (Christian, p.321)
[8] Voir l’exemple de l’arbre : parler d’un arbre évoque tout de suite chez l’interlocuteur une expérience de l’arbre, de la forêt, et permet une compréhension.
[9] PR 24-25, 53-54, 64-65, 210c et 12 autres mentions. L’expression complète est en 210c et 24a la référence précise chez Locke, dans Essai concernant l’entendement humain, III, III, 15. Whitehead suggère que la notion d’idée chez Locke correspond aux notions de préhension et de sentir organique, à la différence près que Locke semble les limiter à la vie consciente de l’esprit, alors qu’elles ont dans la pensée organique un plus grand degré de généralité. D’autre part, Whitehead explique que Locke n’a pas tiré parti de sa découverte car il ne s’est pas élevé au général (PR 210c).
[10] PR 21 e&f, PR 211c & PR 228b)
[11] W, PR, chapitre III
[12] W, PR, chapitre IV
[13] Penser avec Whitehead, page 272-273.
[14] PR2
[15] Franklin, SFTD 5
[16] PR160.
[17] PR 22b
[18] PR 24 « Les nombreux composants d’un datum complexe ont donc une unité : cette unité est un « contraste » d’entités. En un sens, ceci signifie qu’il existe un nombre infini de catégories d’existence, puisque la synthèse d’entités en un contraste produit en général un nouveau type existentiel. Par exemple, une proposition est, en un sens, un « contraste » », et aussi PR 228c, d, e, « la synthèse réelle de deux éléments composants dans le datum objectif d’un sentir doit être viciée par les particularités individuelles de chacun des relata. La synthèse, dans sa complétude, exprime donc les particularités conjointes de ce couple de relata, et ne peut en relier d’autres. Une entité complexe, avec cette définitude individuelle, issue du caractère déterminé des objets éternels, sera appelée un « contraste » ». Il prend ensuite l’exemple de contrastes de couleurs, puis distingue la relation du contraste.
[19] Voir la discussion sue la notion d’humain/non humain au chapitre X-X
[20] PR266s
[21] PR 243.
[22] Ce sujet a été traité par Jean-Marie Breuvart dans les Chromatiques whiteheadiennes de la Sorbonne en 2007. Le travail sera publié dans l’annuaire 2007.
[23] PR 85a.
NdT : cf la citation complète et exacte en fin de Ch.2. Les éditeurs américains notent que ce n’est pas une citation directe de Platon, le cela ne figurant pas dans le texte du Timée 28a
[24] PR 81-82. C’est ce que Whitehead appelle « l’immortalité objective ».
[25] PR 84c.
[26] PR 151a, 210c cité par Stephen T.Franklin, Parler depuis les profondeurs, pp. 30-36.
[27] Franklin 30d.
[28] Locke, Essai, II, XIV, 1, cité dans PR 147a (p.252).
[29] Guy Di Méo & Pascal Buléon, Espace social, chap. 5 p.107 à 133.