〈7-Méthode=Vécu〉 (…) Page précédente (…) 〈20-Réseaux〉 Page suivante
〈14〉 1.D. Le travail sur les notions : la méthode et les moyens
La géographie est de nos jours directement intéressée par les notions et concepts qui émanent de la philosophie, de la sociologie, de l’épistémologie. Cette démarche nouvelle est remarquablement illustrée par le Dictionnaire géographique de l’espace et des sociétés (DGES) coordonné par Michel Lussault et Jacques Lévy. Dans la mesure où la démarche de cette thèse a conduit à rechercher l’apport possible de la pensée organique à la géographie, chaque notion sera développée suivant une méthode précise mise au point progressivement au cours du travail d’écriture.
1.D.1. Définition des termes :
Cette méthode utilise les moyens de base suivants :
- 1. Le Petit Larousse 2003 [1], complété immédiatement par le Dictionnaire Historique de la langue française dirigé par Alain Rey [2] (DHLF)
Il convient de noter ici l’intérêt du Larousse pour à la fois approfondir les notions et les tisser entre elles pour garder une approche pédagogique claire vis à vis du lecteur [3]. Patrice Braconnier dans sa thèse de 2005 utilise de façon remarquable cet outil.
- 2. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande [4] (VTCP).
- 3. Le Glossaire des Notions de la pensée organique (64 pages), de D. W. Sherburne (CPR[5]) et l’Index des thèmes et des notions de Procès et Réalité (PR, traduction H.Vaillant), de 49 pages [6]. 〈15〉
- 4. La thèse d’Alix Parmentier de 1968 [7], reconnue par Charles Hartshorne comme la meilleure introduction à Whitehead en langue française, est également très utile pour préciser certaines notions. Son Lexique (pp.575-586) est une excellente présentation du vocabulaire technique de Whitehead.
- 5. Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés [8] (DGES), éventuellement complété par d’autres ouvrages comme celui de Pierre Calame, Thierry Paquot, Michel Lussault,
- 6. Le DGES peut être complété ponctuellement par référence à la Grammaire de géographie politique et de géopolitique de Stéphane Rosière [9], au travail de Philippe Destatte, Évaluation, prospective et développement régional (2001), celui de Pierre Calame, Repenser la gestion de nos sociétés, 10 principes pour la gouvernance du local au global (2003). Citons également les travaux de Guy Di Méo [10] dans Espace social (2005), de William Twitchett [11] dans sa thèse soutenue avec Paul Claval Le site urbain : potentialités , de Bernard Vachon [12] (DL, 1993), de Michel Lussault et de Alain Reynaud [13] (SEJ, 1984).
- 7. D’autres auteurs peuvent être cités à titre de « contradicteurs », c’est à dire des auteurs qui expriment des choses admises par beaucoup, intéressantes, mais qui ne recouvrent qu’en partie les notions avancées dans la présente thèse. François Ascher [14] est ainsi particulièrement fécond pour entrer dans un certain nombre de contrastes, et introduire des notions nouvelles.〈16〉
〈16〉 1.D.2. Les 5 critères de scientificité : logique, cohérence, adéquation, applicabilité et nécessité :
Les cinq critères ont été énoncés en PR 5. Ils ont été soigneusement étudiés par Michel Weber dans sa Dialectique de l’intuition chez A.N. Whitehead [15].
Les nombreux néologismes de A.N.Whitehead viennent de la nécessité d’exprimer sa recherche de façon cohérente, consistante (logique), adéquate, applicable et nécessaire. Ces cinq critères sont ceux que doivent respecter toute science, mais aussi toute philosophie.
Les deux critères de consistance logique et de cohérence concernent la rationalité classique. Ceux d’adéquation et d’applicabilité concernent l’expérience. Pour ne pas créer de séparation entre ces deux couples, Michel Weber nomme les premiers logico-empiriques et les seconds empirico-logiques [16]. La nécessité exprime que chaque événement présuppose tous les autres [17] (la nature n’est pas un simple agrégat d’entités isolables).
