1.C. Développement d’une méthode à partir de l’expérience et de la pratique :
C’est de la pratique professionnelle décrite dans les 7 étapes ci-dessus qu’une méthode a émergé. La pratique a permis de constater dans l’expérience un certain nombre d’invariants, dans différentes dimensions, sur diverses thématiques et à des échelles variées. Mais l’histoire des événements n’est pas la méthode, même si elle est la source de la méthode. La méthode a émergée de cette histoire. Elle a été déterminée par tâtonnement, par corrections successives. Elle s’est faite en cheminant. L’histoire de la démarche explique le questionnement, les enjeux et le pourquoi des matériaux utilisés. La méthode mise au point pour la thèse est le fruit de cette histoire. L’histoire restera en grande partie extérieure à ceux qui n’en étaient pas, mais la méthode doit s’adresser à toute personne nouvelle , élu, fonctionnaire, habitant. La méthode qui a émergé est:
- d’analyser les 5 invariants principaux de l’expérience [1] et d’essayer de voir dans le concret des dimensions concernant l’homme, les sociétés et les territoires s’ils constituent vraiment des réalités d’expérience universelles,
- d’analyser les relations entres ces 5 invariants pour permettre de mieux comprendre l’expérience. L’enjeu de l’analyse de ces relations est de voir comment ces invariants fonctionnent ensemble, car la pratique montre qu’ils doivent êtres articulés pour permettre un changement positif, c’est-à-dire la création de richesses, la transformation de la société et des territoires sur eux-mêmes, l’arrêt du déclin … et non pas l’organisation sans le vouloir de nouvelles fragmentations sociales et territoriales , par manque de coordination.
- voir si ces 5 invariants permettent d’exprimer les conditions de la transformation du territoire et peuvent constituer une méthode pour améliorer les propositions.
Ces trois étapes renvoient aux trois parties de la thèse. La méthode n’a donc pas ses sources dans une théorie, dans des hypothèses abstraites : elle repose sur la pratique et l’analyse rétrospective des 10 années d’expérience collective (1998-2008), effectuées en assumant les différentes fonctions citées précédemment. C’est pour cela qu’elle part de cas pratiques, de réseaux existants, et de la description de l’avancée de la réflexion au sein du Groupe de Travail des Ingénieurs Généralistes de l’Association des Ingénieurs Territoriaux de France (AITF) et de la confrontation de ces résultats avec d‘autres réseaux d’expérience. Ce qui est en jeu, c’est de répondre à nos questions sur les possibilités d’un savoir généraliste, et la transmission des conclusions à d’autres professionnels ou collègues. Ce travail de thèse poursuit la démarche de rédaction de « fiches d’expériences » dans les rencontres et les congrès égrenés entre 1998 et 2004 (transmis en annexe 02b et O2c). « Tout étudiant devrait se former à la discipline intellectuelle de rédiger des « fiches d’expérience », pour transmettre son vécu et le mutualiser » déclarait Pierre Calame à l’issue d’une conférence de Prospective territoriale et sociale le Jeudi 17 décembre 2005 [2]. C’est cette discipline, ses fondements théoriques et ses applications pratiques qui est ici explorée. La démarche de présentation des travaux en trois parties peut être assimilée à la métaphore pédagogique du vol de l’avion, en 3 temps [3] :
Figure 1‑3 : Schéma du « Vol de l’avion » (Whitehead, PR5)
- 1er temps (I) : l’envol ; partir du sol, de la pratique, du réel, des problèmes concrets, de l’expérience, pour réunir des observations …
- 2ème temps (II) : le vol ; interpréter l’expérience concrète, et s’élever dans le ciel de la généralisation imaginative, de la rationalisation, de l’abstraction qui interprète l’expérience, qui permet de donner du sens, et de préparer des applications …
- 3ème temps (III) : l’atterrissage ; appliquer les généralisations sur un nouveau sol …
Cette image est une image applicable de façon globale à l’éducation, à la recherche. On la retrouvera dans la définition de l’expérience. Il y sera fait référence régulièrement.
1.C.1. Première partie : l’analyse des invariants de l’expérience :
La méthode qui découle de l’expérience du Groupe de Travail de l’AITF, des rencontres, congrès et confrontations à d’autres réseaux, comprends la succession des actions suivantes :
- définir l’expérience et mettre au point un schéma de questionnement qui articule ces invariants issus de la pratique,
- confronter ce schéma global de questionnement aux réseaux qui travaillent sur l’expérience des hommes, des sociétés et des territoires afin d’affiner à la fois le contenu de ces invariants et leurs relations entre eux.
