2.E. Dictionnaire Géographique (DGES) :
L’expérience ne figure tout simplement pas au DGES !. Ce fait a été une déception, car la démarche de fonder l’approche géographique sur ses fondements philosophiques y est remarquable.
La rubrique « relation » ne figure pas non plus, ni en entrée, ni en références. Mais la rubrique valeur * existe (cat.4 [1], 110 ref. p.974) ainsi que « transaction » (cat.4, 18 ref.), ou « vivant » . A la rubrique « vivant », il est expliqué qu’ « en géographie, le versant biologique de la nature a été dans l’ensemble minoré, non seulement par la faible place accordée à la biogéographie mais surtout par l’ignorance presque complète de la composante biologique des êtres humains[2]. Une géographie ancrée dans les sciences sociales se trouve libérée des a priori géomorphologiques et climatiques et peut faire du corps humain, dans sa spatialité propre, un objet d’étude à part entière. »
Cette remarque ouvre des pistes prometteuses, notamment dans un sens whiteheadien que ne renierait probablement pas Thierry Paquot compte tenu de son ouvrage sur le corps [3].
La notion de « sujet » figure dans l’index, mais ne figure pas comme rubrique. La notion de « personne » est absente. Aucun lien n’est fait entre individu et personne, comme le fait par ailleurs René Passet [4], à la suite d’Emmanuel Mounier [5].
L’expression composée « acteur/sujet/personne/individu » utilisée par Guy Di Méo et Pascal Buléon dans Espace social [6], semble rendre tous ces mots synonymes. Les deux seules rubriques qui restent au DGES sont acteur et individu. Nous constatons que non seulement l’expérience se perd, mais que les auteurs des expériences commencent à perdre en netteté également. Ce constat oblige, en partie II, chap. 13-B à clarifier ces termes entre eux. Les 5 réalités de la dynamique permettront une différenciation rapide.
Partons maintenant dans le DGES à la recherche de l’expérience/observation et du sujet de cette expérience.
La première piste porte sur la notion d’observation. La géographie est en effet basée sur l’observation. Pourtant la rubrique figure en catégorie 4 (« Champs commun ») et non en rubrique 1 (« Notions et concepts les plus fondamentaux de la géographie »). L’article distingue l’observation de l’expérience : « en géographie, comme dans les autres sciences sociales, on expérimente peu ». Pourtant l’interprétation ne dépend-elle pas de l’expérience du géographe ? L’auteur renvoie alors très vite à l’élaboration des cartes.
La géographie produit des cartes, dont Yves Lacoste, dans un ouvrage devenu célèbre La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre [7], nous explique l’importance. La géographie a un rôle politique et géopolitique. La géographie a ainsi été longtemps descriptive, et le but subjectif -politique et géopolitique- n’était pas clairement exprimé (en mettant à part la géographie d’Élisée Reclus, qui incluait d’emblée l’expérience et les contraintes sociales, dans une approche unifiée de l’homme, de la société et de la nature). On pourra donc continuer l’enquête à l’article « géopolitique »… mais on s’éloigne de l’expérience.
La deuxième piste tourne autour de l’espace vécu (cat.1), et du monde vécu (cat. 4), ou de l’habiter (cat.1) et de l’habitus (cat. 4). Voir aussi identité (cat.1°), interaction sociale (cat.4) ou interaction spatiale (cat.1). L’espace semble prendre une place considérable alors que le titre du dictionnaire parle de l’espace des sociétés , ce qui sous-entend que la société est première, et que l’espace est celui des relations sociales. Sciences sociales a 148 citations sans entrée, mais société a son entrée (cat.4, 183 ref. JL), ainsi que social (cat.4, 224 ref., ML). Il est à noter ici que si la notion de communauté est négative, la notion de société est positive. Il semble qu’il y ait assimilation de la communauté avec le communautarisme, ce qui expliquerait le résumé du sens du terme communauté : « Groupe non choisi auquel l’individu délègue de manière automatique, globale et irréversible sa compétence et son action stratégique ». Ce résumé est bien négatif ! En cherchant les notions qui véhiculent des éléments positifs, nous avons trouvé société. Il semble que toute définition positive de la communauté (pourtant si bien expliquée de 1930 à 1950 par Emmanuel Mounier puis plus tard par Jean Lacroix, Jean-Marie Domenach, Henri Bartoli, …) soit désormais concentrée (dans le DGES) sur la notion de société. Cette démarche est appelée p.500 individualisme sociétal (analyse d’agencement spatiaux * par Michel Lussault (ML), voire aussi individu social p.497, également de ML). On rejoint ici l’idée d’individu communautaire de la pensée processive et marxiste, décrite par Anne Fairchild Pomeroy p.335 de son ouvrage Marx et Whitehead, Procès, Dialectique et critique du capitalisme. Ainsi, mis à part cette notion positive et profonde d’ individu social [8] de Michel Lussault, la notion de communauté semble devoir être resituée et redéfinie au même titre que ses membres, les individus/sujets/acteurs/personnes/actants/agents … Notons ici notre surprise devant cette situation : au moment du développement des communautés des communes, des communautés de villes, des communautés urbaines et de la preuve quotidienne de leur efficacité, cette perte de sens de la communauté n’est-il pas surprenant et contradictoire ? Que penser d’une société qui ne reconnaît pas la valeur de ses propres structures ? Nous en parlerons également en partie III, chap.13.