1.D.3. Les 4 critères de validité d’une nouveauté scientifique de Fowler :
Il est d’usage de ne considérer que le principe de prédictibilité (exemplifié par le principe de falsification de Karl Popper [18]). Or, à résultat égal, plusieurs schèmes explicatifs peuvent être en concurrence : la qualité du schème explicatif est importante. Dean R.Fowler distingue ainsi deux types de contenus d’une théorie scientifique, de la manière suivante :
- « Le contenu prédictif d’une théorie scientifique domine l’entreprise de la science dans la plupart des périodes et la plupart des aspects de la vie scientifique, guidant l’activité normale 〈17〉 des scientifiques dans leur utilisation des théories et des équations du système de la science, pour la recherche ou l’application pratique.
- Le contenu explicatif d’une théorie scientifique représente le fondement philosophique sur lequel est construit le contenu prédictif. Il décrit la vision du monde, et plus spécialement du monde de la nature, que la théorie scientifique propose. Bien qu’il soit toujours présent, le contenu explicatif est virtuellement inaperçu en dehors des périodes de crise et de conflit.
« C’est le contenu explicatif d’une théorie qui révolutionne une époque, car il fonctionne pour amener la science à établir de nouveaux principes et de nouvelles méthodes. Le contenu explicatif, qui représente la base philosophique de la théorie, ouvre notre vision à un monde nouveau » [19].
Travailler sur le contenu explicatif est comme le travail en sous-œuvre dans un bâtiment : rien ne se voit en surface, et pourtant toute la solidité de l’édifice dépend de la qualité des nouvelles fondations, et de leur adéquation aux charges portantes prévues.
1.D.4. Les 6 critères de Donald A. Crosby (1971) :
Le lecteur de Whitehead est confronté à son langage qui oscille du sens commun à l’expression technique la plus pointue : l’attention de Whitehead est toujours portée par l’intuition [20] que le langage ne peut décrire qu’imparfaitement. Isabelle Stengers y voit un intérêt pédagogique pour apprendre à penser, au point d’intituler un ouvrage à l’attention de ses élèves Penser avec Whitehead : de la libre et sauvage création de concepts (2002). Donald A.Crosby a essayé, dès le lancement par Lewis S. Ford de la revue Process Studies en 1974, dans son premier numéro, de dégager les critères de création de mots ou de sens des mots dans l’approche organique. Il en propose 6 :
- a- Les termes choisis doivent avoir des associations avec le langage utilisé par les philosophes dans le passé. 〈18〉
- b- Il est souhaitable que les significations données aux termes à des fins philosophiques aient une certaine justification dans les étymologies des termes.
- c- Les termes doivent avoir par eux-mêmes le caractère suggestif des faits familiers ou des exemplifications concrètes dans l’expérience.
- d- Les termes doivent être suffisamment généraux ou inclusifs dans leur signification ordinaire pour admettre les extensions de sens exigées par leur emploi dans le schème.
- e- Les termes doivent être dépourvus, autant que possible, d’associations ou d’implications trompeuses.
- f- Quand un terme est inadéquat pris en lui-même, mais qu’il est encore souhaitable de l’utiliser, il doit être complété par des termes approximativement équivalents pouvant compenser sa déficience.
Ces critères sont un constat, et ne sont pas à confondre avec les 5 critères scientifiques de cohérence, logique, adéquation, applicabilité et nécessité. L’expression du résultat de la recherche suivant les 5 critères scientifiques (par exemple l’ouvrage Procès et réalité) suit des règles intuitives d’expression et de créativité dans le langage, déchiffrées par Donald A. Crosby 45 ans après la publication de PR.