- confronter ce schéma global de questionnement à mon expérience professionnelle, et d’essayer de tirer des conclusions sur sa pertinence,
- approfondir l’expression de l’expérience du Groupe de Travail des Ingénieurs Généralistes avec les matériaux issus de la pratique, afin d’en tirer des conclusions et des pistes pour la poursuite de la recherche dans les parties II et III.
Ces quatre points font respectivement l’objet des chapitres 2, 3, 4, 5.
Nous verrons au chapitre 5 comment, en chemin sur cette thèse (Avril 2002), la réflexion sur la pensée organique de Whitehead nous est apparue particulièrement intéressante et éclairante pour proposer des réponses à nos questions. En effet, confrontée à la pratique professionnelle, cette pensée réputée très difficile est paradoxalement apparue adéquate comme base, voire comme fondement de la pratique d’une créativité renouvelée dans le travail et dans la vie. Déjà reconnue pertinente en physique relativiste et en mécanique quantique, en biologie, en pédagogie, cette pensée ne l’est que peu dans les sciences humaines et en géographie (il existe toutefois le laboratoire d’application à l’espace public d’Isabelle Stengers à l’Université de Bruxelles et les deux ouvrages de Joseph Grange aux Etats-Unis). Cette pensée est apparue pertinente pour répondre aux questions du Groupe de Travail. Ce travail est l’objet du deuxième temps.
1.C.2. Deuxième partie : la généralisation imaginative ; vérification de la pertinence de la pensée organique utilisation comme fondement de la définition des objets géographiques ; esquisse d’une approche géographique des potentialités :
Les étranges similitudes de la convergence constatée sur le terrain avec les éléments clés de la philosophie organique de Whitehead amènent à approfondir l’approche organique. La pratique a permis de constater que derrière les démarches de développement local et de développement territorial existe une pensée organique qui s’ignore. Par pensée organique sans autre qualification, nous entendons, rappelons-le, la pensée développée par Whitehead à travers ses trois œuvres principales : La science et le monde moderne (SMM, 1925), Procès et réalité (PR, 1929) et Aventure d’idées (AI, 1933), et dont les grands fondateurs[4] sont Peirce, James, Bergson, continués de nos jours par Hartshorne (décédé en 2000), I. Stengers, D.R. Griffin, L. S. Ford, J. Grange, et en France par B. Saint-Sernin et des doctorants de plus en plus nombreux (P.J.Borey).
La méthode comprend les actions suivantes :
- 1/ Exprimer et critiquer les présupposés usuels qui voilent la compréhension de l’expérience. La nouvelle base d’interprétation de l’expérience est ce que tout un chacun présuppose en pratique même s’il le nie verbalement. L’ensemble de ces présupposés issus de « la pratique » constituent le noyau dur du sens commun.
- 2/ Faire un exposé clair et explicite de la pensée de Whitehead et de ses successeurs (il existe peu d’ouvrages en français), appuyés sur les exemples de la partie I.
- 3/ Essayer de définir les objets géographiques et d’interprétation de l’expérience géographique à partir de cette approche.
La réalité est simple, puisque les mots d’appréhension, de dynamique et de processus sont employés couramment (354 fois dans le seul DGES [5]) comme des termes évidents qui peuvent se passer d’explication. Ils sont employés pour se faire comprendre d’un seul mot qui laisse entendre que tout le monde sait de quoi on parle. L’analyse organique est l’analyse de cette évidence. Cette analyse oblige à dépasser « une certaine opacité » [6] de l’évidence. Il se révèle que la mise en lien des notions sous-tendues présente de nombreuses difficultés dues au mode de pensée moderne (dualiste, pensée en sujet/attribut, subjectiviste, …). La mise en évidence des liens (pour rendre compte de l’évidence de l’utilisation dans la pratique) oblige à approfondir les présupposés de l’interprétation de l’expérience.
Ayant suivi le cursus de mathématiques et de physique des études secondaires et supérieures, je tenais également à faire le lien interdisciplinaire entre les sciences physiques (surtout Relativité et Mécanique Quantique) et mathématiques (surtout la Logique), et les sciences humaines [7]. De ce point de vue, le choix de la pensée organique de Whitehead s’est imposé, Whitehead ayant lui-même suivi (à Cambridge !) un cursus mixte, et son schème des catégories du sentir, ainsi que ses critères de base que sont l’adéquation, l’applicabilité, la logique, la cohérence, la nécessité, offre une ouverture et une pénétration remarquables. Cette thèse est donc l’occasion d’une mise en cohérence rationnelle et ordonnée de toute une expérience de terrain.
Une exigence essentielle est que chacun puisse vérifier par lui-même à travers sa propre expérience les recherches présentées ici. C’est un appel à la vérification personnelle, si importante dans le monde des ingénieurs, mais aussi des urbanistes, des architectes et des géographes.
