2.D. Procès et Réalité (A.N. Whitehead, 1995 (1929)):
A la place de l’atome de Démocrite qui est une substance * matérielle, inerte, inaltérable, les entités actuelles * de Whitehead sont des « gouttes d‘expérience, complexes et interdépendantes » [1]. Ces gouttes d’expérience * (ou entités actuelles, appelées aussi occasions actuelles *, ou encore occasions d’expérience actuelle * en termes techniques) sont des unités de procès qui sont liées à d’autres gouttes d’expérience pour former des filons temporels de matière, ou peut-être liées à d’autres gouttes d’expérience complexes, toutes intriquées dans une société complexe comme le cerveau, de manière à former une route de succession que nous identifions à l’âme * d’une personne qui dure .
Cette approche est une réponse de Whitehead au problème de la bifurcation *, c’est-à-dire à la disjonction entre d’une part, les éléments qui composent l’expérience vécue individuelle, et d’autre part, les éléments qui composent le monde extérieur. Cette disjonction *, décriée tant par Pierre Calame, Edgar Morin, Guy Di Méo & P. Buléon, Maurice Godelier, … entraîne de graves difficultés métaphysiques et épistémologiques et l’erreur courante du concret mal placé *. Seule l’ontologie * permet d’y répondre. Voici la réponse de la pensée organique :
« Il y a un être-ensemble * des éléments qui composent l’expérience vécue individuelle. Cet « être ensemble » a la signification spéciale, particulière, d’ « être ensemble dans l’expérience vécue ». C’est un être-ensemble d’un type propre, qui ne saurait s’expliquer par référence à rien d’autre que lui-même. Dans cette analyse, nous pouvons parler indifféremment d’un « courant » d’expérience vécue, ou d’une « occasion » d’expérience vécue. Avec le premier terme de l’alternative, il y a être ensemble dans le courant, et, avec le second, il y a être-ensemble dans l’occasion. Mais, dans l’un et l’autre cas, on a affaire à l’unique « être-ensemble vécu » [2].
Examiner cet être-ensemble vécu revient à soulever la question métaphysique dernière : y a t il un autre sens d’« être ensemble » ? Nier tout autre sens, c’est-à-dire tout sens que l’on ne puisse abstraire du sens vécu, revient à défendre la thèse « subjectiviste » [3]. Cette version remaniée de la thèse subjectiviste [4] est la thèse de la philosophie de l’organisme.
Notons que la traduction de PR citée ici est celle de D. Janicaud. Celle de Henri Vaillant (inédite) traduit « courant » par « flux », et « être ensemble » par « conjonction », à l’exemple de la traduction du Cerf d’Aventure d’Idées. Ainsi, la conjonction proposée par la pensée organique répond à la disjonction de la pensée (hyper)moderne *. L’expression « être-ensemble », a l’intérêt d’avoir une puissance métaphorique supérieure en utilisant une expression du quotidien (on parle du « mieux vivre-ensemble », d’ « être-ensemble » pour parler du vécu de groupes, d’associations, de rassemblements ou rencontres, …). C’est l’insistance sur le 3ème critère de Crosby cité dans la méthodologie au chapitre 1: Les termes doivent avoir par eux-mêmes le caractère suggestif des faits familiers ou des exemplifications concrètes dans l’expérience. C’est le choix ici d’une approche pédagogique au service de praticiens de terrain. Pour des praticiens de la science ou de la philosophie, le terme de « conjonction » sera sûrement préféré. En synthèse, il exprime très clairement le choix et les modalités du passage * de la disjonction (le dualisme, la bifurcation) à la conjonction (approche dialectique, dialogique, organique).
Ainsi, chaque entité est une pulsation d’expérience vécue * qui inclut le monde actuel dans son champ. C’est la thèse subjectiviste remaniée, le rejet de la thèse sensualiste, et l’adoption de la thèse de l’objectivation d’une occasion actuelle en l’expérience vécue d’une autre occasion actuelle. (PR 190). C’est Kant remis à l’endroit [5], par le remaniement de son principe subjectiviste, et une alternative tant à Bradley (un seul sujet à l’expérience : l’absolu) qu’à Leibniz (pluralité de monades sans fenêtre).
Observons la diversité des qualifications de l’expérience dans la traduction de l’index de la version de 1978 de Procès et Réalité (qui ne figure pas dans la traduction de Gallimard 1995). Les sens qui sont donnés sont ceux rencontrés dans la lecture suivie de l’ouvrage, dans l’ordre des pages (et non l’ordre alphabétique des thèmes), avec un regroupement des sens sur le premier trouvé [6]. Le tableau montre que la notion d’expérience est impliquée dans toutes les autres notions.