Donald A. Crosby donne notamment les exemples des mots préhension, entité-actuelle, satisfaction, concrescence, superjet, appétition, ou préhension conceptuelle. Leur intérêt est de faire le lien entre l’expérience ordinaire et un schème qui lie l’ensemble des notions de cette expérience ordinaire. Les travaux des urbanistes, des architectes, des géographes et des ingénieurs abondent en notions / concepts qui font cette même démarche, chacun à sa façon, chacun inventant ses propres termes. Le double intérêt du choix des mots de Whitehead dans le cadre de sa pensée organique est de permettre de tracer des liens : la pensée organique offre un mode de pensée apte à saisir la pensée de chaque auteur dans son expression propre, tout en permettant une comparaison scientifique/philosophique avec les autres auteurs grâce au croisement des notions autour d’un schème commun. Leurs travaux deviennent alors une exemplification du schème, voire un approfondissement de ce qui n’y est qu’esquissé et généralisé. C’est le cas de tous les travaux cités dans la méthode d’écriture, et plus généralement ceux retenus dans la bibliographie. La présente thèse est loin d’épuiser tous les liens possibles. Seuls seront tracés les liens entre le schème, la dynamique de 〈19〉 développement des territoires et l’application à la région « Vosges-Ardennes » (Grand-Est français et régions transfrontalières).
Curieusement, les plus grands créateurs de mots sont les scientifiques : pour décrire tel ou tel phénomène, ils n’hésitent pas à proposer le mot qui convient à leur recherche. Peut-on alors reprocher au mathématicien et physicien Whitehead d’avoir fait cette démarche en métaphysique et en « pédagogie de pensée » ? La pratique semble montrer qu’il s’agit d’une école de pensée scientifique dont le matériau est la vie quotidienne et ordinaire de chacun. Sans jamais figer le sens, l’approche organique propose un schème global qui vérifie les critères scientifiques de logique, cohérence, adéquation, applicabilité et nécessité rappelées ci-dessus. Ce schème détaille dans Procès et Réalité les catégories du sentir (le feeling), et non plus seulement des catégories de pensée (Kant, Aristote).
1.D.5. Autres démarches de recherche utilisées
La recherche présentée est située dans un contexte professionnel précis (l’ingénieur territorial), même s’il concerne également directement l’urbaniste, l’architecte, le géographe. Cette situation a conduit à aller le plus loin possible dans l’exploration et la transmission de la science généraliste que constitue la pensée organique [21].
Le travail a été réalisé en veillant sur quatre points : la rigueur de la démarche, la qualité des liens, la pédagogie, les « fiches d’expérience » [22].
A partir d’une lecture de Paul Ricoeur, un outil de déchiffrage de la dynamique des mots et des récits a été utilisé, mais une explication détaillée alourdirait inutilement l’exposé de la thèse [23]. Il a 〈20〉 aussi été tenté de mettre au point un système d’indice des mots pour distinguer leur emploi dans des sens différents, mais cette technicité nuit à l’exposé pédagogique de la pensée organique [24].
La méthode de construction progressive est expliquée dans un texte complémentaire [25] placé en annexe. Un texte d’une vingtaine de pages, placé en annexe [26], présente la démarche de la thèse sous forme de rencontre entre l’ingénieur territorial et les autres acteurs concernés par sa quête : l’agent de développement local, l’urbaniste, le géographe, le scientifique-philosophe. Ce récit exprime la transdisciplinarité de la thèse.
(…) 〈20-Réseaux〉 Page suivante
_____________________________________________________________
Notes :
[1] Larousse (Le petit), Édité par Larousse, 2002.
[2] Alain Rey (sous la direction de), Dictionnaire Historique de la langue Française, Édition Le Robert (petit format) , Octobre 2004, 3 tomes, 4 304p.
[3] Deux exemples sont à noter dans la présente thèse : la définition des termes du schéma de questionnement P.68-69 et la différence entre mondialisme et mondialisation p.359-360.
[4] André Lalande, Vocabulaire Technique et Historique de la Philosophie , Quadrige, PUF, 133-134, (1996), 2002, 1323 p.
[5] Voir en bibliographie la liste des sigles utilisés. Il s’agit ici de Clés pour Procès et Réalité de Whitehead, Donald W. Sherburne, The Macmillan Company, New York, 1966, traduction H.Vaillant, 1993, 358 pages. Le Glossaire en question, de 64 pages, est en fin de volume. Il est entièrement basé sur Procès et Réalité.