Revenons au sujet. Le terme figure à l’index avec 93 références, mais ne figure pas comme entrée. Aurait-on une géographie sans sujet ? Le sujet est présent dans les rubriques suivantes :
acteur (cat. 1), |
urbain (cat.1. 49 ref.), |
actant (cat. 4), |
ville, |
agent (cat. 4), |
village, |
individu (cat.4, 170 ref, ML, p.494) |
voisinage, |
Individualisation (6 ref) |
archipel mégalopolitain mondial (cat. 1), |
Individualisme méthodologique (Cat.4, 5ref, AJMB, p.498) |
Banlieue (cat.1) |
Individuation (12 ref.) |
Cité (cat.4), |
et d’un autre côté dans |
Communauté (cat.4 -présentation très négative-). |
territoire (cat.1, 77 ref.) |
|
La notion de « personne » est présente dans l’index, sans former une rubrique. L’importance des citations (environ 110 occurrences) montre l’enracinement culturel de la notion de personne : cette notion est nécessaire pour expliquer les nouvelles notions proposées. Mais peut-on vraiment remplacer la notion de personne ? Nous discutons ce point plus loin, en partie II, chap.13-B-7.
Pour aller au-delà, nous trouvons deux autres pistes :
- l’une autour du corps, (cat.1, 57 ref., CH) analysé uniquement dans sa composante matérielle et sa dimension d’interface avec le monde extérieur par les sens. Un renvoi est fait notamment à individu, psychologie (géo. et), psychanalyse (géo et). L’approche psychologique insiste surtout sur la psychologie cognitive. Notons la notion de perception (Cat.4, 54 ref, GMD, p.701) et les notions de co-spatialité, de co-présence, contiguïté, contact, connexité bref, des « co-quelque chose » (toutes de cat.1, ce qui en dit l’importance),
- l’autre autour d’un certain nombre de couples (tous de cat.4 sauf immanence/transcendance), dont la liste est la suivante : Cognitif/affectif ; Concret/abstrait ; Général/particulier ; Générique/spécifique ; Immanence/transcendance (spatiale) (cat.1) ; Matériel/Idéel ; Matériel/immatériel ; Objectif/subjectif ; Singulier/universel.
Ces couples sont abordés avec une approche dialectique aux rubriques suivantes : Dialectique , Marxisme. Cette question sera abordée en Partie II, chapitre 10.
On peut donc essayer de retrouver cette notion d’expérience dans les rubriques empirisme (p. 308, 13 références), géopolitique, espace vécu, monde vécu, perception, phénomène, phénoménologie (p. 712, 34 références), formation socio-spatiale (p. 375, 3 références), habiter, habitus. Quatre auteurs présentent également un intérêt à cet égard : Heidegger, Berkeley, Dardel, Guattari.
L’approche est toujours dualiste, et l’intériorité est vue sous l’angle presque exclusivement cognitiviste, comme dans les rubriques suivantes : Représentation, Cognition, Accessibilité cognitive, Agir communicationnel, Carte mentale
Cette situation peut s’expliquer par l’utilisation de la notion de substance de cat.1, qui est relevée dans 68 citations à l’index. Nous faisons ici l’hypothèse (ou la constatation) que la pensée substantialiste entraîne la disparition de l’expérience comme catégorie d’existence.
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Notes :
[1] Les entrées du DGES sont classées en 4 catégories, expliquées en page 5 : La catégorie 1 (cat.1) Théorie de l‘espace correspond aux notions et concepts les plus fondamentaux de la géographie. La cat. 2 est l’Epistémologie de la géographie, la cat. 3 les Penseurs de l’espace, la cat. 4 les Champs communs qui traitent des outils communs à l’ensemble des sciences.
[2] Il est à noter ici qu’un universitaire de Nancy II, Raymond Ruyer, a acquis une réputation internationale pour ses travaux sur la composante biologique du vivant et de l’être humain. Une bibliographie assez importante (insérée en fin de thèse) témoigne de ce travail : la forme de pensée y est « quasi-processive », et la définition de l’actualisation et de la potentialité est quasiment la même que pour le procès. L’intérêt de l’approche processive est justement de ne plus séparer l’étude de la société de l’étude des composants biologiques de celles-ci. La notion clé est ici celle de société développée en partie II, chapitre 11-I.
[3] Thierry Paquot, Des corps urbains : sensibilités entre béton et bitume, Éditions Autrement, Paris, 2006, collection le corps, plus que jamais, 135 p.
[4] René Passet, Éloge du mondialisme, chapitre « individu et personne »
[5] Emmanuel Mounier, Refaire la renaissance, Seuil, Essai, n°413, 2000 (1961).
[6] pages 37, 77, 187, avec des variations dans les accolements des mots.
[7] Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, 1976, rééd. La Découverte, Paris, 1988.
[8] Nous reviendrons sur ce point au chapitre 11-J intitulé « Le sujet social, l’individu social, la personne, l’acteur, l’agent »