Reste alors à découvrir comment les réalités mises en valeur par la géographie prospective acquièrent dans l’approche organique une valeur ontologique. En un sens, la géographie prospective est une exemplification remarquable des catégories du sentir whiteheadiennes. Nous essaierons de montrer comment ces catégories permettent de faire le lien entre le côté affectif, émotionnel de l’expérience (Dardel, Paquot) et le côté réflexif (Lussault, Ascher, Latour). Elles pourraient devenir un fondement fécond aux Formations/Catégories-socio-spatiales développées à la suite d’Alain Reynaud. Cela relève du 3ème temps : la mise en application.
1.C.3. Troisième partie : les applications géographiques concrètes
Dans notre cas, l’application se fait au niveau du territoire, entre urbain et rural : c’est la région conviviale en équilibre avec ses acteurs (la société conviviale), dans la recherche de nouveaux outils (la boîte à outil de l’ingénierie territoriale). Notre tentative consiste à mettre en œuvre une pensée qui unifie la diversité des acteurs dans le respect de leur différence. C’est là le préalable à la réussite de toute politique initiée par la base (bottom up).
La partie II, plus « théorique » que la première a pour seul but de permettre des applications pratiques à la géographie (la transformation des territoires). Ces applications sont présentées en quatre temps :
- La présentation des notions cohérentes avec l’approche organique, voire approfondies par cette dernière (Ch. 13)
- L’application à la région « Entre Vosges et Ardennes » aux trois échelles indicatives de 32 000 km2, de 2 000 km2 et de 125 km2 (Ch. 13, 14).
- L’ouverture à d’autres régions d’Europe, voire du Monde (Ch. 15).
- L’essai d’implication possible pour les acteurs de la transformation des territoires (Ch. 16).
Le principal apport de la pensée organique est ici de donner à la potentialité un statut pleinement réel : la potentialité n’est pas une démarche « à part », « hors du réel ». Elle est une spéculation au sens de « mener l’enquête », à la manière de Sherlock Holmes, où d’un inspecteur de police qui « inspecte ». « Inspecter » est de la même racine étymologique que « spéculer », ce qui exprime bien son lien au réel.
1.C.4. Résumé de la démarche : le « fil rouge » de la thèse
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Notes :
[1] Il s’agit en fait de « 4+1 ». En effet, nous verrons que les valeurs (le « +1) ont un statut particulier : elles sont présentes dans les 4 autres invariants de l’expérience (P.Calame, P.Braconnier, A.N.Whitehead).
[2] Présentation par Jacques de Courson de son dernier ouvrage « L’appétit du futur : voyage au cœur de la prospective » Ed° CLMeyer, 2005, 121 pages.
[3] Cf.Alfred North Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, page 5a (48). La page 5a se réfère à l’édition américaine corrigée de 1978. La page indiquée entre parenthèses est celle de l’édition Gallimard de 1995. L’indice correspond au paragraphe, le premier paragraphe étant « a », le suivant « b », et ainsi de suite. L’abréviation de l’ouvrage est PR dans les notes suivantes. La liste des abréviations des principaux ouvrages est fournie en tête de la thèse.
[4] Le terme est choisi en fonction de l’ouvrage de David Ray Griffin, John B.Cobb, Marcus P.Ford, Pete A.Y. Gunter, Peter Ochs, Les fondateurs de la philosophie postmoderne constructiviste : Peirce, James, Bergson, Whitehead et Hartshorne, State University of New York Press, 1993, trad. H. Vaillant (inédite).
[5] Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003. De nombreux autres exemples sont fournis en partie II, aux chapitres 7.C. et 9.A. sur l’(ap)préhension et le procès (processus interne et externe).
[6] Voir la note 5 du résumé en tête de la thèse. Ce rappel par Michel Lussault du mot de Georges Pérec, noté par en introduction de L’homme spatial, 2007 correspond au concept développé par Nicolas Rescher sous le nom « d’opacité cognitive des choses réelles » . Ce concept est cité par Michel Weber en page X de sa préface des Essais sur les fondements de l’ontologie du procès de Nicholas Rescher (2006). Maurice Merleau-Ponty fait la même remarque dans Signes, Gallimard, 1969, p.53 : « Il y a donc une certaine opacité du langage : nulle part il ne cesse, pour laisser place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore, … ».
[7] En Mathématiques Spéciales M, la relativité n’a été abordée qu’en 1 heure seulement ! Mais heureusement la mécanique quantique l’a été plus longuement, quoique uniquement à partir des équations, et sans explication des conséquences (paradoxe EPR, expériences d’Aspect de 2002, …).