Expérience humaine : xi, 3,5,9,33,39, 47,112, 117, 118, 125, 129, 163, 168, 173, 177, 181, 243 ; | Superficielle, 114 ; |
Domaines particuliers de, xii, 5 ; | Caractère vectoriel de , 116, 117 ; |
Nature de , xii-xiii, 141 ; | Comme réalité finale, 143, 167 ; |
Types d’expériences, xiv, 51, 113 ; | Faits évidents de l’expérience, 145 ; |
Phases (étapes) de, xiv, 15, 16, 117, 162, 163 ; | Nue et innocente, 146 ; |
Et interprétation, xiv, 9, 15, 28, 50, 145, 162, 167, 177 ; | Comme fait métaphysique premier, 160 ; |
Immédiate, 4, 13, 14 ; | Explication totalement inversée de l’expérience, 162 ; |
Éléments de , 5, 6, 10, 18, 36, 42, 47, 49, 51, 55, 158, 163, 166-67 ; | Intentionnelle, 162, 163 ; |
Sensible, 15, 248, ; | Émotionnelle, 162-63 ; |
Sélectivité de, 15 ; | Et durée à jamais, 163 ; |
Justification de, 16 ; | Rien sans l’expérience, 167 ; |
Comme procès, devenir, 16, 136, 15 ; | Aveugle, 178 ; |
Intensité de, 16, 98 ; | D’être un parmi d’autres, 178 ; |
Données de, 16, | Étre-ensemble dans l’expérience, 189-90 ; |
Religieuse, 16, 39, 167, 183, 185, 207, 343 | Occasion d’expérience, 189-90 ; |
Universelle, naïve, ordinaire, 17, 142, 175, 315, 329 ; | Flux de l’expérience, 189-90 ; |
réflexive, 18 ; | Pulsation d’expérience, 190 ; |
Gouttes d’expérience, 18 ; | concordante, 206 ; |
Sujet & superjet de l’expérience, 29 ; | Intégrale, 208 ; |
Physique, 32, 36, 108, 345 ; | Elucidation de, 208 ; |
Bipolaire, 36,277 ; | Ultime, 208 ; |
Particularité de, 43 ; | Du futur, 215 ; |
Illusoire, 50 ; | Complexité de, 267 ; |
Et conscience, pensée, 53, 113, 159, 215n, 161-162, 245 ; | Aspect objectif et subjectif de, 277 ; |
Du monde actuel, 145 ; | Esthétique, 280 ; |
Unifiée, 108, 113, 128 ; | profondeur de, 318 ; |
Comme norme de l’actualité, 112 ; | Directe, 16, 324-25. |
Ordonnée, 113 ; |
Figure 2‑3 : Index de Procès et réalité au terme « Expérience » (traduction de l’index de l’édition américaine de 1978).
Le nombre de citations à l’index montre que l’expérience est impliquée dans le sens de quasiment toutes les autres notions, au point que dans « occasion actuelle » il ne soit plus nécessaire de préciser qu’il s’agit d’une occasion actuelle d’expérience (appelée parfois « occasion d’expérience »).
Il n’y a pas lieu ici de détailler plus : ce serait un autre travail. La présente thèse a pour but de tracer le lien à cette approche pour en faire sentir la pertinence et la richesse pour la géographie. Il nous apparaît que l’être-ensemble vécu explicite la notion de liaison régulière d’André Lalande, et propose une approche claire, alternative et synthétique aux approches actuelles avec leurs présupposés disjonctifs. La proposition est le passage de la disjonction à la conjonction.
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Notes :
[1] PR 190. Une schématisation de la succession des gouttes d’expérience est proposée en partie II, chapitre 8.E, p. 264.
[2] PR 189
[3] voir à principe subjectiviste au glossaire et index des notions.
[4] Voir à principe subjectiviste remanié au glossaire et index des notions.
[5] Il s’agit ici de l’inversion de la Critique de la raison pure de Kant. L’œuvre tardive de la Critique de la faculté de juger permettra au chapitre 10 de nuancer cette affirmation avec Jean-Marie Breuvard.
[6] Ce choix est différent de l’index des notions de la thèse qui regroupe les sens par ordre alphabétique sous chaque notion.