[6] On peut ici regretter que ce dernier index, remarquablement complet au point de constituer presque une base de glossaire, n’ait pas été repris et traduit dans l’édition française de Procès et Réalité due à D. Janicaud, alors qu’il fait partie de l’édition corrigée de 1978 de D.R. Griffin et D.W. Sherburne [6]. Ceci dit, l’index du PR de Janicaud, de 14 p. (pp. 549-563) recoupe d’autres entrées (par exemple dessein physique) et reste fort utile pour un approfondissement.
[7] Alix Parmentier, La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Beauchesne, Paris 1968.
[8] Dictionnaire Géographique de l’espace et des sociétés, coordonné par Michel Lussault et Jacques Lévy, Éditions Belin, 2003, 1034 p.
[9] Stéphane Rosière, Géographie politique et géopolitique : une grammaire de l’espace politique, Éd. Ellipses, Coll. Universités Géographie, 2003, 320 p
[10] notamment Guy Di Méo, Pascal Buléon, L’espace social : lecture géographique des sociétés, Armand Colin, Juin 2005, 303 p. et DI MEO Guy, Les territoires du quotidien, L’Harmattan, 1996
[11] William Twitchett, Le site urbain : potentialités : réflexions sur le développement responsable et équilibré des établissements humains à partir de six exemples français, égyptiens et australiens, Éditions du Septentrion, Thèse, Directeur de recherche : Paul CLAVAL, mai 1997, 420 p.
[12] Les sigles utilisés sont décrits au début de la bibliographie.
[13] Alain Reynaud, Société, espace et justice : inégalités régionales et justice socio-spatiale, PUF, 1981, 263 p.
[14] Voir notamment François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme. La fin des villes n’est pas à l’ordre du jour, 2001. Voir aussi l’ensemble des contrastes établis dans le tableau de la page 355, figure 12-2.
[15] Michel Weber, La dialectique de l’intuition chez A.N. Whitehead. Introduction à la lecture de Procès et réalité, Ontos Verlag, 2003, p.80 à 111
[16] Weber, DIW, 84c.
[17] Weber, DIW 84b, qui renvoie à Whitehead, Concept de Nature, (CN) 141.
[18] POPPER Karl, Le réalisme et la science, post-scriptum à la logique de la découverte scientifique, I, Hermann, éditeur des sciences et des arts, Paris, 1990, 427 p.. La falsifiabilité et le principe de falsification figurent aux pages 1à5, 8, 12, 14, 5, 17, 45, 62, 75, 82, 94, 150, 154, 177, 180, 187, 192, 195, 199
[19] Dean R. Fowler, Process Studies 5 : 3, 1975, article intitulé “La théorie de la Relativité de Whitehead”. Page 1. Le texte complet est placé en annexe 08. À l’adresse suivante : “Annexe08_WHITEHEAD-Textes-de-base-pedagogie\PS05-FOWLER La Théorie de la Relativité.doc.pdf”.
[20] Hélal, 1979, p.13-17
[21] Un texte complémentaire détaille cette motvation. Il est situé en annexe00 à l’adresse suivante : Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\01-PartieI_chap1-Motivations-PartieII.doc
[22] Un texte complémentaire détaille ces 4 points de vigilance : Il est situé en annexe00 à l’adresse suivante : Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\01-PartieI_Chap1-4points-Vigilance.doc
[23] Un texte complémentaire détaille cet outil: Il est situé en annexe00 à l’adresse suivante : Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\01-PartieI_Dynamique-des-Mots.doc
[24] Un texte complémentaire détaille le système d’indice des mots. Il est situé en annexe 00 à l’adresse suivante : Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\01-PartieI_Systeme-Indice-Mots.doc
[25] Un texte complémentaire détaille la méthode d’écriture. Il est situé en annexe 00 à l’adresse suivante : Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\01-PartieI_Methode d-ecriture.doc
[26] Un texte complémentaire présente la thèse sous forme de rencontres. Il est situé en annexe 00 à l’adresse suivante :Annexes\Annexe00_Textes-Complementaires\01-PartieI_Participation-Ingenieur-Transformation-Territoire.doc